Face au changement climatique, la classe dominante sera fort probablement contrainte de « faire quelque chose » de nettement plus substantiel que le Protocole de Kyoto. La feuille de route adoptée à Bali en décembre 2007 s’inscrit dans ce cadre puisqu’elle évoque la conclusion avant 2010 d’un nouveau traité basé sur les recommandations du GIEC en faveur d’une réduction très drastique des émissions [1]. Dans cette contribution, on s’interrogera donc sur l’ampleur et le type de politique capitaliste qui pourrait sortir du chapeau des négociateurs. Pour ce faire, on examinera en particulier deux documents : le « rapport Stern » et le « paquet climat énergie » de la Commission Européenne.
Retour sur le « rapport Stern »
Révélé en octobre 2006, le rapport rédigé par sir Nicholas Stern à la demande du gouvernement britannique constitue la première tentative de réponse des économistes aux recommandations des climatologues [2]. Cette tentative se heurte à de nombreuses difficultés théoriques qui renvoient à l’inadéquation fondamentale de la valeur en tant que mesure purement quantitative de la richesse. Mais nous n’aborderons pas cet aspect ici. [3] Dans le cadre de cette contribution, nous nous concentrerons plutôt sur la proposition elle-même.
Stern propose une stratégie de moyen terme dans un environnement mondialisé et flexibilisé au maximum afin que la nature, le secteur, le lieu et le moment des investissements de réduction des émissions (ou d’augmentation des absorptions de carbone) puissent être optimisés en fonction du coût. L’efficacité du dispositif reposerait sur l’ajustement périodique du prix du carbone par un mécanisme de gouvernance mondiale, afin que ce prix reflète en partie le coût du réchauffement à long terme et incite dès lors à la réduction des émissions. Il est essentiel pour Stern que le prix du carbone soit mondial, sans quoi l’incitant serait insuffisant pour ouvrir le marché des investissements bon marché dans les pays du Sud. Le signal prix se concrétiserait soit par le biais d’une taxe, soit par le biais d’un système de plafonnement et d’échange (« cap-and-trade »), ou par une combinaison des deux dispositifs.
Dans l’hypothèse d’une baisse progressive du coût des technologies propres au cours des 30-40 prochaines années, flexibilité et mondialisation permettent à Stern d’envisager que le marché pilote automatiquement le phasage des mesures et leur localisation géographique :
– les pays du Sud accueilleraient plus de 50% de l’effort de réduction réalisé par les entreprises des pays développés, sous la forme d’investissements propres générateurs de crédits de carbone utilisables comme droits d’émission ;
– le pilotage par les coûts permettrait de recourir en premier lieu aux investissements les moins coûteux, tels que la sauvegarde des forêts tropicales existantes et les nouvelles plantations d’arbres, la hausse de l’efficience énergétique dans les pays en développement et l’utilisation accrue des agrocarburants, par exemple ;
– en parallèle, les budgets publics des pays développés devraient intervenir massivement pour financer la recherche sur les énergies alternatives, ainsi que pour offrir des primes à leur mise en œuvre par les entreprises. Les économies du Nord pourraient ainsi étaler sur 30 à 40 ans le passage à un système « bas carbone ».
Pire que Kyoto
Le projet de Stern impliquerait plusieurs inflexions négatives de la politique climatique concrétisée jusqu’à présent dans le protocole de Kyoto :
– les « mécanismes de projet » générateurs de crédit de carbone devaient, selon le Protocole, rester des moyens complémentaires aux efforts domestiques de réduction des émissions par les pays développés. Stern, lui, élimine cette notion. Il estime que l’importance du MDP pourrait être multipliée par 40, de sorte que la réduction des émissions des pays du Nord pourrait être très largement délocalisée dans les pays du Sud ;
– pour faciliter cette délocalisation, l’éventail des possibilités d’acquérir des crédits d’émission serait élargi à de nouvelles technologies ou dispositifs. C’est ainsi que la protection des forêts existantes et le nucléaire deviendraient éligibles dans le cadre du MDP, de même que la capture/séquestration géologique du CO2 ;
– la flexibilisation accrue porterait aussi sur le marché du carbone lui-même : les entreprises pourraient reporter leurs surplus de quotas sur un période ultérieure, ou emprunter une partie de leur quota d’une période ultérieure ;
– enfin, le rapport insiste sur l’importance de la « responsabilisation individuelle » des citoyens. Il recommande de s’inspirer de l’exemple des fonds de pension comme alternative « responsabilisante » à la pension par capitalisation. Cette responsabilisation peut déboucher sur divers dispositifs tels que la distribution de quotas individuels de carbone échangeables (projet du ministre de l’environnement du gouvernement Blair, Milliband) ou le paiement d’un octroi à l’entrée des villes (cf. la « congestion tax » prélevée à l’entrée des véhicules dans Londres, Stockholm, etc.).
Dans ce schéma libéral global et flexible, le concept de « responsabilité commune mais différenciée » des pays du Nord et du Sud, qui est à la base de la Convention Cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique, serait contourné, voire vidé de son contenu : les investissements seraient portés à 90% par les entreprises du Nord, les réductions d’émission seraient réalisées à plus de 50% dans les pays du Sud, et les crédits de carbone correspondants reviendraient au Nord... Sous la contrainte du prix unique du carbone, le Sud serait transformé en grand marché pour l’industrie impérialiste des technologies « propres » (suppression des droits de douane sur les produits bas carbone). Comme dit Stern avec une pointe d’humour : « Un avantage majeur des systèmes d’échange de droits d’émission est qu’ils permettent d’envisager séparément l’efficience et l’équité ». [4]
La facture serait transférée aux consommateurs, par l’intégration du prix du carbone au prix des biens et des services. Dans les pays en développement, ce transfert reviendrait à faire payer aux populations l’intégralité de la facture du réchauffement, au prorata de leurs achats. Dans les pays développés bénéficiant d’un système de sécurité sociale, les rentrées de la taxe carbone ou le produit de la vente des quotas serviraient à diminuer les charges sociales afin d’éviter les distorsions de concurrence par les pays à bas salaires.
La forêt a bon dos
Les idées libérales de Stern ont le vent en poupe. La décision relative aux ’puits de carbone’ forestiers, à Bali, en atteste. Selon Kyoto, seules les plantations nouvelles d’arbres sont génératrices de crédits de carbone dans le cadre du MDP. Or, à Bali, il a été décidé d’étendre le mécanisme à la protection des forêts existantes contre la déforestation, et même contre la dégradation. L’enfer, ici, est vraiment pavé de bonnes intentions vertes. On ne pourrait évidemment que se réjouir si un coup d’arrêt était donné à la destruction de la forêt tropicale… Mais pas si ce coup d’arrêt générait des crédits de carbone si bon marché qu’ils permettraient aux économies capitalistes développées de différer, voire d’éviter les efforts de réduction qu’elles devraient entreprendre, tout en accaparant les ressources forestières au détriment des communautés. Or, c’est de cela qu’il s’agit.
Selon Stern, un crédit carbone généré par la protection des forêts ne coûterait que 5 dollars (les quotas de carbone sur le système européen oscillaient entre 12 et 27 €/t début 2007). La Banque Mondiale - dont Stern a été économiste en chef - a déjà mis en place un fonds spécifique. L’agriculture itinérante, le pâturage extensif dans les forêts claires ainsi que d’autres utilisations traditionnelles de la forêt risquent fort d’être pointés du doigt comme « déforestation » et « dégradation ». L’analyse de certains projets de protection déjà mis en œuvre hors MDP ne laisse guère de doutes. Un exemple édifiant est le projet de protection forestière dans la zone du Rio Bravo, au Belize. Géré par une ONG américaine, ce projet a fait l’objet d’une publication du Tyndall Center qui montre comment les populations mayas qui ont façonné l’écosystème de la région en sont spoliées et chassées pour vendre des crédits. [5]
Le chiffrage du cynisme
En toute orthodoxie néolibérale, l’efficacité du plan Stern serait fonction du degré d’incitation - plus exactement de contrainte - exercé par le prix du carbone. Mais, en pratique, un prix trop élevé compromettrait tout le montage, puisque celui-ci est basé sur la possibilité pour les économies du Nord de gérer la transition technologique en douceur, sur 30-40 ans. C’est pourquoi Stern, qui écrit à la première page de son rapport que « le changement climatique est l’échec le plus large du marché », change brusquement de ton à la page 247 : il faut « éviter d’en faire trop et trop vite », car « une grande incertitude demeure quant aux coûts de réductions très importantes. Creuser jusqu’à des réductions d’émissions de 60% ou 80% ou plus requerra des progrès dans la réduction des émissions de processus industriels, de l’aviation et d’un certain nombre de domaines où il est difficile pour le moment d’envisager des approches effectives en termes de coûts » [6].
Qu’on puisse se passer de la production d’armes, ou de la publicité, ou renoncer à une partie significative des transports en avion - bref mettre en question la logique productiviste d’un système qui « en fait trop et trop vite », ne vient évidemment pas à l’idée de Nicholas Stern. « Eviter d’en faire trop et trop vite » signifie pour lui miser sur une stabilisation de la concentration atmosphérique autour de 550 ppmv de CO2 équivalent. Ces 550 ppmv correspondent à la limite supérieure du seuil de dangerosité (que les scientifiques situent entre 450 et 550 ppmv). Stern admet lui-même qu’il y a dans ce cas plus de 50% de risque de dépasser 2°C de hausse de la température, mais il n’y aurait pas moyen de faire autrement, selon lui, sans provoquer une grave crise économique.
Un intérêt du rapport est qu’il permet pour ainsi dire de chiffrer le cynisme capitaliste. Stern, en effet, estime que le coût de la stabilisation équivaudrait à 1% du PIB mondial dans le scénario 550 ppmv, et grimperait à 3% dans le scénario 450 ppmv. Un pour cent du PIB mondial représente environ 400 milliards de dollars. Il serait donc excessif de consacrer 1200 milliards de dollars au sauvetage du climat, cette affaire n’en vaut pas plus de 400. Il est difficile de ne pas mettre ce choix en rapport avec le fait que, au-dessous de 3°C de hausse de la température, les effets du réchauffement frapperaient essentiellement les populations non solvables des pays du Sud, pays dont Stern dit avec désinvolture que, « vu leur géographie » ils sont « déjà trop chauds » [7]... Car qui dit que 3% du PIB mondial représenterait une défense excessive ? Et excessive par rapport à quoi, quand on sait que les dépenses d’armement se montent annuellement à quelque 1050 milliards de dollars, ou que les surprofits du secteur pétrolier oscillent autour de 1300 milliards d’Euros par an ?...
La Commission pose son « paquet »
Dévoilé en janvier 2008, le « paquet climat-énergie » de la Commission Européenne pour la période 2013-2020 fournit une autre indication des projets climatiques de la classe dominante [8]. Le « paquet » est un ensemble de propositions pour concrétiser les objectifs à atteindre en 2020, tels qu’ils ont été adoptés par le Conseil en mars 2007 :
– augmenter de 20% l’efficacité énergétique ;
– réduire de 20% les émissions de gaz à effet de serre ;
– porter à 20% la part des sources renouvelables dans la consommation énergétique totale de l’UE ;
– porter à 10% la part des agrocarburants dans la consommation totale des véhicules.
L’UE a le mérite d’être la seule instance de type étatique à avoir fixé un seuil à ne pas dépasser : maximum 2°C de hausse de la température par rapport à la période préindustrielle. Cependant, les objectifs du Conseil ne sont pas cohérents avec cette prise de position : le GIEC recommande aux pays industrialisés de réduire leurs émissions de 25 à 40% d’ici 2020. L’UE précise qu’elle portera son objectif à 30% de réduction si un accord international « satisfaisant » est conclu. Mais ce chiffre reste dans la partie basse de la fourchette des recommandations du GIEC. Pourquoi 30%, pourquoi pas 45% ? Devant les caméras, l’UE bichonne son image de champion dans la lutte contre le réchauffement ; en fait, elle balise de façon restrictive la négociation d’un traité international post-Kyoto.
Revenons au « paquet ». Il comporte une directive sur la promotion des renouvelables, une série d’amendements au système communautaire d’échange des quotas d’émission (SCEQE) et un accord de partage des réductions d’émission dans les secteurs non-couverts par ce SCEQE (transport, bâtiments, services, petites installations industrielles, secteur des déchets) [9]. Dans le cadre de cette contribution, on se concentrera prioritairement sur le SCEQE, « la pierre angulaire de la stratégie de l’UE pour lutter contre les changements climatiques », selon la Commission. [10]
Retour en arrière
Pour comprendre, il faut faire un retour en arrière. Le Protocole de Kyoto enjoint à l’UE de réduire ses émissions de 8%. Cet objectif a été réparti entre les Etats membres. Afin de faciliter la tâche aux entreprises polluantes, l’UE a notamment décidé de recourir à un des trois « mécanismes de flexibilité » du Protocole : la création du SCEQE. Celui-ci ne concerne que les émissions de CO2 par les industries grosses émettrices : production d’électricité, raffinage d’hydrocarbures, sidérurgie, verre, céramique, brique, chaux, papier, ciment... (50% du total des émissions). Les entreprises concernées ont reçu des quotas des Etats membres (un quota = une tonne de CO2). La réduction des émissions est assurée par le truchement des Plans Nationaux d’Allocation que les gouvernements soumettent à la Commission. De la sorte, Bruxelles veille à ce que chaque pays réalise sa part de l’effort. Les volumes d’émissions sont vérifiés par les administrations des Etats membres. Chaque année, les entreprises concernées doivent remettre à celles-ci le nombre de quotas correspondant au tonnage émis pendant les douze mois écoulés. Celles qui n’en ont pas assez doivent payer une amende (40Euros/t dans la phase 1, 100Euros/t dans la phase 2) ou acheter des quotas à celles qui ont un surplus.
Le SCEQE a été divisé en deux phases : une phase de lancement 2005-2007 et une phase 2008-2012 correspondant à la période d’engagement de Kyoto. Pour la première phase, et à 90% pour la seconde, les quotas ont été alloués gratuitement. Les Etats ont négocié avec les entreprises pour fixer les objectifs d’émission de celles-ci, sur base des projections de production fournies par les employeurs. Ceux-ci ont évidemment eu tendance à gonfler leurs chiffres. Les administrations se sont montrées compréhensives, pour ne pas nuire à la compétitivité. Trop de quotas ont donc été alloués lors de la phase 1 : pour la première année, les autorités ont distribué des droits pour 1848,6 millions de tonnes de CO2, alors que les émissions des 11.500 entreprises concernées n’ont été que de 1785 millions de tonnes.
Cette surallocation a eu trois conséquences combinées :
1°) le prix de la tonne de CO2 a chuté brutalement début 2005, de 30 à 10 Euros/tonne ;
2°) les patrons ont préféré acheter des droits de polluer plutôt que d’investir dans des technologies propres ;
3°) les entreprises disposant de trop de quotas ont réalisé un bénéfice exceptionnel en vendant le surplus sur le marché du carbone.
Les délices du SCEQE…
Le dernier point ci-dessus gagne à être illustré par quelques exemples. En 2005, la sidérurgie européenne empochait près de €480 millions de bénéfices exceptionnels (1% du chiffre d’affaires de la filière fonte) en vendant 39Mt de quotas excédentaires. En parallèle, des bénéfices juteux étaient réalisés par les électriciens : comme leur clientèle est captive et que le marché est libéralisé, ils ont pu répercuter sur les tarifs le prix de marché des quotas de carbone… qu’ils avaient reçu gratuitement. En Allemagne, l’organe officiel de lutte contre les cartels a accusé le producteur d’électricité RWE de manipuler le marché. L’entreprise avait empoché un surprofit de 1,8 milliards d’Euros. Elle s’est défendue en arguant que la valeur des actifs doit être répercutée dans les prix [11], que c’est normal et que « c’est le seul moyen pour que la politique climatique puisse progresser à travers des mécanismes économisant l’énergie et des investissements sur des sites de production plus efficients » [12] . En Grande-Bretagne, au même moment, le secteur de l’électricité réalisait un bénéfice extra de 800 millions de livres sterling [13]. Même les compagnies pétrolières faisaient des surprofits : Esso (10 millions£) BP (17,9 M£), Shell (20,7 M£). [14]
Il faut souligner que ces bénéfices n’ont pas été investis, ou alors marginalement, dans la recherche ou dans l’application des technologies « bas carbone ». Le secteur de l’acier, par exemple, ne consacre que 45 M€/an (moins de 0,5% de son chiffre d’affaire) au programme de recherche ULCOS, qui est financé à 50% par la Commission Européenne. Quant aux électriciens, rien ne les empêche d’investir leurs superprofits dans la construction de centrales au charbon. Le groupe RWE, qui détient le record des surprofits empochés grâce au SCEQE, détient aussi le record européen des émissions de gaz à effet de serre dans le secteur de l’électricité (alors qu’il n’est que le troisième producteur de courant dans l’UE). Ce n’est pas près de changer puisque l’entreprise est en train de construire la plus grande centrale au lignite du monde [15]. Il est donc clair que la politique des quotas échangeables, censée lutter contre le changement climatique, renforce les secteurs gros émetteurs de gaz à effet de serre, alors que ces secteurs tentent de freiner cette lutte et de retarder au maximum l’abandon des combustibles fossiles.
…et la volupté du MDP
L’échange de quotas n’est pas le seul mécanisme de flexibilité mis en œuvre par l’UE. Celle-ci a en effet décidé que le SCEQE serait lié, à partir de 2008, aux deux autres mécanismes prévus par le Protocole de Kyoto : le Mécanisme de Développement Propre (MDP) et la Mise en Oeuvre Conjointe (MOC). Comme on le sait, le MDP et la MOC sont deux dispositifs similaires permettant de générer des crédits de carbone à travers des investissements propres dans les pays en développement et en transition, respectivement. Sauf exceptions, ces crédits de carbone (appelés réductions d’émission certifiées – REC- dans le cas du MDP et unités de réduction d’émission -URE – dans le cas de la MOC) équivalent donc à un droit d’émission du SCEQE et sont négociables sur le marché européen des quotas.
Une limite a été mise à l’utilisation de ces crédits. But théorique : ne pas miner l’incitation à réduire l’intensité en carbone au sein même de l’UE. Effet pratique : nul, tant les volumes autorisés sont importants. Alors que les émissions annuelles des Etats membres doivent diminuer de 130 Mt environ au cours de la phase 2, 280 Mt de carbone sous forme de crédits seront autorisés à entrer chaque année dans le SCEQE ! [16] A la limite, n’était la lourdeur administrative du MDP, les entreprises du SCEQE pourraient externaliser vers les pays du Sud et de l’Est l’intégralité de leur effort de réduction. [17]
En attendant, cette liaison SCEQE-MDP-MOC ouvre d’énormes opportunités aux multinationales. Celles-ci peuvent en effet présenter les investissements de leurs filiales hors UE comme des contributions au « développement propre » des pays hôtes. Selon Kyoto, une des conditions pour que des crédits soient reconnus est d’être générés par des investissements qui n’auraient pas été réalisés de toute façon. En pratique cependant, ce « principe d’additionalité » est appliqué de façon élastique. Exemple : dans son usine de Tubarao, au Brésil, ArcelorMittal a réalisé un investissement pour brûler les gaz de haut-fourneau afin de produire de l’électricité. C’est un investissement banal. On peut penser qu’il aurait été réalisé un jour ou l’autre, car il permet à l’entreprise de réduire sa consommation énergétique. N’empêche qu’il a été accepté par l’Executive Board du MDP, de sorte qu’il procurera à la multinationale 430.000 tonnes de crédits échangeables [18].
Dans la mesure où un investissement aurait été réalisé de toute manière, on peut considérer que les crédits générés sont gratuits, à l’instar des quotas dans le cadre du SCEQE. Mais leur utilisation peut être encore plus profitable. En effet, s’ils ne servent pas à couvrir les émissions des filiales dans l’UE (donc à éviter des investissements plus coûteux de réduction des émissions dans ces filiales), ils peuvent être vendus sur le marché européen du carbone en jouant sur l’importante différence de prix entre les crédits de carbone bon marché des systèmes MDP-MOC et les crédits de carbone plus chers, issus du SCEQE. Selon un analyste de la banque Fortis, cette différence de prix était de 47% en 2007. Globalement, l’opportunité de surprofit était évaluée à 1milliard de $ par an. [19]
Les amendements au système
Examinons maintenant les principaux changements que la Commission propose d’apporter au SCEQE dans le cadre du « paquet climat-énergie » 2013-2020 :
1°) étendre le SCEQE à de nouveaux secteurs et à de nouveaux gaz : émissions de CO2 de la pétrochimie, de la fabrication d’ammoniac, du secteur de l’aluminium ; émissions de N2O de divers secteurs de la chimie, émissions de perfluorocarbone de l’industrie de aluminium. [20] Par ailleurs, la Commission propose de remplacer les 27 Plans Nationaux d’Allocation par un seul plan fixant un plafond européen d’émissions. Lié à des règles harmonisées pour l’allocation des quotas, ce plafond serait abaissé linéairement de 1,74% par an, ce qui donnerait une réduction de 21% des émissions des secteurs couverts par le SCEQE en 2020, par rapport à 2005 [21].
Commentaire : le principe d’une réduction linéaire est certes positif. Mais le taux de 1,74%/an ne traduit pas un effort surhumain quand on le compare à la baisse spontanée de l’intensité énergétique : aux USA, qui n’ont pas une réputation de sobriété énergétique, la réduction de la consommation spécifique d’énergie des technologies employées était par exemple de 1,9%/an entre 1980 et 1995 [22].
2°) remplacer progressivement la distribution gratuite par une vente aux enchères. Dès 2013, les quotas du secteur énergétique (où la concurrence des pays à bas salaire ne joue pas) seront intégralement mis aux enchères. D’une manière générale, 60% des quotas devraient être vendus en 2013, et cette proportion augmenterait par la suite. Toutefois, dans les secteurs gros consommateurs d’énergie et très exposés à la concurrence internationale, la Commission se réserve le droit de continuer à distribuer les quotas gratuitement, pour éviter la délocalisation (« fuite de carbone »), ou d’imposer une forme de taxation à l’importation en provenance des pays « sales » [23], en particulier s’il n’y a pas d’accord international post-2012.
Commentaire : il semble probable qu’il y aura abondance relative de quotas et de crédits de carbone en début de période, étant donné
– la surallocation en 2005 (qui a servi de base aux réductions ultérieures),
– le droit de reporter intégralement les surplus de quotas de la deuxième phase sur la troisième,
– le droit d’utiliser dans cette troisième phase les crédits MDP et MOC qui n’auront pas été employés au cours de la deuxième,
– le fait qu’une partie des secteurs continuera de recevoir des quotas gratuits (en excès, si la procédure d’allocation aux nouveaux entrants reste la même qu’en 2005).
Le prix d’achat des quotas en début de période devrait donc être bas, monter progressivement au fil de l’abaissement du plafond et de la diminution des allocations gratuites, et ne plus connaître d’effondrement en fin de période (vu que les surplus pourront encore être transférés sur la phase 4). En d’autres termes, la mise aux enchères réduira les surprofits mais la poule aux oeufs d’or a encore de beaux jours devant elle.
La Commission annonce des critères harmonisés pour l’octroi des quotas gratuits. Reste à voir dans quelle mesure ils seront conçus pour empêcher les nouveaux secteurs d’actionner à leur tour la pompe à surprofits. Cette préoccupation est en tout cas absente de l’accord entre Etats membres sur l’inclusion des compagnies aériennes dans le SCEQE à partir de 2012 : les compagnies (qui ne s’engagent à rien de plus qu’à stabiliser leurs émissions !) recevront 90% de leurs quotas gratuitement… mais rien ne les empêche de considérer le prix de marché du carbone comme un coût à transférer sur les tarifs des vols. [24]
3°) Garantir la flexibilité procurée par les crédits de carbone. Il faut savoir qu’en l’absence d’accord international post-2012, les entreprises n’auraient plus la possibilité de recourir aux URE, qui sont conditionnées par les objectifs de réduction auxquels souscrivent les pays en transition. Les REC seraient toujours accessibles, mais la Commission veut pouvoir utiliser la carotte du MDP pour contraindre les pays du Sud à participer plus activement à la politique climatique. [25] Deux scénarios sont donc proposés :
– en l’absence d’accord international (cas de figure où l’UE réduit ses émissions de 20%), les entreprises européennes pourront utiliser le reliquat des crédits MDP-MOC de la deuxième phase. Comme on l’a vu, le plafond pour ces crédits est très élevé. A tel point que les entreprises pourraient couvrir par ce biais plus du tiers des réductions requises au cours de la période 2012-2020, selon la Commission [26] ;
– en cas d’accord post-2012 (cas de figure où l’UE réduit ses émissions de 30%), le surcroît de réduction d’émissions correspondant à l’objectif de 30% pourrait être couvert à 50% par les crédits MDP-MOC, l’usage global des crédits étant par ailleurs limité annuellement à 3% de l’ensemble des émissions des Etats membres, ce qui représenterait un quart environ de l’effort total de réduction. [27]
Commentaire : la tendance générale pointe clairement en direction d’une externalisation croissante de l’effort de réduction, comme dans le rapport Stern.
L’espace nous manque pour explorer les implications sociales du « paquet », mais elles sont loin d’être négligeables. On épinglera en particulier deux aspects :
– la vente aux enchères des quotas aux électriciens légitime d’avance, selon la Commission, le fait que le prix de marché du carbone viendra gonfler les tarifs du courant. La hausse attendue est de 10 à 15% d’ici 2020 (sans compter l’effet des autres facteurs tels que le renchérissement des combustibles fossiles, ou la libéralisation des marchés). La Commission s’en lave les mains. Pour elle, les ménages n’auront qu’à compenser la hausse en prenant des mesures pour réaliser l’objectif de 20% de hausse de l’efficacité énergétique. On peut s’attendre à des attaques contre le niveau des salaires et des allocations sociales, au nom de la « lutte contre l’inflation »... provoquée en partie par les profits extra des producteurs ;
– la grande abondance de droits, notamment de crédits MOC-MDP bon marché, donne aux multinationales une arme nouvelle pour faire chanter le monde du travail sur le thème « pas de quotas, pas d’emploi… sauf si les travailleurs font des sacrifices » [28]. De manière plus générale, à terme, ce système mettra les multinationales en mesure de dresser encore plus les uns contre les autres les travailleurs des pays du Nord et du Sud.
Insuffisant, injuste, irrationnel… et redoutable
Le capitalisme peut-il se conformer aux recommandations du GIEC pour sauver le climat ? Ce système a déjà prouvé qu’il n’y a pas pour lui de situations sans issue… Notons toutefois que la difficulté, ici, est vraiment considérable étant donné :
a. la nature même du capitalisme en tant que mode de production basé sur la concurrence entre de nombreux capitaux et sur l’accumulation pour le profit privé. Or, c’est la dynamique de l’accumulation (« la croissance ») qui est en cause ici ;
b. le poids déterminant du complexe énergético-industriel bâti autour des combustibles fossiles générateurs de rente ;
c. l’inégalité sociale en général : inégalité découlant des différences structurelles de développement entre pays impérialistes et pays dominés, mais aussi inégalité de classe ;
d. la crise du leadership capitaliste, l’absence d’une puissance hégémonique capable d’imposer une orientation à l’ensemble du monde capitaliste ;
e. le poids des préoccupations électorales à court terme dans le fonctionnement du personnel politique.
On se gardera de faire des pronostics trop catégoriques. Ce qui semble certain, c’est que les ébauches de réponse capitaliste qui se discutent aujourd’hui sont à la fois insuffisantes, injustes, irrationnelles et redoutables.
1°- Insuffisantes. Les principaux projets sont totalement insuffisants pour empêcher le réchauffement de dépasser le seuil probable de dangerosité (+2°C par rapport à l’ère pré-industrielle), donc des risques majeurs pour de nombreux écosystèmes et pour l’humanité, en particulier dans les pays du Sud ainsi que parmi les travailleurs et les pauvres en général.
2°- Injustes. Dans les dispositifs qui se dessinent, toute accentuation de la réponse au changement climatique se traduit par davantage d’injustice sociale (entre Nord et Sud, au Nord, et au Sud) et davantage d’appropriation capitaliste des ressources naturelles, au détriment des populations.
3° - Irrationnelles. Alors que les objectifs qualitatifs de la révolution énergétique (le passage à l’énergie solaire, la sobriété énergétique) devraient commander et structurer les mesures à prendre dès maintenant, le pilotage en fonction des coûts renverse complètement la logique. Ce renversement ne peut que déboucher sur des décisions rationnelles du point de vue partiel des coûts mais profondément irrationnelles du point de vue global des besoins humains. La ruée sur les agrocarburants se place dans ce cadre. [29] La source de cette irrationalité est structurelle, et on retrouve ici la thèse de Marx que la logique capitaliste basée sur la valeur comme indicateur strictement quantitatif conduit à tout envisager à l’envers.
4°- Redoutables. Dans la logique des coûts, toute accentuation de la politique climatique entraîne non seulement un surcroît d’austérité mais aussi des pressions accrues pour le recours à des technologies aux effets dévastateurs. La politique climatique capitaliste centralise et généralise donc à un niveau planétaire les « alternatives infernales » [30] : entre le climat et l’emploi, le climat et le revenu, le climat et le développement, le climat et les droits démocratiques, la mobilité et l’alimentation, etc. Par ailleurs, la vie sur Terre est entièrement fondée sur la chimie du carbone, et le processus de la vie régule la circulation du carbone entre l’atmosphère, la biosphère, l’hydrosphère et la lithosphère. Distribuer des droits de propriété sur le carbone et sur le cycle du carbone (les émissions, les absorptions) à une classe privilégiée, signifie donner à cette classe le droit de réguler la vie en fonction du profit. L’humanité est ainsi confrontée à une question de civilisation majeure. Certes, ce n’est pas la première fois que le capitalisme s’approprie des ressources : cette appropriation est une condition d’existence de ce système. Mais une appropriation à une telle échelle est sans précédent historique, et elle est lourde de conséquences possibles pour les droits fondamentaux de chacun et chacun d’entre nous.
Le capitalisme n’avait encore jamais « ressemblé aussi parfaitement à son concept », selon une expression de Michel Husson [31]. Dans un tel contexte, il ne saurait suffire d’exiger des objectifs plus contraignants en matière de réduction des émissions, comme le font les grandes ONG environnementales. Il est absolument indispensable de remettre en cause radicalement la réponse capitaliste basée sur les mécanismes de marché et d’y opposer une réponse alternative, basée à la fois sur la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement déterminés et sur la gestion de la biosphère « en bon père de famille ».