Observations sur le projet de loi renforçant la lutte contre la criminalité organisée et le terrorisme (devant la Commission des lois de l’Assemblée)
A l’occasion de l’audition du Syndicat de la magistrature par la Commission des lois de l’Assemblée nationale
Le Parlement est une nouvelle fois saisi d’un projet dont le cœur vise à alourdir l’arsenal pénal et administratif anti-terroriste, en introduisant des dispositifs toujours plus dérogatoires au sein du code de procédure pénale comme du code de la sécurité intérieure. Le texte présenté avait pourtant pour vocation initiale d’accroître les garanties dans le cadre de la procédure pénale, notamment autour de l’accès au dossier. La mutation de ce texte est tirée de deux impulsions politiques intervenues l’une après les manifestations policières du mois d’octobre 2015, l’autre après les attentats du 13 novembre 2015.
Les mesures introduites à la suite immédiate de ces deux événements dramatiques confirment la position d’un ministère de la justice trop souvent éclipsé par les revendications et intérêts du ministère de l’intérieur. Ainsi, la seule volonté de satisfaire certains syndicats de policiers vient mettre en péril une jurisprudence fine et équilibrée en matière de légitime défense. Pire, l’institution judiciaire continue d’être marginalisée au profit d’autorités administratives, préfets et ministre de l’intérieur, qui se voient dotés de pouvoirs exorbitants, de contrôle, de fouille et même d’assignation à résidence. Ce projet de loi entérine ainsi un dispositif expérimenté dans le cadre de l’état d’urgence, dans la droite ligne de l’interdiction administrative de sortie du territoire. Il consacre ainsi à la fois la marginalisation du juge et l’accroissement des atteintes aux libertés sur des critères vastes et flous de l’ordre public.
Le domaine judiciaire n’est pas en reste : l’arsenal répressif anti-terroriste se voit armé de nouvelles techniques extrêmement intrusives. Le juge d’instruction, magistrat naturel des affaires les plus lourdes, continue à être concurrencé par des enquêtes préliminaires et de flagrance rongées par les dérogations. Le centre de gravité de la procédure pénale poursuit son déplacement inexorable vers la phase parquetière, alors même que le statut et l’autonomie de ce magistrat n’a toujours pas fait l’objet d’une réforme substantielle et que le contradictoire - quoiqu’amélioré - continue d’être résiduel.
Alors même que les précédents textes relatifs à la lutte contre le terrorisme n’ont fait l’objet d’aucune évaluation sérieuse, le Syndicat de la magistrature conteste cette nouvelle fuite en avant procédurale au nom de la lutte contre le terrorisme. Il s’interroge sur l’équilibre d’un texte dans lequel l’autorité administrative dispose de toujours plus de prérogatives y compris relevant de la privation de liberté tandis que l’institution judiciaire, comme pour donner le change, se voit – légitimement – tenue de mettre en œuvre davantage de garanties. Il regrette que l’illusion, reposant sur l’idée que lutter efficacement contre le terrorisme passe nécessairement par une modification de la procédure pénale dans le sens d’un recul toujours plus grand des libertés individuelles évacue largement les évolutions indispensables de la procédure pénale, vers plus de garanties et plus de contradictoire : les rares évolutions consacrées par ce texte n’y suffisent pas.
Les conditions d’examen de ce texte doivent enfin en être dénoncées : n’ayant fait l’objet d’aucune concertation utile – pour être intervenue après la saisine pour avis du Conseil d’Etat – au sein du ministère de la Justice sur les dispositions les plus lourdes, ce texte se voit appliquer la procédure parlementaire accélérée. Il est le quatrième dédié à l’alourdissement de l’arsenal anti-terroriste depuis 2012 et son étude sera une nouvelle fois expédiée, ainsi qu’en témoignent les conditions déplorables dans lesquelles sont entendus les représentants de l’institution judiciaire.
La procédure est d’autant plus viciée qu’elle s’inscrit dans l’enchevêtrement de quatre textes, de réforme de la constitution, de prorogation de l’état d’urgence, de modification de ce régime et de modification de la procédure pénale. Cette superposition produit une érosion continue et multiforme des garanties démocratiques et crée les conditions d’un jeu parlementaire malsain : introduire là (dans le régime de l’état d’urgence) ce qui n’aura pu être obtenu ici (dans les procédures pénales et administratives du temps ordinaire) en scellant la fuite en avant sécuritaire.
Syndicat de la magistrature
* Documents, publié le 12 février 2016, mis à jour le 12 février 2016 :
http://www.syndicat-magistrature.org/Observations-sur-le-projet-de-loi-2438.html
Constitutionnalisation de l’état d’urgence : résister, encore !
Communiqué de presse du Syndicat de la magistrature en réaction à l’adoption, par l’Assemblée nationale, du projet de loi constitutionnelle de protection de la nation.
Le premier pas vers la constitutionnalisation de l’état d’urgence est franchi : l’Assemblée nationale vient d’adopter en première lecture le projet de loi constitutionnelle dit de « protection de la nation ». L’exception fait son chemin vers le congrès.
Non, les libertés publiques ne s’en porteront pas mieux ! La constitutionnalisation éloigne la perspective de l’indispensable rupture avec ce dispositif d’exception aussi inutile à la lutte contre le terrorisme que dangereux pour les libertés. Les débats parlementaires verrouillés ont montré la détermination du gouvernement à masquer les dérives de l’état d’urgence, qu’il s’agisse de sa mise œuvre stigmatisante et violente ou de son utilisation contre la contestation politique pendant la COP 21.
Maniant une analyse tronquée des chiffres, le gouvernement persiste contre l’évidence à prétendre l’état d’urgence indispensable à la lutte contre le terrorisme.
Comment y croire quand presque aucune des 407 personnes assignées à résidence n’est traduite devant la justice pénale pour des actes terroristes ? Comment y croire face au bilan indigent des 3289 perquisitions administratives ? Il a fallu recourir à une vieille manœuvre de la criminologie sécuritaire pour occulter le fait que seules 5 enquêtes terroristes ont été ouvertes : prétendre que la saisie d’armes et de stupéfiants participe par nature de la lutte contre le terrorisme. Sous l’effet d’une politique du chiffre imposée à marche forcée par les préfectures, les services ont saisi l’aubaine de l’état d’urgence pour perquisitionner à tout va des cibles de la délinquance classique, plus rentables. Et voilà que le gouvernement sort de son chapeau un projet d’attentat déjoué grâce aux perquisitions administratives. Dont on apprendra par la presse qu’il s’agit de la diffusion de vidéos par une personne, dont la perquisition pouvait être menée dans le cadre d’une enquête judiciaire déjà ouverte contre ses contacts. L’état d’urgence, vraiment !
Le gouvernement souffre d’une telle amnésie qu’il en oublie l’arsenal judiciaire anti-terroriste exorbitant déjà construit loi après loi, qui permettait les perquisitions de nuit pour enquêter, et face à des personnes réellement suspectes autorisait des mises en examen, placements sous contrôle judiciaire et même en détention provisoire, par un juge indépendant, dès que sont réunis les indices de la préparation d’un acte terroriste. Et les dramatiques événements qui servaient jusque là l’extension de ce droit pénal dérogatoire fondent aujourd’hui de nouvelles privations de liberté. A cette différence près qu’elles sont maintenant déconnectées de toute caractérisation d’actes ou de projet terroriste pour se pour se contenter de vagues comportements, de potentialités suspectes faites de notes blanches et de suppositions.
Suprême ironie du double discours, le gouvernement se fait le héraut des libertés individuelles, au moment même où il clame haut et fort le but de la constitutionnalisation de l’état d’urgence : en aggraver le régime plutôt qu’en encadrer le recours.
Les députés ont voulu feindre de croire que constitutionnaliser l’exception préserve l’Etat de droit. Ce faisant, ils déstabilisent dangereusement nos institutions démocratiques. Aux sénateurs désormais d’en préserver les équilibres, en barrant la route du Congrès.
Syndicat de la magistrature
Communiqués de presse, publié le 10 février 2016, mis à jour le 10 février 2016 :
http://www.syndicat-magistrature.org/Constitutionnalisation-de-l-etat-d.html
L’urgence d’en sortir !
Analyse collective approfondie du régime juridique de l’état d’urgence et des enjeux de sa constitutionnalisation dans le projet de loi dit « de protection de la nation ».
Ce document est le fruit d’un travail collectif de juristes conscients de leur rôle et de leur responsabilité dans une société démocratique. Ses auteur(e)s y ont pris part soit à titre personnel, soit comme représentant(e)s d’une association ou d’une organisation syndicale. Ils ont tous en commun la volonté de faire vivre l’exigence posée par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt Klass c/ Allemagne du 6 septembre 1978, qui énonce que « les États […] ne disposent pas […] d’une latitude illimitée pour assujettir à des mesures de surveillance secrète les personnes soumises à leur juridiction. Consciente du danger, inhérent à pareille loi, de saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la défendre, elle affirme qu’ils ne sauraient prendre, au nom de la lutte contre l’espionnage et le terrorisme, n’importe quelle mesure jugée par eux appropriée ».
Profondément inquièt(e)s des conditions dans lesquelles la constitutionnalisation de l’état d’urgence est présentée et discutée, et des risques d’une intégration des mesures d’exception dans le droit commun, ils et elles ont tou(te)s été animé(e)s par la volonté de mettre à la disposition du public une analyse approfondie du régime de l’état d’urgence et des implications de son inscription dans le texte de la Constitution. Ils et elles souhaitent contribuer ainsi à nourrir le débat qu’exige un texte aussi lourd de conséquences pour les droits et libertés les plus fondamentales.
Si des nuances peuvent exister dans l’appréciation portée par chacun(e) des auteur(e)s sur le principe même d’une constitutionnalisation de l’état d’urgence, leurs contributions ont pour objectif commun, en développant une analyse critique du texte qui va être soumis à la représentation nationale, d’en décrypter les enjeux et la portée.
Le danger pour la démocratie est en effet double. Le risque d’une répression aveugle et disproportionnée que porte l’état d’urgence ne menace pas simplement l’exercice quotidien par le citoyen de ses libertés. En contribuant, par un surcroît d’arbitraire, à la dispersion des forces répressives, il est tout autant susceptible de menacer notre droit à la sûreté en diminuant sensiblement la capacité des autorités à faire face au phénomène criminel que l’on prétend combattre.
Afin de répondre à ces interrogations essentielles, l’analyse se subdivise en trois parties :
• Une présentation des principes internationaux qui gouvernent la proclamation d’un état d’exception temporaire ;
• Une analyse critique du régime d’exception issu de la loi du 3 avril 1955, par comparaison avec les dispositions de droit commun et la législation pénale anti-terroriste ;
• Une analyse critique de l’article 1er du projet de loi tel qu’éclairé par l’exposé des motifs du gouvernement.
(Rapport intégral en pièce jointe sur le site du SM)
Syndicat de la magistrature
* Communiqués de presse, publié le 27 janvier 2016, mis à jour le 27 janvier 2016 :
http://www.syndicat-magistrature.org/L-urgence-d-en-sortir.html