Plus précisément, certains commentateurs considèrent que ce n’est pas l’état d’urgence qui est banalisé, mais le terrorisme. En effet, faute d’éradiquer le terrorisme, celui-ci aurait perdu son caractère exceptionnel au rythme des attentats qui ont frappé et endeuillé notre pays. Il faudrait considérer dorénavant que ce phénomène mondial menace de manière permanente la vie de tous les Français. La répression ne suffirait plus et il faudrait développer un régime de prévention - reposant philosophiquement sur le principe de précaution et l’objectif du risque zéro- pour rassurer nos concitoyens et l’opinion publique.
Ainsi, alors que la fin de l’état d’urgence s’imposait comme le rappelait depuis des mois le Conseil d’Etat , le Gouvernement - faute de courage politique - a cédé d’une part, à la surenchère sécuritaire et d’autre part, à l’émotion suscitée par les attentats de Manchester et de Londres. Pour répondre aux attentes et aux peurs supposées de nos concitoyens, le pouvoir exécutif propose, en définitive, la création d’une police spéciale du terrorisme. Cette police administrative exclut l’autorité judiciaire et porte atteinte à nos principes fondamentaux, au premier rang desquels ceux de la séparation des pouvoirs et de la protection des libertés publiques et individuelles.
On en veut pour meilleure preuve les trois exemples suivants, parmi tant d’autres :
1) L’avant -projet permet des atteintes à la circulation visant des individus nommément désignés. Est ainsi visée "la personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics.
Il y est fait référence notamment à un comportement qui consisterait à « soutenir ou adhérer à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme... »
Quelle forme devra prendre ce soutien ou cette adhésion ? On n’en sait rien. L’appréciation de ce comportement litigieux relèvera-t-il des seules - et fameuses - notes blanches des services abondamment utilisées depuis 2015 pour justifier perquisitions administratives ou assignations à résidence et très souvent de façon arbitraire ? Le port de la barbe ou d’un vêtement religieux sera-t-il considéré comme un indice de faible intensité suffisant pour craindre une radicalisation de la personne dénoncée ou surveillée ? Tous les musulmans de notre pays sont-ils des suspects potentiels ?
Ces suspects pourront se voir imposer une assignation à résidence qui entre désormais dans l’arsenal législatif de droit commun. La condition de la condamnation pénale préalable disparaît, le Ministre de l’Intérieur ou les préfets décideront de cette assignation qui pourra s’accompagner d’un dispositif de surveillance électronique (bracelet électronique). Le Gouvernement s’apprête ainsi à créer une catégorie de citoyens de seconde zone sur la base du soupçon et non de constats objectifs, citoyens privés de leur liberté d’aller et venir, ostracisés dans leur vie quotidienne.
2) Notre espace de vie privée peut potentiellement se réduire à peau de chagrin si nous sommes soupçonnés. En effet, il est prévu de contraindre la personne assignée à résidence « à déclarer ses identifiants de tout moyen de communication électronique » .
Il s’agit d’une véritable atteinte au droit de se taire, de ne pas s’auto-incriminer et enfin à la présomption d’innocence. À cet égard, le fait que nous soyons dans un cadre administratif et non pénal, devrait au contraire inciter le Gouvernement à être encore plus attentif au respect de ces droits. C’est l’inverse qui s’est produit sous la houlette du Ministère de l’Intérieur. Ainsi l’on optimise les perquisitions administratives sous couvert de la bénédiction du préfet et de la seule information - et non autorisation - du Procureur de la République, pourquoi s’embarrasser du contrôle et de l’autorisation a priori du juge judiciaire ?
3) L’avant-projet de loi litigieux sacrifie le pouvoir judiciaire au profit du pouvoir exécutif. En perpétuant dans le droit commun, la tradition de méfiance à l’égard de l’autorité judiciaire telle qu’elle était inscrite dans les gènes de l’état d’urgence, le Gouvernement bouleverse nos équilibres institutionnels et sape les fondements de notre démocratie. Ce texte s’inscrit non seulement à rebours de nos traditions historiques, politiques et philosophiques, mais aussi de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
L’article 66 de la Constitution qui énonce que le juge judiciaire est « gardien de la liberté individuelle » est écarté d’un revers de main !
Seul le Conseil d’Etat aura vocation à contrôler a posteriori cette police administrative aux pouvoirs de plus en plus exorbitants.
Face à la sidération des politiques devant le phénomène terroriste, la seule réponse peut-elle être sécuritaire ? Doit-on abandonner nos traditions, les valeurs de la République, le respect de nos principes sur l’autel de la sécurité ?
Comment ne pas voir que cette dérive autoritaire du nouveau pouvoir renforce la menace terroriste ? Car elle porte en elle la stigmatisation d’une partie de nos compatriotes : la haine, l’incompréhension se nourrissent de l’humiliation et de l’exclusion.
La volonté des terroristes est de déstabiliser notre pays et nos institutions. Faire entrer l’état d’urgence dans le droit commun, c’est leur donner raison. Transformer à marche forcée notre pays en un État policier, c’est leur donner raison. Banaliser l’état d’urgence ou le terrorisme, c’est aussi leur donner raison.
À défaut de sursaut républicain, de réaction de la société civile, de divines surprises du côté du Conseil d’Etat et du Conseil Constitutionnel, la potion concoctée par le Gouvernement s’avérera bien amère et indigeste . Nous vivrons alors dans l’abaissement et la tristesse car rien n’est plus désolant qu’un pays qui oublie son histoire.
Emmanuel DAOUD, avocat au Barreau de Paris