Rétablir l’état d’urgence, interner les fichés « S »… Des élus ont versé dans une forme de surenchère après l’attaque terroriste de Carcassonne et de Trèbes (Aude), le 23 mars, au risque de commettre des approximations. Ainsi, Manuel Valls a appelé à envisager la rétention administrative des fichés « S » les plus dangereux. L’ancien premier ministre reprend ainsi une demande de la droite ces dernières années.
Candidat malheureux à la primaire de la droite fin 2016, Nicolas Sarkozy voulait déjà « placer dans un centre de rétention fermé (…) tous les individus français fichés et susceptibles de constituer une menace pour la sécurité nationale ». En juin 2016, après l’attentat de Magnanville (Yvelines) dans lequel deux fonctionnaires du ministère de l’intérieur avaient été assassinés, le député LR Eric Ciotti avait même déposé une proposition de loi en ce sens, avec le président du groupe de l’Assemblée nationale, Christian Jacob, et son collègue Guillaume Larrivé.
Le scénario est pourtant inenvisageable. Pour contrer le procès en laxisme qui lui était fait après les attentats de novembre 2015, le gouvernement socialiste avait soumis une telle hypothèse à l’appréciation du Conseil d’Etat. Dans un avis du 17 décembre 2015, la plus haute juridiction administrative avait tranché la question et rappelé que « toute détention doit être décidée par l’autorité judiciaire ou exercée sous son contrôle », en vertu de l’article 66 de la Constitution selon lequel « nul ne peut être arbitrairement détenu ». Ainsi, concluait le Conseil d’Etat, « au plan constitutionnel et au plan conventionnel, il n’est pas possible d’autoriser par la loi, en dehors de toute procédure pénale, la rétention, dans des centres prévus à cet effet, des personnes radicalisées ».
« Signes précurseurs »
Au-delà de son infaisabilité juridique, la proposition d’interner les fichés « S » de manière préventive opère un amalgame trompeur entre fichés « S » et islamistes radicaux. « La fiche “S” est exploitée politiquement parce que ça parle au quidam mais c’est un faux problème », regrette Guillaume Ryckewaert, du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI).
La fiche « S » est émise par les services de police mais, s’il en existe quelque 26 000, toutes ne sont pas en lien avec une problématique terroriste et seule une partie d’entre elles visent l’islam radical. En outre, leur but est de permettre le suivi discret d’une personne. Lorsque celle-ci est contrôlée par des forces de l’ordre, les autorités prennent connaissance de la fiche « S » et de la conduite à tenir.
« Les fiches “S” sont dissociées en seize niveaux correspondant non pas à une échelle de dangerosité mais à une action à suivre pour le service qui contrôlerait l’individu fiché, rappelle M. Ryckewaert. C’est une sorte de GPS qui permet de signaler ses mouvements. »
Radouane Lakdim faisait l’objet d’une fiche « S » depuis 2014. D’après une note de police consultée par Le Monde, celle-ci comportait les mentions S11 et S13. « S11 signifie qu’il faut faire des vérifications sur la situation de la personne et recueillir le plus de renseignements possibles et S13 concerne les risques de départs à l’étranger, et donc il faut alerter le service qui a émis la fiche », précise une source au sein de la police. Radouane Lakdim avait ainsi été contrôlé par la douane en janvier 2016, au niveau du Perthus (Pyrénées-Orientales), alors qu’il revenait d’Espagne en compagnie d’un Marocain de 32 ans. La direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) avait été avisée et les deux hommes « laissés libres ».
Autre sujet qui enfle dans le débat politique ces derniers jours, le rétablissement de l’état d’urgence. Réclamé par le président de Debout la France, Nicolas Dupont-Aignan, ou le président du parti Les Républicains, Laurent Wauquiez, il semble pourtant peu répondre à la problématique soulevée par le profil de Radouane Lakdim. Son suivi « n’avait pas permis, je le répète, de mettre en évidence des signes précurseurs d’un passage à l’acte, ni des velléités de départ sur la zone irako-syrienne », a redit le procureur de la République de Paris, François Molins, lors d’un point presse lundi 26 mars.
En outre, alors qu’il était suivi depuis 2013 par la DGSI, le ministère de l’intérieur n’a pas diligenté de perquisition administrative au domicile de Radouane Lakdim ni décidé d’une assignation à résidence, les deux mesures-phares de l’état d’urgence, en vigueur de novembre 2015 à novembre 2017. Depuis la fin de ce régime dérogatoire du droit commun, des outils de police administrative voisins ont été votés et mis sur pied.
Au 23 mars, 34 personnes faisaient l’objet d’une mesure de surveillance individuelle (ex-assignations à résidence) et les services de police avaient eu recours à six visites domiciliaires (ex-perquisitions administratives). Radouane Lakdim n’avait pas davantage été visé par ces nouvelles mesures. « Je regrette qu’elles soient aujourd’hui réduites à néant », dit Eric Ciotti, favorable à un retour de l’état d’urgence. La présidente LRM de la commission des lois, Yaël Braun-Pivet, rappelle au contraire que « l’histoire a prouvé que l’état d’urgence ne permet pas d’éviter tous les risques d’attentat ».
Julia Pascual
* LE MONDE | 27.03.2018 à 12h01 :
http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2018/03/27/l-internement-des-fiches-s-un-debat-recurrent-mais-une-mesure-impossible_5276995_1653578.html
Qu’est-ce qu’une « fiche S » ?
Les membres identifiés de l’attaque contre le Bataclan faisaient tous l’objet d’une signalisation d’atteinte à la sûreté de l’Etat, comme 20 000 personnes en France.
L’auteur de la prise d’otage du supermarché de Trèbes, le 23 mars, était déjà connu des services de police français : Radouane Lakdim faisait l’objet d’une fiche S depuis l’été 2014 pour ses liens avec la mouvance salafiste, selon le procureur de Paris, François Molins.
Depuis les attentats de Paris en janvier 2015, le grand public a tristement l’habitude d’entendre parler de cette fameuse « fiche S ». Les frères Kouachi, qui ont mené l’attaque contre Charlie Hebdo, leur complice Amedy Coulibaly, auteur de la prise d’otages contre l’Hyper Cacher, tout comme l’auteur de l’attaque du Thalys, étaient tous recensés dans ce fichier. Les membres de l’attaque contre le Bataclan en novembre 2015, y figuraient aussi.
Le nombre de personnes faisant l’objet d’une « fiche S » est longtemps resté flou. A l’époque, le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve parlait de « quelques milliers » de fichés, alors que l’ancien président Nicolas Sarkozy en comptabilisait 11 500. Le 24 novembre 2015, Manuel Valls – alors premier ministre – a annoncé un chiffre bien supérieur : 20 000 « fiches S », dont 10 500 pour la seule mouvance islamiste. Il avait précisé qu’il s’agissait d’un « outil de travail pour les services de renseignement » mais que toutes les personnes inscrites n’étaient pas pour autant des terroristes.
« Il y a 20 000 fiches S, soyons précis. 10 500 concernent les individus mis en attention pour leur appartenance à la mouvance islamique, la mouvance radicale, ou leur lien avec la mouvance (...) Et puis tous les autres peuvent concerner des membres d’autres mouvements considérés comme terroristes : le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), la ligue liée à des mouvements tamouls, la branche militaire du Hezbollah, des militants violents liés à l’ultra droite ou à l’ultra gauche, des hooligans, etc. »
Une catégorie parmi 21
Cette fiche S ne constitue en fait que l’une des nombreuses catégories de fiches d’un seul et même fichier, vieux de quarante ans, celui des personnes recherchées (FPR). Créé en 1969, il rassemblerait les noms de plus de 400 000 personnes en 2010, aussi bien des militants altermondialistes que des membres du grand banditisme, d’évadés de prison ou encore des mineurs signalés pour fugue.
Chacune des 21 catégories est identifiée par une ou plusieurs lettres, dont la CNIL nous fournit une dizaine d’exemples :
« AL » pour les aliénés,
« E » pour la police générale des étrangers,
« IT » pour les interdits de territoire,
« M » pour les mineurs en fugue,
« PJ » pour ceux recherchés par la police judiciaire,
« R » pour l’opposition à la résidence en France,
« S » pour sûreté de l’Etat,
« T » pour les débiteurs du Trésor,
« TE » pour l’opposition à l’entrée en France,
« V » pour les évadés.
Le contenu précis de ces fiches est réglementé par la loi. Y figurent l’état civil (nom, prénom, nationalité, date de naissance), l’alias s’il existe, le sexe, le signalement, une photographie, les « motifs de la recherche » ainsi que la « conduite à tenir en cas de découverte ».
Une « fiche S » est ensuite précisée par des chiffres, de « S1 » à « S16 », selon la réponse à apporter en cas de découverte de la personne fichée. Par exemple, « S14 » correspond aux djihadistes qui reviennent d’Irak ou de Syrie, ou « S5 » – comme l’était Mohammed Merah – implique qu’il faut signaler ses éventuels passages aux frontières. On peut « cumuler » plusieurs catégories en fonction de la situation.
Depuis la création de l’espace Schengen, et en particulier le traité de Prüm de 2005 sur la coopération policière entre pays européens, ce fichier n’est plus simplement français mais européen. Quatorze pays de l’espace Schengen versent à cette base leurs propres fiches et chacun peut en faire disparaître celles qu’ils estiment datées ou qu’il n’estime plus pertinentes.
A quoi servent les fiches « S » ?
Un décret de 2010 précise que peuvent être fichées « S » les personnes « faisant l’objet de recherches pour prévenir des menaces graves pour la sécurité publique ou la sûreté de l’Etat, dès lors que des informations ou des indices réels ont été recueillis à leur égard ». A ce titre, un supporteur de football un peu turbulent ou un activiste de Notre-Dame-des-Landes peut se voir fiché.
La « fiche S » est un élément de surveillance, établi par les services de renseignement, servant notamment d’alerte pour les forces de l’ordre (d’où l’importance de préciser la « conduite à tenir en cas de découverte »).
Les personnes fichées ne sont donc pas forcément coupables de quoi que ce soit. Elles ne sont d’ailleurs pas au courant qu’elles sont surveillées. La loi n’impose aucune obligation à leur égard : ni suivi automatique, ni surveillance de facto, ni arrestation sur le champ.
Comment se retrouve-t-on sur ce fichier ?
Pour ces fiches « sûreté de l’Etat », les nouvelles entrées sont le plus souvent établies par la Direction générale de la sûreté intérieure (DGSI). Une personne visée peut ne pas se trouver sur le territoire français mais être fichée à la suite de partage d’informations venant de pays alliés. Pour les autres fiches, l’inscription intervient le plus souvent à la suite d’une décision administrative, judiciaire ou fiscale, selon l’administration qui s’intéresse à l’individu.
Enfin, l’inscription sur le fichier est temporaire mais renouvelable : sa durée dépend des motifs de son enregistrement, tandis que la mise à jour des informations est réalisée à l’initiative du service ayant demandé l’inscription. Yassin Salhi, auteur présumé de l’attaque de Saint-Quentin-Fallavier (Isère) en juin 2015, avait été fiché entre 2006 et 2008, avant de disparaître de la base.
Le FSPRT, l’autre fichier anti-terroriste
Il existe par ailleurs un autre fichier dont le rôle, contrairement aux « fiches S », est entièrement dévolu à la lutte contre le terrorisme : le fichier des signalements pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), qui selon les services du gouvernement, comptait près de 20 000 individus, dont 77 % d’hommes en février 2018.
Ce fichier, qui ne recense que des individus radicalisés, a été créé suite aux attentats de Charlie Hebdo, et les inscriptions se font surtout sur la base des informations à la disposition des services de renseignement. L’Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT) se charge de centraliser les signalements de radicalisation et produit une évalution de la menace terroriste.
Jérémie Baruch et Pierre Breteau
* LE MONDE | 17.11.2015 à 09h50 • Mis à jour le 26.03.2018 à 13h55 :
http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/11/17/attentats-du-13-novembre-qu-est-ce-qu-une-fiche-s_4811500_4355770.html