Un basculement décisif est en train de se produire subrepticement dans la politique conduite par nos gouvernants. Cette bifurcation se produit au point de jonction de la politique intérieure et extérieure. Elle présente également la caractéristique de ne porter la marque d’aucun parti de gouvernement en particulier – elle est l’œuvre des socialistes et de leurs alliés pour la simple raison que ce sont ceux-ci qui sont actuellement aux affaires, comme elle pourrait l’être aussi bien de leurs concurrents ; on a pu en relever les prémisses sous Sarkozy déjà, et ce mouvement se poursuivra au delà des péripéties de l’élection présidentielle à venir, quelle qu’en soit l’issue.
Ce tournant consiste en ceci : pour ceux qui nous gouvernent (notion à entendre dans son sens extensif, incluant les médias, entre autres), l’Etat d’Israël cesse d’être en premier lieu cette dite « démocratie » passablement interlope mais à laquelle il n’est pas pour autant question de ménager son soutien – fût-ce, en plus d’une occasion, en se pinçant le nez. Israël, de partenaire stratégique nécessaire, tend à devenir, dans le contexte de la guerre à outrance livrée à l’islamisme, un modèle stratégique en tant qu’Etat de sécurité avancé. Cette inflexion, dont on imagine aisément toutes les promesses qu’elle recèle pour nous en général et, en particulier pour les populations d’origine coloniale dans notre pays, est devenue tout à fait explicite après l’attentat du 14 juillet à Nice : dès le surlendemain, on pouvait entendre un haut gradé militaire israélien expliquer sur les ondes de France Inter, à une heure de forte écoute, comment cet attentat aurait pu être évité si l’on avait su s’inspirer des techniques sécuritaires rodées de longue date dans la lutte contre le terrorisme… palestinien ; et de proposer d’un ton protecteur l’assistance de l’Etat hébreu à la France, le terrorisme islamiste étant un et indivisible, et les Palestiniens en lutte contre l’occupation de leurs territoires de la même eau que Daech [1]… Quelques jours plus tard, c’est un autre « expert », politique, celui-ci qui, dans les colonnes de Le Monde, mettait en perspective historique, pour en fin de compte les justifier par la nécessaire construction d’un Etat de sécurité, les massives atteintes aux droits de l’homme perpétrés par l’Etat sioniste au détriment des Palestiniens : « Alors qu’Israël est en général jugé et condamné pour la domination qu’il exerce sur les Palestiniens des territoires occupés, voilà que, du fait de la vague terroriste qui submerge le monde, on se penche aujourd’hui sur la lutte anti-terroriste menée par Israël et sur la vigilance publique qui contribue, elle aussi, à relever le défi » [2].
Ces petits coups de pouce médiatiques destinés à vanter le savoir-faire israélien en matière de lutte contre le terrorisme arabo-musulman ne sont que la musique d’accompagnement de choix politiques au long cours opérés par les gouvernants de ce pays. Désormais, quand Manuel Valls proclame à l’occasion du dîner du CRIF (depuis longtemps réduit au statut d’officine propagandiste de l’Etat d’Israël en France) que l’antisionisme est une variété d’antisémitisme, il ne s’agit plus d’une simple et traditionnelle action de lobbying idéologique en faveur de cet Etat dont la doctrine fondamentale est que la force créé la loi [3]. Il s’agit bien désormais de frayer la voie à la notion d’une exemplarité pour nous, en France (et dans tous les pays menacés par le terrorisme islamiste) des doctrines et dispositifs sécuritaires et répressifs expérimentés par les autorités politiques et militaires israéliennes au détriment des Palestiniens – depuis les origines de l’Etat sioniste et en particulier depuis la première Intifada. [4] Il s’agit bien désormais de donner à entendre à l’opinion publique française (et internationale) que « nous » avons un problème avec l’activisme arabo-musulman comme Israël en a un. Et qu’en conséquence, dans l’esprit comme en pratique, les méthodes israéliennes sont bien fondées, désormais, à nous inspirer.
Le premier article de foi de cette doctrine nouvelle est l’énoncé qui, depuis les attentats de 2015, s’est transmis de bouche en bouche parmi nos dirigeants et leurs supplétifs médiatiques et intellectuels : nous sommes en guerre. Cet énoncé est à la base de ce qui, depuis la fondation de l’Etat d’Israël, est destiné à justifier la coexistence d’une sorte d’Etat de droit (dont bénéficie la population d’origine juive) et de dispositifs d’exception et de ségrégation s’appliquant aux Palestiniens. Ces dispositifs ont évolué au fil du temps et la conquête de nouveaux territoires, au fil des guerres gagnées contre les Etats arabes ; l’existence des territoires occupés et le développement sans relâche de la colonisation juive de ces territoires les a établis désormais au cœur de l’Etat de sécurité israélien.
Ce nous sommes en guerre acclimaté aux conditions françaises (une guerre qui n’est pas près de finir et qui peut-être ne finira jamais) est fondé sur l’idée que « nous » (communauté nationale, communauté de destin fondée sur le partage de la culture, des traditions et de l’amour du pays, mais surtout, en l’occurrence, communauté fusionnée avec l’Etat) avons désormais à prendre en considération ceci : en raison de conditions malheureuses et imprévisibles, il nous faut compter avec l’existence dans notre corps même, dans notre espace vital, de l’existence d’un virus mortel – l’islamisme.
Ce virus a le visage inhumain d’un hyper–ennemi avec lequel nous sommes désormais engagés dans une lutte à mort. Cet ennemi est d’un type nouveau, il ne ressemble à aucun des ennemis, même les plus acharnés, que nous avons connus dans le passé. Il est non seulement ennemi de l’Etat, mais tout autant de la population, il a indifféremment le visage de l’ennemi intérieur ou extérieur, du proche (le gars de chez nous) ou du lointain (l’importateur étranger de l’idéologie barbare des Daéchiens). Il peut se faire indétectable, certains de ses représentants les plus redoutables étant des convertis, des « radicalisés » de l’avant-veille, des gamins sans traits distinctifs dont les voisins témoignent, à la télé, qu’on leur aurait donné le Bon Dieu sans confession…
C’est dans cette brèche que va s’engouffrer l’inspiration israélienne qui, depuis les attentats de 2015, a saisi nos dirigeants : trouver les dispositifs sécuritaires aptes à faire face à cette réalité pérenne qui trouve son expression dans la formule volée au discours révolutionnaire du temps de la première guerre mondiale l’ennemi est dans notre propre pays, voilà qui conduit tout naturellement à se rapprocher de l’« expérience » d’une puissance qui, tout en faisant en sorte de cultiver son aura « démocratique » auprès du monde extérieur, a su assumer sans état d’âme son destin d’Etat de sécurité expert à organiser la coexistence des institutions démocratiques et de dispositifs d’exception destinés à surveiller, punir et ségréguer cette fraction de la population considérée comme non seulement un vivier de terroristes mais, fondamentalement, étrangère et hostile au destin d’un l’Etat-nation fondé sur une ethnicité affirmée avec d’autant plus d’intransigeance qu’elle est nébuleuse – un « Etat juif ».
Ce qui prévaut dans l’approche de l’hyper-ennemi, c’est son caractère essentialiste : il nous hait et veut notre mort non pas pour ce que nous (lui) faisons mais pour ce que nous sommes – ceci parce qu’il est ce qu’il est – un barbare, un étranger au genre humain. Cette approche de l’ennemi est ce que les promoteurs sionistes du récit de stigmatisation des Palestiniens comme terroristes intrinsèques et les activistes de l’anti-islamisme en France ont en commun : pour les premiers, les Palestiniens haïssent les Juifs et Israël non pas à cause de la colonisation et de l’apartheid qu’ils subissent, mais en premier et dernier lieu parce qu’ils sont des antisémites incorrigibles ; pour les seconds, les islamistes et les auteurs des attentats veulent notre mort non pas parce que la France développe une politique néo-coloniale au Proche-Orient et en Afrique, mais parce que nous sommes le pays des droits de l’homme et de la douceur de vivre [5]. Cette approche compacte de l’ennemi présente l’immense avantage de nous dispenser d’écouter ce que dit celui-ci et d’avoir à prendre en considération ce que « ses raisons » pourraient être – tout ceci n’est que faux-semblant et rideau de fumée. Une seule solution, donc, la force et, pour une part, l’éradication.
Ce qui, entre autres éléments plus pratiques, va nourrir la force d’attraction du topos israélien et tendre pour nos dirigeants à l’ériger en modèle, c’est donc l’heureuse (façon de parler) coexistence entre le bon renom de « la démocratie » et l’infini des possibilités de l’état d’exception incluant des pratiques d’apartheid caractérisées. Ce qui, pour nos dirigeants désireux de tirer le meilleur parti possible de la « menace islamique », apparaît particulièrement fascinant dans le « modèle » israélien, c’est la forme d’un état d’urgence modulable, en situation de perfectionnement constant, sélectif et discriminant, et dont la caractéristique est de pouvoir s’appliquer sur la fraction de la population étiquetée comme dangereuse, à risque(s) en relation avec le syndrome terroriste, sans que pour autant soit massivement affectée l’existence des autres – ceux qui, rassemblés sous le panache tricolore identitaire, reprennent la Marseillaise en choeur au début des matches de foot, respectent les minutes de silence au doigt et à l’oeil et communient avec les victimes quand l’heure est au deuil national [6].
Or, Israël est l’Etat qui est passé maître dans l’art de faire coexister ce double réseau de vie « normale », encadrée par la loi (et protégée par le bouclier militaro-policier) de vie démocratique cool pour les uns (la Tel-Aviv hédoniste) ou rigoriste pour les autres (la Jérusalem religieuse) et de vie rétrécie/enfermée/réprimée/discriminée/humiliée pour les autres, bref d’assurer la pérennité d’une démocratie d’apartheid, bel oxymore qui, apparemment, ne choque pas vraiment les marchands de sable de « la démocratie », en Occident, soutiens indéfectibles de ce centaure. C’est l’apparente exemplarité de ce double réseau qui intéresse vivement nos dirigeants qui se demandent comment mettre en place durablement des formes de gouvernement « raccourcies », à l’urgence, qui ne fassent pas ouvertement basculer le « démocratique » dans l’autoritaire pour autant, qui concilient le règlement formel de l’institution démocratique avec l’efficacité des dispositions administratives et policières ; qui permettent de gouverner sans faiblesse et de réprimer au besoin sans s’embarrasser de formes ceux qui incarnent le risque lié au terrorisme – sans pour autant que les autres (ceux qu’il convient de rassembler face à la « menace islamiste ») se sentent affectés par une transformation qualitative s’étant produite dans la relation entre gouvernants et gouvernés.
L’état d’urgence, en ce sens, est taillé sur mesure et en dépit des possibilités infinies qu’il ouvre en termes de répression et de restriction des libertés par voie administrative et policière [7], il ne vise pas, par un coup de force massivement suspensif des libertés de tous et chacun, à faire passer la société toute entière sous les Fourches Caudines d’un pouvoir autoritaire ; il cherche surtout à donner un tour irrévocable à la fracture entre, disons, le parti de la manifestation unanimiste des lendemains des attentats de janvier 2015 et les autres, ennemis potentiels de l’Etat et vivier éventuel du terrorisme (les musulmans considérés comme non « modérés », id est partisans déclarés de l’assimilation et apôtres de la laïcité républicaine, bref les musulmans Canada Dry…).
A la différence de l’état de siège, dispositif lourd qui suppose une suspension du fonctionnement de l’institution politique et un transfert de tous les pouvoirs à l’armée [8], l’état d’urgence tel qu’il a été mis en place après les attentats de novembre 2015 se destine à assurer la continuité des formes gouvernementales et la stabilité des relations entre gouvernants et gouvernés pour la grande majorité de la population – tout en installant une constellation de dispositifs permettant de combattre l’hydre du terrorisme par les moyens expéditifs requis.
A ce propos, une approche des effets de l’état d’urgence classiquement soucieuse de la défense des libertés et de la sauvegarde de l’Etat de droit passe largement à côté du problème. Quand Agamben, dans cette même optique écrit que « Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques » [9], il élude aussi une dimension du problème. En effet, la visée de ce dispositif et son effet effectif sur le terrain ne sont pas tant de produire une dégradation homogène des droits de chacun et des libertés du citoyen, sujet éminemment abstrait et fictif en l’occurrence, mais bien d’accentuer la fracture et le contraste entre deux « parts » ou deux régimes de la population. C’est que, quand bien même elles seraient censées, sur le papier, s’appliquer à tous et toutes, les mesures forgées dans le creuset de l’urgence s’abattent sur certaines catégories tout à fait déterminées : les perquisitions en forme de raids de vandalisation, les assignations à résidence, les contrôles au faciès renforcés, le serpent de mer de la déchéance de nationalité, le regroupement familial compliqué voire rendu impossible, les naturalisations ralenties, les mosquées fermées, les contrôles vestimentaires renforcés, les bavures policières exonérées, etc.
Ce n’est donc pas du tout la population qui, de façon homogène et dans son ensemble, serait appelée à souffrir du tour d’écrou autoritaire effectué sous le couvert de l’état d’urgence ; en premier lieu, c’est ce qu’Agamben, précisément, appellerait la « fracture biopolitique » entre une partie de la population et l’autre qui se trouve renforcée et qui, sous l’effet de ces dispositifs, prend un tour en quelque sorte « destinal » – cette fracture se trouvant ainsi inscrite dans un horizon de « lutte à mort », de questions de vie et de mort. La plupart de ceux/celles au nom de la protection desquels sont adoptés les dispositions placées sous le signe de l’urgence ne les éprouvent pas comme atteintes à leurs libertés mais comme mesures de protection rendues nécessaires par la montée des menaces contre leur intégrité – menaces perçues comme « mortelles » par une opinion dont la pâte est efficacement pétrie par les médias et les marchands de peur.
Bien rares seront ceux qui, dans ce contexte, s’offusqueront de ce que des policiers ou des gendarmes, voire des auxiliaires aux statuts indéfinis autant que nébuleux leur demandent d’ouvrir le coffre de leur voiture – celui qui « n’a rien à se reprocher » se fait volontiers le partenaire de la compression des libertés publiques. L’Etat sécuritaire, bien loin de fonctionner seulement au tour de vis, suppose la mobilisation d’une partie de la population (celle qui se coagule à l’Etat et voit le monde par les yeux de la police) au service de la « sécurisation » (bien illusoire) de la vie sociale, comme le montre l’attentat de Nice perpétré dans l’une des villes de France où la mise en condition sécuritaire de la population est des plus avancées.
Mais, de même que l’attentat de la Promenade des Anglais ne demeure une énigme que si l’on oublie que la prospérité de cette ville est construite sur un apartheid inscrit dans sa géographie urbaine et humaine, de même, la mobilisation de la partie de la population rendue aux conditions de la police et soumise au discours sécuritaire a pour condition expresse et rigoureuse la cristallisation de son animosité à l’endroit des « autres » – ceux/celles que le discours de l’Etat désigne comme le vivier du risque, le monde de l’ennemi – aujourd’hui, donc, tout ce qui s’associe au nom de l’Islam.
Or, s’il est un pays dans lequel cette fracture biopolitique a été systématiquement construite comme le fondement même de la gouvernementalité, édifiée sur l’opposition « destinale » entre Juifs et Arabes, une opposition ethnicisée et culturalisée à outrance – c’est bien Israël. On peut dire à cet égard que l’état d’urgence n’est que la manifestation ponctuelle d’un projet stratégique consistant à inscrire dans les rouages même du gouvernement des vivants l’opposition (et pas seulement la séparation) entre peuple légitime (peuple renationalisé et loyal à l’Etat) et population dangereuse car ferment de dissolution ou de destruction violente de la communauté nationale vigoureusement reterritorialisée en termes ethniques, culturalistes et fallacieusement religieux. Que ce soit en Israël aujourd’hui ou dans la France de l’état d’urgence, les populations dangereuses sont toujours épinglées sur un mode néo-orientaliste comme celles qui réactivent dans le présent de manière aussi absurde qu’intempestive des différends ou de vieilles plaintes coloniales d’un autre temps, des griefs historiques d’une autre époque. Ce qui rend ces post/néo coloniaux particulièrement enragés et dangereux, c’est le fait même qu’ils s’obstinent à ne pas comprendre que « l’Histoire a tranché » et que les torts subis, les crimes supposés dont ils s’acharnent à réclamer réparation sont prescrits de longue date. « Le musulman » ou l’Arabe de ce nouvel orientalisme n’est plus tant alangui, avachi, lascif, sale, comme il l’était dans les récits de voyage du XIX° siècle que « radicalisé », fanatisé, emporté par son instinct de mort et sa fascination pour le sacrifice [10]. Mais toujours, comme avant, fourbe et porté à la dissimulation – à défaut de davantage de lumières sur l’Islam, les Français ont récemment appris à la radio et dans les journaux un mot d’arabe – la taqia, la dissimulation stratégique de ses dispositions et intentions, destinée à tromper l’« infidèle »…
Il est intéressant que nos gouvernants et nos experts de la lutte antiterroriste se tournent spontanément aujourd’hui, face à la « menace islamiste », vers le « modèle » israélien [11] plutôt que vers les souvenirs et traditions de la colonisation française et les vieilles recettes de la contre-insurrection, élaborées et mises à l’épreuve avec le succès que l’on sait dans le creuset des guerres de décolonisation (Indochine, Algérie). A l’évidence, le 11/09 fait ici époque en dessinant le nouvel horizon de la lutte contre le terrorisme islamique d’une manière si emphatique, obsessionnelle et exclusive que les racines coloniales du gouvernement à l’urgence (de l’état d’urgence comme figure dédramatisée de l’état d’exception) perdent leur visibilité. Ce qui permet à tous ceux qui pratiquent le déni de la dimension coloniale de notre histoire nationale d’affirmer que notre présent aux prises avec le terrorisme islamiste est « sans rapport » aucun avec le passé colonial (hermétiquement refermé sur lui-même).
Cette opération de déliaison ou de découpage est nécessaire pour que le « modèle » israélien puisse s’imposer comme incontournable : l’Etat israélien n’a-t-il pas, par la force des choses, pris plusieurs longueurs d’avance dans la lutte contre la « violence aveugle » mise en œuvre par les extrémistes palestiniens – les attentats contre les civils innocents, les kamikazes, les attaques au couteau, à la voiture-bélier, la nécessaire veille sécuritaire perpétuelle – bref, la guerre au terrorisme ne font-ils pas partie, depuis toujours du quotidien de la population (des « vrais habitants ») en Israël ?
L’israélisation de la politique française passe par le fait que l’Etat de sécurité tende à devenir le désir propre d’une partie substantielle de la population française (vivant en France), plutôt que les « formes de l’urgence » soient perçues par les gens ordinaires comme des contraintes et des restrictions imputables à la violence du pouvoir. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’au train où vont les choses, à supposer que l’actualité française continue durablement à être scandée par des épisodes comme ceux de Nice ou de Saint-Etienne du Rouvray, rien ne permet d’exclure que ce calcul des gouvernants s’avère payant. Encore une fois, le fait que cet alignement du sécuritaire à la française sur le paradigme israélien ne soit ni de droite ni de gauche (aux conditions de la politique des partis) assure la pérennité de l’application à le traduire en pratique – pas de souci de continuité, de ce point de vue, dans la perspective de la prochaine élection présidentielle.
En bref, les dispositifs découlant de cette perspective se déploient à deux niveaux : la population et le territoire. Au premier d’entre eux, la très grande majorité de la population sait bien que l’état d’urgence et le tour de vis sécuritaire, la « guerre » déclarée aux islamistes – tout cela n’aura guère d’incidence sur sa vie quotidienne. On ne se mobilise pas en masse, dans un climat d’asthénie collective et de grand dégoût de la politique pour la défense de droits et de libertés dont on a (soit dit avec une infinie tristesse plutôt qu’avec cynisme) de moins en moins l’usage. On ne se mobilise pas sur des questions de principes quand on est porté à considérer que, dans le domaine de la vie publique (polis, politeia, civitas, res publica et toutes ces sortes d’antiquités…), tout se vaut et que ce tout ne vaut rien, ou pas grand chose. Dans le contexte de l’actuelle hystérie anti-islamiste inlassablement entretenue par les médias, d’un épisode sanglant à l’autre, la formation des meutes de chasse et de représailles tend à dépasser les espérances et les calculs du pouvoir – au point de risquer, un jour, de devenir incontrôlable – comme c’est régulièrement le cas en Israël lorsque se produisent des attentats.
Sur ce plan, Agamben a raison de souligner que « dans l’Etat de sécurité, on voit se produire une tendance irrépressible vers ce qu’il faut bien appeler une dépolitisation progressive des citoyens dont la participation à la vie politique se réduit aux sondages électoraux » [12]. Mais à cela il conviendrait d’ajouter que la mobilisation sécuritaire perpétuelle de la population tend inéluctablement à produire des effets en retour qui entraînent une radicalisation autoritaire, raciste et fascisante – si ce n’est fasciste tout court – des personnels politiques et autres gouvernants : sur ce point aussi, Israël est, si l’on peut dire, un parfait « exemple », la surenchère sécuritaire entendue comme joker du gouvernement des vivants débouchant inévitablement sur l’arrivée aux affaires des partisans des solutions extrêmes dans le « traitement » de la dite question palestinienne [13].
Depuis les attentats de janvier 2015, c’est au même processus exactement de radicalisation des corps de l’appareil d’Etat et des appareils idéologiques s’y rattachant que l’on assiste, sous l’effet de la montée des obsessions et des surenchères sécuritaires. Du coup, c’est tout le gouvernement des populations qui se trouve déporté vers l’autoritarisme, le néo-nationalisme, l’idéologie du rejet, emporté par une sorte de désir répressif sans borne – un désir de camps, de Guantanamo, de stalag et de goulag pour l’ennemi désigné et qui, chez les plus empressés, ne se dissimule même plus… Sur la Promenade des Anglais, au lendemain de l’attentat, le discours de haine se libère et le désir de ratonnade prend corps sur le modèle israélien (« Mort aux Arabes ! » est à dans ce pays le cri de ralliement courant des bandes fascistes et suprémacistes ultra-sionistes dans la foulée de tout événement sanglant mettant en cause des Palestiniens). De même du côté des gens de l’Etat en cours de radicalisation accélérée, de l’ancien ministre au flic de base, monte la fièvre de la vindicte et l’affect du « rétablissement de l’ordre ». Le fait qu’en peu de mois le terme « radicalisation » soit devenu un mot clé, magique et puissant, de ce qui tient lieu d’analytique politico-médiatico-savantasse du phénomène djihadiste fait écran à ce processus d’une tout autre importance qu’est la radicalisation de corps variés de l’appareil d’Etat à l’occasion de l’actualité djihadiste, mais aussi bien des mouvements dits sociaux récents : police, justice, armée, même, dont certains hauts gradés réclament, dans le contexte agité du moment, le droit de sortir de son rôle de « grande muette » [14].
A l’occasion des manifestations contre la loi El Khomry, on a vu non seulement les flics, se sentant couverts, s’en donner à cœur joie mais de nombreux juges se joindre à la frairie sans état d’âme en condamnant comme à l’abattage les manifestants arrêtés par la police [15]. « Il faut que l’ordre règne à Paris ! », statuait un haut magistrat, d’un ton réglementairement versaillais.
L’onde sécuritaire emporte tout sur son passage. Dans le contexte de l’attentat de Nice et du meurtre du prêtre de Saint-Etienne du Rouvray (juillet 2016), il n’est pas question qu’une autre actualité violente que celle des crimes d’inspiration islamiste vienne parasiter le message qui désormais circule en boucle – « ils s’en prennent à notre civilisation chrétienne, ils profanent ce que nous avons de plus sacré – nos églises ! ». Par conséquent, lorsque Adama Traoré meurt par asphyxie au cours de son interpellation par les gendarmes le 19 juillet à Beaumont-sur-Oise, dans le contexte d’une de ces « émotions » de quartier sensible qui font désormais partie du paysage post/néocolonial français, le procureur de la République de Pontoise, en zélé préfet judiciaire, censure par deux fois les rapports d’autopsie et tente d’accréditer la fable selon laquelle le jeune homme souffrait, avant son arrestation, d’une pathologie si grave que son décès s’avère sans rapport aucun avec des violences subies… Les gendarmes, eux, admettent dans leur rapport sur les conditions de l’arrestation, qu’ils ont « pesé » de tout leur poids (ils s’y sont mis à trois) sur Traoré pour l’immobiliser et les deux rapports d’autopsie mentionnent explicitement des « manifestations d’asphyxie ». Tandis donc que l’assassinat du prêtre de Saint-Etienne du Rouvray devenait un événement mondial et que le Pape en personne rendait hommage au martyr (un mort), le mensonge d’Etat s’appliquait à faire passer cet autre mort, la victime d’un autre registre de violence, non moins récurrent et obsédant que la violence islamiste (celle des flics), par pertes et profits – circulez, il n’y a rien à voir ! – injonction devant laquelle, fort heureusement, la famille et les amis d’Adama Traoré n’ont pas plié [16].
A l’évidence et moins que jamais, dans le contexte sécuritaire construit par les syndics de faillite qui nous gouvernent, les morts de mort violente ne sont égaux. Si le procureur (de la République) de Pontoise cachetonnait aux Indigènes de la République plutôt qu’au ministère de la Justice, il ne s’y prendrait pas autrement pour faire valoir qu’en ladite République, seule compte la vie « blanche », et que quand, de surcroît, celle-ci est catholique et en soutane, le mort noir et indigène n’a plus qu’à se faire pardonner d’avoir un jour existé et à aller se faire enterrer au Mali.
C’est ainsi, donc, que la radicalisation de l’Etat qui ne se trouve pas cantonnée dans les appareils de partis et les corps répressifs (on a vu, notamment après les attentats de janvier 2015, comment elle avait prise sur le corps enseignant embarqué dans la croisade de la défense de la laïcité) prend la forme d’une levée générale des inhibitions. On ne saurait durablement se dire et se sentir « en guerre » sans entrer dans de nouvelles dispositions ni voir se dessiner un nouveau champ d’action : la simple mise en condition de l’opinion ne suffit plus, la mobilisation est en marche ; avec la création de cette sorte de garde nationale à la Juin 1848 que l’on nous annonce, chaque citoyen décidé à prendre sa part à la lutte contre la menace vitale que font peser sur nous les combattants du djihad devient un soldat de l’ordre. C’est le temps des milices, de la vigilance patriotique, du devoir civique de dénonciation. Autant de gestes requis par l’autorité et que la population juive a, en Israël, de longue date intériorisés.
Les dispositifs de contrôle se nouent à cette nouvelle subjectivité du citoyen mobilisé. Certains points de passage comme les gares, les sorties de métro, l’entrée dans certains lieux publics qui pour certains étaient des nasses destinées à la capture des sans papiers peuvent devenir de véritables checkpoints voués à la détection des terroristes [17]. Les fouilles, effectuées par des agents de sécurité deviennent banales et routinières. Les mailles du filet militaro-policier et para-policier se resserrent, notamment dans les espaces urbains, davantage à des fins de production parmi la population d’effets d’accoutumance à l’omniprésence des forces dites de l’ordre, dans le paysage quotidien, que dans le but de « sécuriser » le territoire, tâche hors de portée. Il s’agit bien de produire un « peuple » de l’Etat de police qui intériorise et fait siennes les dispositions du gouvernement à l’urgence et à la sécurité. Un peuple suffisamment dépolitisé et mis en condition par le discours anxiogène et belliqueux du pouvoir pour faire bon accueil aux mesures sécuritaires mettant à mal les libertés publiques et pour perdre entièrement de vue la notion d’un Etat de droit dont il serait, contre les abus et les coups de force du pouvoir, le gardien non moins que le bénéficiaire.
Il s’agit somme toute pour les gouvernants de créer parmi la population les conditions propices à la maturation de l’idée (si l’on peut dire…) selon laquelle il y a une guerre à gagner, une guerre contre le terrorisme, celle-ci ne se déroulant pas seulement sur des théâtres d’opérations lointains où ce sont « les autres qui meurent », mais chez nous et parmi nous aussi, une guerre où tombent parfois des victimes qui nous ressemblent et pourraient être nos proches, nos amis, nos voisins. Dire cela, c’est dire aussi qu’il y a un ennemi à haïr, tant il est à la fois redoutable et abject, et tenter de faire en sorte que cristallise cette haine d’une manière telle que tout le reste s’efface au profit du rassemblement contre ce qui menace notre intégrité collective – l’ampleur des résistances suscitées par la loi modifiant le droit du travail montre que le compte n’y est pas encore tout à fait [18]. Mais la contamination de la population par l’esprit de l’exception n’en continue pas moins à progresser : nul ne s’émeut du caractère de guerre sans prisonniers que revêt le combat que l’Etat français conduit contre les terroristes et assimilés non seulement sur les théâtres éloignés de l’affrontement, en Syrie ou dans le Nord du Mali, mais en France même ; lorsque les unités dites d’élite de la police entrent en action contre des auteurs d’attentats, c’est pour les éliminer et non pas pour les arrêter en vue de les mettre à la disposition de la Justice. Il y a quelque temps déjà que l’opinion s’est accoutumée au fait que le terme « neutraliser » signifie, dans la bouche des journalistes et autres fabricants d’énoncés corrects, tuer, liquider. Ceci quand bien même le « terroriste » serait un déséquilibré qui part à l’assaut d’un commissariat de police aux cris de « Allahhou Akhbar ! » armé d’un hachoir à viande et se fait « neutraliser » par un flic armé d’un pistolet-mitrailleur et harnaché d’un gilet pare-balles. Lors de l’assaut de Saint-Denis où les tirs de la police se comptent par milliers et ceux des « terroristes » (dont une femme qui n’a pas participé aux attentats) à l’unité. A Saint-Etienne du Rouvray, l’on crible de balles sur le parvis de l’église deux types armés de couteaux. C’est une battue, l’hyper-ennemi est une bête malfaisante et le rétablissement de l’ordre ne serait pas complet si l’affaire ne s’achevait pas sur ce rite d’extermination emboîté dans les rites d’exécration. Là aussi, ces exécutions sommaires de l’outlaw ont non seulement un parfum de western mais aussi bien de conduite de la guerre contre l’ennemi intime à l’israélienne. Pour le moment, on permet encore en France aux familles d’inhumer les cadavres des auteurs d’attentats à la sauvette, ce à quoi ne consent pas toujours d’Etat d’Israël [19].
Insistons sur ce point capital : sur l’immense majorité des gens, l’état d’exception glisse comme l’eau sur les plumes d’un canard. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la perspective même de sa reconduction indéfinie n’émeut pas grand monde, pour peu que les interdictions de braderies et autres festivités ne se fassent pas trop pesantes. Le point de bascule se situe ailleurs : l’état d’urgence dont la mise en œuvre ne relève pas d’un coup de force affectant le vie quotidienne de tous et chacun, mais s’effectue sans rupture marquée avec l’ordre constitutionnel, expose la partie ciblée de la population (le vivier supposé du « terrorisme ») à une répression d’abord administrative venant doubler la répression policière, là où auparavant, la Justice était appelée à statuer et agir : ce sont les perquisitions expéditives et les assignations à résidence, placée sous le signe des mesures dont l’exécution ne saurait s’embarrasser de procédure lourdes et lentes – l’urgence, toujours. L’administratif, c’est ici ce qui permet à l’exécutif de s’assurer, sans passer par la case de la Justice, du corps de suspects épinglés selon leur appartenance à une catégorie dont l’Etat (la police, les services de renseignement) définissent les contours – les « islamistes » [20]. Le propre de ce type de pratiques (les perquisitions comme les assignations) est de ne pas se trouver entravées par des complications formelles, ce qui va permettre par exemple de placer un individu aux arrêts à domicile sans fixer de terme à cette peine qui ne dit pas son nom – « décision » est l’euphémisme qui désigne ici la peine, bien réelle, infligée sans passer par la case Justice.
En Israël, l’emprisonnement sans terme et par simple par décision administrative de Palestiniens soupçonnés de menées hostiles à l’Etat est une pratique courante, héritée de l’époque du Mandat britannique. On a là une matrice qui « travaille » dans des conditions où s’impose la notion d’une population établie dans les frontières de l’Etat et dont le propre serait d’être, in totto, un vivier pour le terrorisme – les Palestiniens en Israël, les musulmans activistes en France. Lorsque cette notion tend à s’enraciner dans le corps social, les dispositifs de dépistage, de tri sélectif, de surveillance, d’épinglage et de discriminations fondés sur l’origine ou la croyance (tout ce qui est de la graine d’hyper-ennemi) peuvent s’installer sans susciter de protestations massives : fichiers « S », contrôles au faciès renforcés, criminalisation des affirmations intempestives d’appartenance à l’Islam, chasse aux mineurs, etc..
Ce qui fait encore la différence, ce sont les questions de territoire : les Palestiniens occupés sont pris dans la nasse de « leurs » territoires où ils sont assignés à un régime d’occupation militaire assorti de toutes sortes de restrictions à géométrie variable et d’où ils ne peuvent sortir que sous conditions – ou pas [21]. Nous n’en sommes pas tout à fait là, mais on remarquera que la territorialisation du conflit de l’Etat avec les post-coloniaux va bon train : lorsque le 30 juillet dernier, les amis d’Adama Traoré déposent une déclaration de « marche » à Paris (Gare du Nord-Bastille), dûment enregistrée par la Préfecture de Police, ils n’en sont pas moins bloqués par la police : pas question que les indigènes de Beaumont-sur-Oise viennent importer leur tort subi dans les rues de la capitale – et c’est ici, comme souvent, les gares du Nord et de l’Est parisiens qui font office de checkpoints [22].
Si l’on trace une ligne reliant tous ces traits dispersés du gouvernement des vivants qui vient, on voit se dessiner une figure cachée de la politique. Une figure dynamique dont le propre est que la direction qu’elle imprime à la vie politique échappe totalement à ses acteurs. En Israël, la surenchère sécuritaire sur laquelle surfent les équipes ou plutôt les combinaisons dirigeantes successives est cette fuite en avant qui constitue le seul expédient permettant à un peuple de l’Etat (rassemblé comme illusoire peuple ethnique mais fait en vérité d’une multitude de pièces rapportées et traversé par des inégalités sociales violentes et toutes sortes d’autres facteurs de division et d’éclatement) de tenir ensemble envers et contre tout. Israël est tout sauf une nation et n’est « un peuple » qu’à la condition d’une guerre perpétuelle contre un autre peuple, dépossédé de sa terre. Un peuple en astreinte guerrière, otage du militarisme de l’Etat. Dans ces conditions, l’unique exutoire sécuritaire et son envers, la conquête via l’occupation et les colonies des terres palestiniennes sont ce ressort effectif d’une politique qui, de ce fait, est vouée à prospérer sur cela même qu’elle prétend combattre : le quadrillage des territoires occupés par les colonies et les routes stratégiques, l’omniprésence de l’armée, les barrages, les fouilles et les destructions de maisons, les internements administratifs – bref, tout ce qui s’effectue au nom de la sécurité est cela même qui va nourrir, du côté des jeunes Palestiniens, les vocations activistes et la mise en œuvre d’actions d’éclat plus ou moins sanglantes et toujours destinées à frapper l’imagination de l’opinion israélienne. Ce cycle infini est ce qui nourrit la « radicalisation » constante de la politique israélienne et, actuellement, la montée de formes fascistes dans le cadre même d’une démocratie parlementaire – c’est ainsi que la politique israélienne s’est transformée en machine infernale aux mains d’activistes affichant de plus en plus ouvertement leurs convictions racistes et expansionnistes, se faisant de façon toujours plus pressante les promoteurs d’une politique d’apartheid au détriment des Palestiniens, mais aussi d’aventures guerrières destinées à assurer de façon « définitive » à l’Etat d’Israël la position de gendarme de l’Occident au Moyen-Orient – de Benjamin Netanyahou en Avigdor Liberman, de Lieberman en Naftali Bennett, etc.
En pratique, l’efficace de cette dynamique incontrôlée qui fait ressembler la politique israélienne à un camion fou se manifeste chaque jour par une nouvelle dérive autoritaire : attaques à la Poutine contre les ONG dénonçant la colonisation illégale des territoires palestiniens, tentatives de mise au pas de la culture et multiplication des actes de censure, idéologisation à outrance de l’enseignement de l’histoire, pressions exercées sur les citoyens israéliens d’origine arabe pour qu’ils proclament leur allégeance à l’Etat comme Etat juif , etc. [23].
On sent aujourd’hui la politique gouvernementale française, dans le contexte de la lutte contre le « terrorisme islamique », emportée, toutes choses égales par ailleurs, par un type comparable de spirale obscure : tout pas franchi dans cette direction est voué à produire un effet d’aggravation du phénomène qu’il s’agit de combattre. La lutte contre le djihadisme est elle-même la première des fabriques de djihadistes, ceci aussi bien sur le front intérieur qu’extérieur : chaque tour de vis ciblé en direction de ceux que l’on soupçonne de sympathies islamistes entretient, non sans motif, le grand récit d’une persécution dirigée contre ceux qui sont les victimes de la politique de l’Occident. Quand une dite « bavure » de la coalition occidentale en Syrie fait un nombre de morts à peu près équivalent à ceux de l’attentat de Nice, c’est une sinistre comptabilité qui s’établit dans la tête de ceux qui, désespérant de la justice et du droit, rêvent désormais de rendre coup pour coup, peu important les moyens [24] ; quand, à l’occasion d’une autre « bavure », policière, celle-ci, le mensonge d’un représentant de l’Etat (de l’institution judiciaire) s’affiche à la une des journaux, c’est, de même, la chaîne sur laquelle sont montés les vengeurs en série qui se remet en marche… Cette spirale, quand bien même elle saisirait ceux/celles qui en sont les acteurs plutôt qu’elle ne serait à proprement parler un instrument entre leurs mains ou l’élément d’une stratégie, n’en confirme pas moins la thèse avancée par Agamben : l’Etat de sécurité n’est pas ce qui vise à faire face à des risques et des dangers, mais bien ce qui vit de l’entretien et de la reproduction sans fin de ceux-ci, dans un contexte durable où les déficits de légitimité des gouvernants sont criants. Qu’est-ce qu’un Valls pourrait bien vendre d’autre en effet à l’opinion [25] qu’une illusoire protection au prix de l’omniprésence de la police et de la mise à l’encan des libertés publiques ?
Achille Mbembe insiste dans ses récents ouvrages sur les affinités entre le capitalisme et la pensée animiste, le capitalisme, dit-il, « s’institue sur le mode d’une religion animiste ». On serait porté à se demander aujourd’hui si ce type de contamination n’affecte pas tout autant les formes politiques dans ce temps où le citoyen et le sujet apeuré de l’Etat de sécurité tendent à ne plus faire qu’un. De plus en plus, dans ces conditions, le lien du dirigeant comme celui de l’homme ordinaire au réel vient à se distendre, les fuites dans l’imaginaire se multiplient, tandis que s’imposent les conduites magiques : la représentation de l’image du terroriste, l’énonciation de son nom deviennent l’objet de débats passionnés à l’occasion desquels les ténors des médias s’ébrouent dans les eaux spectrales du totem et du tabou, du mana et de l’aura (maléfique)… Dans les colonnes du Monde, un sociologue et philosophe en état de gravitation avancée énonce sérieusement : « A court terme, contre ce genre d’actes [terroristes], il faudrait une vraie politique de renseignement. Ultra-ciblée, mais ultra-secrète (sic). Mais surtout, parce qu’Internet change radicalement les fondamentaux du terrorisme, il faudrait un observatoire européen des identités (re-sic), avec des spécialistes d’Internet, des sociologues, des psychologues, etc., pour comprendre comment se construisent ces identités, en particulier les frustrations, les haines » [26].
Bref, ça délire grave – et dans tous les sens. Ce qui porte rarement à l’optimisme, pour les temps qui viennent. [27]
Alain Brossat, 9/08/2016
RÉPONSE
chantal quillot | 12 août 2016 à 10 h 28 min
dans le genre « tout va mal » qui nous entraîne vers un dangereux pessimisme, vous oubliez totalement de parler des réactions immédiates et démocratiques du simple citoyen, soit après Charlie, soit après l’assassinat du prêtre, type aller ensemble et en tant que laïque dans les églises et les mosquées. Les français ne sont pas si suivistes !!