• L’état d’urgence a conféré aux préfets des pouvoirs supplémentaires pour restreindre le droit à la liberté de réunion pacifique. En outre, lorsqu’ils ont eu recours à des pouvoirs ordinaires pour interdire des manifestations, les préfets ont souvent invoqué l’absence d’effectifs de police suffisants pour assurer le maintien de l’ordre pendant les rassemblements publics, ainsi que la nécessité d’accorder la priorité à la lutte contre les attentats visant la population.
Il est certain que, depuis la promulgation de l’état d’urgence en novembre 2015, les forces de l’ordre, notamment les forces spécialisées dans l’encadrement des manifestations, ont été déployées pour assurer une meilleure protection de sites spécifiques susceptibles d’être la cible d’attentats. Il s’agit notamment des lieux de culte, des ambassades, des édifices publics et des sites touristiques. Cependant, certaines restrictions imposées par les préfets, ainsi que les effectifs de police considérables déployés pour les appliquer, remettent en cause l’argument avancé de l’absence d’effectifs de police nécessaires pour assurer le maintien de l’ordre pendant ces rassemblements publics.
Si le gouvernement français a invoqué l’objectif d’éviter de nouveaux attentats lors de la promulgation de l’état d’urgence, dans la pratique, les autorités ont eu recours à des pouvoirs d’urgence et plus généralement à la situation d’urgence pour poursuivre des objectifs plus larges, notamment le maintien de l’ordre dans le cadre de manifestations spécifiques. De plus, bien que la menace de troubles à l’ordre public ait été citée comme motif des restrictions à la liberté de réunion, les risques mentionnés avaient souvent un caractère général et non-spécifique, consistant en des références à des actes de violence commis lors de rassemblements précédents, sans indication précise faisant état que les organisateurs avaient l’intention de commettre des actes de violence.
Dans la pratique, lorsque des restrictions ont été imposées sur la base de pouvoirs ordinaires en se référant à l’état d’urgence, ou sur la base des pouvoirs d’urgence eux-mêmes, l’existence de l’état d’urgence a rabaissé de manière considérable le seuil à franchir pour imposer des restrictions aux droits à la liberté de réunion, s’éloignant ainsi de celui établi par le droit international relatif aux droits humains. Invoquer l’état d’urgence ne dispense aucunement les autorités de devoir veiller à ce que toute restriction soit nécessaire et proportionnée par rapport à un objectif légitime spécifié, et limitée à ce qui est strictement nécessaire dans une situation donnée. Cependant, comme illustré par les cas de figure mentionnés dans ce chapitre, les restrictions semblent très souvent avoir dépassé le critère de nécessité et de proportionnalité, portant souvent préjudice au droit à la liberté de réunion pacifique, et s’être souvent avérées inefficaces, voire avoir exacerbé les tensions entre police et manifestants (voir chapitre 3.6).
Comme l’ont souligné les Rapporteurs de l’Assemblée Nationale chargés de surveiller l’application des mesures d’urgence : « L’état d’urgence permet aux préfets d’interdire un rassemblement à titre préventif en raison d’une menace très diffuse et peu caractérisée d’atteinte à l’ordre public.
• Les autorités ont eu recours à de nouveaux pouvoirs acquis au titre de l’état d’urgence pour imposer, sous les motifs les plus vagues, des restrictions au droit de circuler librement et à la liberté de réunion pacifique. Les préfets ont notamment cherché à restreindre le droit de circuler librement d’individus qu’ils considèrent comme susceptibles de tenter de perturber les actions des autorités publiques.
Les États ont le droit, en vertu du droit international relatif aux droits humains, d’imposer des restrictions au droit de circuler librement et au droit à la liberté de réunion pacifique, à des fins de maintien de l’ordre. Cependant, ils doivent démontrer que ces restrictions sont nécessaires pour atteindre leur objectif légitime et proportionnées, et qu’elles ne portent pas préjudice au droit lui-même. L’état d’urgence ne peut pas légitimement être utilisé pour justifier des restrictions non adaptées aux exigences de la situation.
L’imposition de centaines de mesures individuelles restreignant le droit de circuler librement et le droit à la liberté de réunion pacifique pour des motifs vagues et génériques, tel que décrit dans ce chapitre, soulève de sérieux doutes quant à l’efficacité des mesures pour atteindre l’objectif visé, tout au moins dans de nombreux cas. En outre, les autorités ont recouru à l’état d’urgence pour appliquer toutes ces restrictions, en citant souvent des objectifs mal définis liés au maintien de l’ordre. De tels objectifs n’entrent pas dans le champ d’action pour lequel l’état d’urgence a été promulgué et ultérieurement prolongé, à savoir éviter de nouveaux attentats semblables à ceux commis à Paris le 13 novembre 2015.
• Certaines des stratégies et tactiques utilisées par les autorités pour maintenir l’ordre lors de rassemblements publics remettent en cause les arguments selon lesquels elles ne disposent pas de suffisamment d’effectifs de police pour assurer le maintien de l’ordre pendant les manifestations compte tenu de leur mission prioritaire qui est d’assurer la sécurité du public face à la menace d’attentats. Dans de nombreux cas, lors des manifestations, le maintien de l’ordre s’est appuyé sur le même postulat que celui qui sous-tend l’état d’urgence, c’est-à-dire la neutralisation préventive de risques potentiels, plutôt que sur la lutte contre des menaces précises et concrètes. Par exemple, lors des manifestations contre la Loi Travail, les autorités ont à plusieurs reprises déployé des centaines de représentants des forces de l’ordre pour contenir des manifestants pacifiques qui ne présentaient aucune menace concrète à l’ordre public et qui, soit se réunissaient dans des rassemblements publics spontanés, soit se retrouvaient aux points de ralliement de manifestations préalablement organisées.
Le droit international reconnaît que la liberté de participer à des rassemblements pacifiques est un droit inaliénable. Chaque individu participant à une manifestation détient ce droit. Des actes de violence sporadiques ou des infractions commises par certains ne sauraient être attribués à d’autres, dont les intentions et le comportement restent de nature pacifique. Parfois, ces tactiques et ces stratégies ne semblent pas avoir été nécessaires au maintien de l’ordre et elles ont, par conséquent, attenté de manière illégale au droit à la liberté de réunion pacifique.
De plus, dans plusieurs affaires recensées par Amnesty International, les représentants des forces de l’ordre ont eu un recours excessif, arbitraire ou non nécessaire à la force, ce qui a eu pour conséquence de blesser des centaines de manifestants.
En outre, ils ont parfois attenté de manière illégale au droit à la liberté d’expression, en ayant recours à la force ou en faisant obstruction par d’autres moyens aux journalistes et autres professionnels des médias qui couvraient les manifestations.