Le projet de loi « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » doit être voté en première lecture à l’Assemblée nationale, mardi 3 octobre. Une loi qui, selon l’exécutif, doit permettre « une sortie maîtrisée de l’état d’urgence ». Mais de nombreux défenseurs des libertés publiques ainsi que des députés de l’opposition y voient au contraire une façon d’instaurer un état d’urgence permanent, en faisant entrer dans le droit commun certaines de ses mesures.
Entretien avec Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférences en science politique à l’université Paris-VIII et auteure de Justice d’exception : l’Etat face aux crimes politiques et terroristes.
Camille Bordenet – Pourquoi une nouvelle loi antiterroriste ?
Vanessa Codaccioni : Cette nouvelle loi antiterroriste s’inscrit dans deux logiques. Une logique propre à l’antiterrorisme français qui est d’empiler et de multiplier les législations d’exception. De ce point de vue-là, cette loi s’inscrit dans un processus historique de renforcement continu de l’appareil antiterroriste. D’un autre côté, cette loi est assez inédite dans le sens où elle vise à sortir d’un régime d’exception tout en en gardant le caractère sévère et répressif. C’est en ça qu’il y a à la fois continuité et innovation.
Cette nouvelle loi était-elle nécessaire par rapport au dispositif existant ?
L’argument de la nécessité est très important dans ce type de débat. En France, à chaque fois qu’on veut justifier un dispositif d’exception, on va dire qu’il est « nécessaire », parce que l’appareil antérieur est insuffisant et incapable de lutter contre le terrorisme.
Or, tous les défenseurs des droits qui se sont penchés sur les lois existantes ont montré que cette nouvelle loi n’était justement pas nécessaire. Il faut rappeler que la France a une très longue expérience des attentats, qu’elle a longtemps été à l’avant-garde en matière d’antiterrorisme et qu’elle a l’un des appareils antiterroristes les plus puissants d’Europe : on en est à plus de vingt législations en trente ans.
Ne peut-on pas penser que, face à une nouvelle forme de menace terroriste, il fallait un nouveau cadre législatif ?
Cet argument de la nouveauté est toujours avancé pour dire : « Puisqu’il y a un nouveau terrorisme, il faut de nouvelles législations. » Je pense qu’il est faux. Et proprement politique. Bien sûr que chaque terrorisme est différent et que le terrorisme islamiste a une portée meurtrière inédite.
Mais notre appareil judiciaire et nos services de renseignement sont déjà tout à fait capables de démanteler des réseaux et d’arrêter des gens, même préventivement. L’argument de la nouveauté de la menace ne me paraît pas valable, puisque, en France, on dispose déjà d’un antiterrorisme préventif depuis le milieu des années 1990 et d’un arsenal puissant qui a donné beaucoup de pouvoir à la police, aux services de renseignement et à l’administration.
En outre, cet argument de la nouveauté conduit à une fuite en avant vers des dispositifs toujours plus d’exception. Une escalade qui n’est pas près de s’arrêter, puisque les gouvernements répondent toujours aux attentats par de nouvelles lois, voulant prouver qu’ils sont à la hauteur des drames.
En quoi cette nouvelle loi vous semble-t-elle s’inscrire dans l’histoire de la justice d’exception en France ?
Comme de nombreux pays, la France ne sait pas gérer les violences radicales et le terrorisme sans avoir recours à des mesures d’exception. On pourrait remonter à la monarchie, à Vichy, à la guerre d’Algérie. La France a toujours eu tendance à multiplier les mesures répressives d’exception contre des ennemis intérieurs. On procède par une mise en équivalence : à violence exceptionnelle, justice exceptionnelle.
« UN BASCULEMENT D’UNE JUSTICE D’EXCEPTION JUDICIAIRE, AUX MAINS DES JUGES, À UNE JUSTICE D’EXCEPTION POLICIÈRE ET ADMINISTRATIVE »
Mais si l’exception a pu longtemps être pensée comme réellement provisoire, à partir de la Ve République et de la guerre d’Algérie, on va commencer à vouloir l’inscrire dans la durée, donc à la banaliser. Aujourd’hui, on ne peut donc plus parler de mesures exceptionnelles – c’est-à-dire temporaires – mais de mesures d’exception, qui durent dans le temps. C’est en ça que cette nouvelle loi antiterroriste, comme les précédentes, s’inscrit dans une utilisation politique de l’exception devenue classique sous la Ve République.
Aujourd’hui, on voit même que le Parlement devient l’outil de la banalisation de l’exception : celle-ci n’est plus décidée, comme auparavant, par le chef de l’Etat, mais on va la faire voter par les représentants de la nation. L’exception s’inscrit ainsi dans le droit.
Si cette nouvelle loi s’inscrit dans la continuité de notre justice d’exception, c’est aussi parce qu’elle ne fait que renforcer un basculement d’une justice d’exception judiciaire, aux mains des juges, à une justice d’exception policière et administrative, dominée par les services de renseignement et l’administration via les préfets et la police.
Cette loi vous semble-t-elle instaurer un « état d’urgence permanent », comme le lui reprochent certains ?
Je n’aime pas cette expression d’« état d’urgence permanent », ni celle d’« état d’exception permanent », parce que ça renvoie à l’image d’une chape de plomb qui s’abattrait sur tous les individus. Or, le propre de l’état d’urgence, c’est d’être discriminatoire, de ne viser qu’une petite partie de la population. Donc, pour moi, il n’y a pas « d’état d’urgence permanent », mais plutôt des individus criminalisés qui vont être en permanence mis dans un statut d’infériorité juridique.
En outre, ce n’est pas tant l’état d’urgence qui est permanent, que des mesures d’exception qu’on va rendre permanentes : les perquisitions administratives, les assignations à résidence, et d’autres nouveautés, tels les périmètres de sécurité ou l’extension des zones de contrôle d’identité.
Cette distinction est d’autant plus importante qu’en créant cette loi le gouvernement n’empêchera pas qu’il soit toujours possible de déclarer l’état d’urgence. Une partie de l’état d’urgence se fond dans le droit commun et est rendue invisible, mais la loi de 1955 ne disparaît pas pour autant.
Quelles mesures de cette loi vous semblent poser le plus problème, et pourquoi ?
Qu’il s’agisse du régime administratif d’assignation à résidence sans contrôle d’un juge a priori, de la possibilité donnée aux préfets d’ordonner des perquisitions après un aval judiciaire ou d’autres, toutes me semblent dangereuses, parce qu’il n’est jamais précisé noir sur blanc dans le texte du projet de loi qu’elles ne s’appliqueront qu’à de potentiels djihadistes, et ce, malgré les engagements du gouvernement.
Il y a bien un « effort » dans la rédaction, en inscrivant le mot « terrorisme » ou en notant « aux seules fins de prévenir des actes de terrorisme ». Or, ces termes sont encore trop flous : ils ne visent pas explicitement le « djihadisme » et n’empêchent en rien, dans le futur, l’inclusion de toute autre activité violente.
« TOUTES LES MESURES SONT SUSCEPTIBLES D’ÊTRE RÉUTILISÉES CONTRE D’AUTRES “CIBLES” ET TOUCHENT DE NOMBREUSES PERSONNES, VOUS, MOI »
La définition du « terrorisme » est vague et évolutive dans le temps. Si aujourd’hui on voit bien à quoi elle fait référence, qu’en sera-t-il dans dix ans ? Qu’est-ce qui sera considéré comme « terroriste » ? A plus court terme, toutes les mesures sont donc susceptibles d’être réutilisées contre d’autres « cibles » et touchent de nombreuses personnes, vous, moi (les contrôles d’identité, les fouilles, etc.), qui n’ont rien à voir avec la commission d’attentat. On sait que la grande dérive de l’exception est son possible détournement contre d’autres cibles — on l’a vu sous l’état d’urgence avec les militants de la COP21.
Ces mesures me semblent aussi dangereuses en cela qu’elles participent d’un renforcement inexorable des pouvoirs de l’administration contre le pouvoir judiciaire, lequel devient le parent pauvre de l’antiterrorisme aujourd’hui. Là encore, on retrouve donc, à côté de cette dérive du détournement des cibles, une autre dérive traditionnelle en France qui est de contourner le pouvoir judiciaire.
Au vu de la menace terroriste qui perdure, l’exécutif pouvait-il prendre le risque de sortir de l’état d’urgence sans garder certaines de ses dispositions ?
Ça dépend de quel risque on parle. Si on parle du risque pour la sécurité des Français, il est très minime. L’état d’urgence n’a pas d’efficacité aujourd’hui dans la lutte antiterroriste : les attentats qui ont été déjoués ces derniers temps ne l’ont pas été par l’état d’urgence mais par la procédure judiciaire ordinaire. On sait aussi que toutes les perquisitions qui ont été menées n’ont donné lieu qu’à très peu de procédures judiciaires.
En revanche, il y avait en effet un risque politique. Il aurait fallu du courage politique pour sortir de l’état d’urgence, courage qui a fait défaut au nouvel exécutif, puisque ce dernier aurait été accusé de laxisme, par la droite et par l’extrême droite, mais aussi par une partie de la population qui est favorable à l’état d’urgence – parce qu’elle est convaincue que c’est efficace.
Donc, ce qu’il manque aujourd’hui sur cette question, c’est aussi de la pédagogie politique : une solution aurait pu être d’expliquer aux Français en quoi l’état d’urgence n’a pas d’efficacité propre contre les attentats aujourd’hui.
Propos recueillis par Camille Bordenet