Dernière minute : Cet article était déjà écrit lorsqu’un accord est finalement intervenu, le 1er février, entre la Région Wallonne et Arcelor Mittal. L’accord stipule que, sur les quelque 4 millions de tonnes de quotas de CO2, annuellement nécessaires à leur fonctionnement, le numéro 1 mondial de l’acier apportera finalement 1,4 million de tonnes ; l’Etat fédéral prendra 600 000 tonnes à sa charge, la Région wallonne, l’essentiel, avec 1,7 million de tonnes, plus une réserve de 600 000 tonnes par an. Le conflit dont il est question ci-dessous est donc clos. Il nous semble néanmoins intéressant d’y revenir, car la problématique est intéressante et pourrait se reproduire à l’avenir. Comme le disait un ouvrier : « C’est pourtant pas logique que ce soient les contribuables qui paient, alors que lui (Mittal) est plein aux as. En même temps, on ne va sûrement pas s’en plaindre » (L.L.B, 2/2/ 2008)
(NDLR)
Nouveau propriétaire de l’entreprise sidérurgique wallonne Cockerill-Sambre (jadis publique à plus de 50%) Arcelor décide en 2005 de fermer le haut-fourneau 6 de Seraing (HF6). Deux ans plus tard, face à un déficit momentané de la production d’acier en Europe et à un renchérissement relatif de la filière électrique, le nouveau groupe fusionné Arcelor-Mittal opte pour la relance de l’outil. Problème : dans l’intervalle, content que cette fermeture l’ait aidé à réaliser sans trop de peine les objectifs climatiques fixés par la Commission Européenne, le gouvernement de la Région wallonne a distribué à d’autres ses quotas d’émission de CO2. Résultat : pour permettre au HF6 de fonctionner, il manque 3,8 millions de quotas pour les années 2008-2009, et 20 millions en tout d’ici 2012. Pas de quotas, pas d’emplois ?
Qui va payer ?
Le problème ne peut laisser personne indifférent dans une région durement touchée par la crise du charbon et de l’acier. En particulier à Liège, où la viabilité de la sidérurgie semble compromise sans une ligne à chaud pour alimenter « le froid »… La Région pourrait fournir les quotas pour 2008-2009 mais, au-delà, il resterait un gros déficit de 15 millions de tonnes [1]. La réserve wallonne pour les « nouveaux entrants » dans le système étant largement épuisée, il faudrait acheter des droits de polluer sur le marché du carbone. Mais qui va payer ?
Pour Arcelor Mittal, le gouvernement wallon n’a qu’à se débrouiller : il a renoncé aux quotas en 2005, puis affirmé qu’il trouverait une solution… Qu’il paie, faute de quoi, pas de HF6. A l’appui de ses menaces, le groupe a déjà reporté deux fois le redémarrage de l’outil, ce qui a entraîné une grève de 24 heures à l’appel du syndicat socialiste (FGTB).
Si elle achetait les quotas pour les donner à Arcelor Mittal, la Région se mettrait en contravention avec le droit européen en matière d’aides publiques. Les autorités wallonnes en appellent donc à la solidarité fédérale et à un geste de l’Europe en faveur d’une solution « créative ». Mais l’Etat fédéral est désargenté. Quant à la Commission, elle exclut toute concession. Bruxelles craint un précédent apportant de l’eau au moulin des forces qui mettent en question la politique des quotas. Une crainte d’autant plus vive que la demande belge coïncide avec l’ouverture du difficile débat sur la proposition du plan d’action climat de l’UE pour la période 2012-2020…
Du côté syndical, on ne sait trop sur quel pied danser. En fait, au-delà des formules rituelles, les organisations ouvrières, particulièrement la FGTB, tendent à ménager Mittal. Elles se tournent principalement vers le pouvoir politique au niveau fédéral, et plus encore au niveau européen. L’UE est accusée de « trahir l’Europe en transférant les pollutions dans les pays d’Afrique ou d’Asie tout en supprimant des emplois sur notre continent » [2]. Le numéro 2 du groupe sidérurgique, Michel Wurth, tient un discours similaire : « On nage en pleine absurdité. Si cet acier n’est pas produit ici il le sera ailleurs dans des conditions plus polluantes » [3]. Cette convergence de vues ne tombe pas du ciel : les syndicats ont cru bon de s’allier à la direction locale d’Arcelor Mittal pour plaider la cause du HF6 auprès de la direction générale. Non sans faire valoir le climat de paix sociale, la productivité du travail ainsi que la bonne volonté des travailleurs.
Le cadeau des quota
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Pour comprendre l’affaire, il faut rappeler que l’Union Européenne, dans le cadre du Protocole de Kyoto, s’est engagée à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 8% au cours de la période 2008-2012. L’objectif a été réparti entre les Etats membres. La contribution de la Belgique, fixée à 58,5 Mt CO2 (7,5% de réduction par rapport à 1990), a été ventilée entre les régions : Wallonie -7,5%, Flandre -5,2% et Bruxelles +3,5% ; le solde (2,4 Mt de CO2) est à charge du fédéral.
Afin de faciliter les réductions d’émissions, l’UE a notamment décidé de recourir à un des « mécanismes de flexibilité » prévus par le Protocole : la création d’un système communautaire d’échange de quotas d’émission (SCEQE). L’idée est que l’achat et la vente de quotas (un quota = le droit d’émettre une tonne de CO2) constitue le meilleur moyen de respecter souplement l’objectif global, car les entreprises qui n’auront pas utilisé tous leurs quotas vendront leurs excédents à celles qui n’auront pas respecté leurs obligations.
La Commission a donc dressé une liste des secteurs gros émetteurs de CO2 : la production d’électricité, la sidérurgie, le verre, la céramique, les papeteries et les cimenteries. Ensemble, ces secteurs sont responsables de la moitié environ des émissions de CO2 de l’UE. Au-dessus d’une certaine taille, les entreprises concernées ont reçu des quotas distribués par les Etats membres. La réduction des émissions est assurée par le truchement des « plans nationaux d’allocation » que les gouvernements soumettent à la Commission Européenne. De la sorte, Bruxelles veille à ce que chaque Etat remplisse sa part de l’effort de réduction [4]. Les volumes d’émissions sont vérifiés par les administrations des Etats membres. Chaque année, les entreprises concernées doivent remettre à celles-ci un nombre de quotas correspondant au tonnage émis. Celles qui n’en ont pas assez sont tenues d’en acheter sur le marché du carbone.
Un point clé à souligner est que, pour lancer ce système au cours de la première phase 2005-2007, l’UE a décidé que les quotas seraient gratuits. Les Etats membres ont donc négocié avec les entreprises pour fixer les objectifs d’émission de celles-ci, sur base des projections de production fournies par les employeurs. Ceux-ci ont évidemment eu tendance à gonfler leurs chiffres. Quant aux administrations, elles se sont montrées compréhensives, pour ne pas nuire à la compétitivité de « leurs » entreprises. Trop de quotas ont donc été alloués. Ce « couac » a trois conséquences combinées, qui révèlent le fossé entre la théorie et la réalité du marché climatique :
1°) le prix de la tonne de CO2 a chuté brutalement début 2005, de 30 à 10 Euros/tonne ;
2°) les patrons ont préféré acheter des droits de polluer plutôt que d’investir dans des technologies propres ;
3°) les entreprises disposant de trop de quotas ont réalisé un bénéfice exceptionnel en vendant leurs surplus sur le marché du carbone.
Les sidérurgistes ont eu leur part
La sidérurgie ne fait pas tache dans ce tableau, loin de là. Au terme de l’année 2005, les maîtres de forges disposaient de 39Mt de CO2 excédentaires [5]. La vente des quotas correspondants leur a rapporté près de 480 millions d’Euros de bénéfices exceptionnels, soit 0,7% du chiffre d’affaires (1% dans le CA de la filière fonte, 0,1% dans le CA de la filière électrique) [6].
Si les patrons avaient une once de responsabilité par rapport au climat, ils auraient investi ces surprofits dans les technologies propres. Mais ce n’est pas le cas. En 2005, Arcelor, qui était pourtant le meilleur élève de la classe, ne consacrait que 0,42% de son chiffre d’affaires à la recherche-développement, Mittal beaucoup moins. Le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC) estime que les technologies existantes permettraient de réduire les émissions sidérurgiques de 24% d’ici 2010. Financé à 50% par des fonds publics, un programme de recherche européen (ULCOS, Ultra Low Carbon Steelmaking) vise à atteindre 30% de réduction en 2020. Or, d’ici 2012, les 48 producteurs d’acier qui participent à ULCOS n’y injecteront ensemble que 45 millions par an. Mittal, avant la fusion avec Arcelor, ne faisait même pas partie de ce consortium [7]…
Les sidérurgistes, on l’a vu, dénoncent la politique climatique de l’UE qui, disent-ils, les expose à la « concurrence déloyale » des pays en développement. Ceux-ci, en effet, ne sont pas soumis (jusqu’à présent) à des obligations de réduction de leurs émissions. On agite donc des menaces de délocalisation. Arcelor Mittal évoque la fermeture de deux outils en Europe si l’UE continue à durcir sa politique climatique [8]. 595 emplois seront supprimés d’ici 2009 à l’aciérie de Grandrange (Moselle). A Liège, la relance du HF6 va de pair avec une offensive visant à accroître encore la compétitivité : il en coûterait au moins 450 emplois dans le chaud et 412 dans le fer blanc, selon certaines sources [9].
Dans leur concert de lamentations sur les « distorsions de concurrence », les employeurs omettent soigneusement de préciser qu’ils sont implantés dans les pays en développement et en transition. Cette implantation leur permet non seulement d’orchestrer la compétition entre travailleurs des divers pays et de profiter des largesses de l’UE dans la distribution des quotas, mais aussi de tirer parti des deux autres « mécanismes flexibles » prévus dans le cadre de Kyoto : le « Mécanisme de Développement Propre » (MDP) et la « Mise en Oeuvre Conjointe » (MOC). Voyons cela de plus près.
Les bonnes affaires du « développement propre »
Le MDP et la MOC sont deux systèmes similaires concernant respectivement les pays du Sud et les pays de l’Est (dits « en transition »). Principe commun aux deux systèmes : les entreprises du Nord qui réalisent dans ces deux catégories de pays des investissements permettant de réduire les émissions (par rapport à un « scénario de base » hypothétique…) acquièrent des droits de polluer au prorata des tonnages de carbone que ces investissements sont censés avoir permis d’éviter. Dans le système du MDP, les projets doivent être soumis à un organe de contrôle mis en place par les Nations Unies (MDP Executive Board) et les réductions d’émissions doivent être certifiés. On distingue donc les « Réductions d’Emission Certifiées » (REC) dans le cas du MDP et les « Unités de Réduction d’Emission » (URE) dans le cas du MOC.
Quand elle a créé son SCEQE, l’Union Européenne a décidé de le lier au MDP et à la MOC, afin de donner encore plus de flexibilité aux entreprises. Il en découle que, sauf exceptions, un quota européen équivaut à une réduction d’émission certifiée du MDP ou à une unité de réduction d’émission de la MOC [10]. En d’autres termes, les REC et les URE sont négociables sur le marché européen des quotas.
Cette liaison SCEQE-MDP-MOC ouvre d’énormes opportunités au capital, en particulier aux multinationales. Celles-ci peuvent en effet présenter les investissements de leurs filiales dans des pays en développement ou en transition comme des contributions au « développement propre » de ces pays. Dans la mesure où ces investissements auraient été faits de toute façon, on peut considérer que les droits de polluer qui en découlent sont gratuits, à l’instar des quotas dans le cadre du SCEQE [11]. Mais leur utilisation est encore plus profitable. En effet, soit ils servent à justifier les émissions des filiales dans l’UE, soit ils sont vendus sur le marché européen du carbone. Dans le premier cas, les entreprises respectent leur quota grâce à investissements dans le tiers-monde (qu’elles auraient généralement faits de toute façon), ce qui leur permet d’éviter les dépenses d’investissement plus coûteuses liées à la réduction des émissions sur le Vieux Continent. Dans le deuxième cas, elles peuvent faire un surprofit supplémentaire en jouant sur l’importante différence de prix entre les crédits de carbone bon marché des systèmes MDP-MOC et les crédits de carbone plus chers, issus du SCEQE [12].
On va voir à travers quelques exemples que le groupe Arcelor Mittal est idéalement placé pour exploiter toutes ces opportunités à son plus grand avantage, grâce notamment à ses 70 sites de production répartis à la fois dans l’UE (anciens et nouveaux Etats membres), dans les pays émergents et dans les pays en transition.
Pologne, Tchéquie, Brésil, Afrique du Sud, Kazakhstan…
De ce côté de l’Atlantique, Arcelor Mittal possède notamment des entreprises en Tchéquie, en Pologne, en Roumanie, au Kazakhstan et en Europe occidentale. En Pologne, le groupe a si bien mené la négociation de ses quotas que sa filiale locale a accumulé en 2005 un excédent de 7,8 millions de tonnes de carbone, ce qui représente un surprofit potentiel de 170 millions de dollars environ [13]. Lorsque Varsovie a élaboré son Plan National d’Allocation pour la deuxième phase du SCEQE (2008-2012), le secteur sidérurgique a tellement protesté contre une première version du texte que les autorités ont revu leur copie et lui ont octroyé 550.000 quotas supplémentaires. Mittal Steel s’en est félicité publiquement [14].
La satisfaction patronale est d’autant moins surprenante que rien n’oblige le groupe à utiliser ses quotas : il peut aussi bien décider de les vendre, ou les capitaliser pour les utiliser plus tard, ou pour les vendre plus tard. Le cours du carbone est indépendant de celui de l’acier, ce qui offre beaucoup d’opportunités. L’exemple de la Tchéquie est instructif à cet égard : Martin Pecina, directeur de l’organisme officiel de lutte anti-trust (UOHS) de ce pays a accusé Mittal Steel de baisser sa production locale au profit de ses usines au Kazakhstan (qui ne fait pas partie du SCQE), afin de pouvoir vendre plus de quotas tchèques en Europe de l’Ouest [15].
Comme le note l’étude réalisée pour le compte de la Confédération européenne des Syndicats (avec la collaboration notamment du Wuppertal Institute), le SCEQE et, d’une manière générale, les mécanismes de marché mis en place par Kyoto, ont notamment pour résultat que le CO2 n’est plus un déchet : c’est un sous-produit dont les possibilités de valorisation co-déterminent la stratégie industrielle des groupes, à l’échelle internationale [16]. Ce sous-produit, Arcelor Mittal en possède des stocks suffisants pour rallumer le HF6. Le problème est que ces stocks ne sont pas à donner : ils sont à vendre. La logique capitaliste est ici à la fois révoltante et imparable. Révoltante parce que les quotas ont été offerts gracieusement aux entreprises. Imparable parce que ces quotas s’échangent aujourd’hui sur un marché et que, sur ce marché, le nombre de quotas nécessaire à la relance du HF6 vaut la bagatelle de 260 millions d’Euros, environ. Pour Mittal, donner les quotas au HF6 reviendrait à renoncer à ces 260 millions, donc à renchérir l’acier liégeois de 50 Euros/tonne par rapport à la production d’autres sites [17]. L’éthique commande de refuser ce raisonnement… mais cela implique de remettre en cause les lois du marché.
Du point de vue de la production de quotas comme activité nouvelle, les pays en développement, avec leurs projets MDP, constituent pour les multinationales un marché en plein développement, à ne pas manquer. Le Nord, pour le moment, ne peut recourir aux unités de réduction MOC-MDP que dans une mesure relativement limitée [18]. Or, cela risque de changer : en effet, au plus les gouvernements se résigneront à admettre que la protection du climat requiert des réductions d’émissions beaucoup plus importantes que celles qui ont été décidées à Kyoto, au plus la pression capitaliste s’accroîtra pour étendre le MDP, voire pour supprimer toute entrave à son utilisation. Cette tendance s’exprime très clairement dans le rapport que Nicholas Stern a consacré à l’économie du changement climatique, dans lequel il plaide pour multiplier par quarante le volume du marché MDP.
C’est dans ce genre de perspective à moyen terme que s’inscrit Arcelor Mittal. Son usine de Tubarao, au Brésil, est la première entreprise sidérurgique du monde dont un projet de MDP ait été reconnu par l’instance de gestion du système. Techniquement, le projet est banal : il s’agit simplement de récupérer des gaz de hauts-fourneaux et de les brûler afin de produire de l’électricité. Mais l’impact sur les émissions est non négligeable. En consacrant une somme modique à un investissement qui aurait sans doute été fait de toute manière, parce qu’il réduit la facture énergétique, Arcelor Mittal générera en dix ans 430.000 tonnes de crédit de carbone échangeables (fin 2006, il en avait déjà accumulé 210.000).
Tubarao est loin d’être un cas isolé. Dans une autre région du Brésil, le groupe espère acquérir 640.000 unités de réduction en substituant des barges géantes aux camions dans le transport de matières. Dans une autre encore – c’est le pompon - l’usage du charbon de bois comme combustible, en remplacement du coke, générerait 10 millions de tonnes de crédit carbone entre 2008 et 2015 [19]. D’autres projets sont en route, en Afrique du Sud notamment.
Arcelor Mittal, producteur de droits de polluer
Mais la toute grosse affaire du MDP, c’est la Chine. Notamment pour les sidérurgistes. Car la Chine n’est pas seulement le premier producteur mondial d’acier : c’est aussi le pays où le potentiel de réduction des émissions sidérurgiques est le plus important. La production d’une tonne d’acier (filières fonte et électrique confondues) y entraîne l’émission de 3,4t de CO2, contre 1,4t en moyenne dans l’UE (1,7t en Amérique latine et 2t en moyenne mondiale). La comparaison des performances donne donc une idée très approximative, mais néanmoins instructive, de la quantité maximum de crédits de carbone qui pourrait être moissonnée par le MDP. En 2004, la Chine produisait 273 millions de tonnes d’acier. Si cette production était réalisée en émettant 1,4tCO2/t, comme dans l’UE, les émissions chinoises passeraient de 928 à 382 millions de tonnes, soit une réduction de 546 Mt. Il faut évidemment tenir compte d’une foule de facteurs qui jouent en sens divers (par exemple : les efforts chinois dans le domaine de l’efficience, d’une part, l’augmentation de la production - 25%/an ces dernières années, d’autre part), mais on comprend qu’il s’agit d’un très gros marché pour l’investissement technologique. Donc aussi, accessoirement, pour la production de crédits de carbone [20].
Une proportion importante des émissions chinoises est due à la mauvaise qualité du matériel et des réseaux électriques, au faible recyclage des déchets, à la petite taille des installations, à la faible efficacité de la conversion thermique, etc. Ce sont des problèmes qui peuvent être résolus à bas prix. Selon certaines estimations, la part des émissions chinoises pouvant être supprimée pour un coût de réduction inférieur à 10 dollars/tonne serait de 38MtCO2 d’ici 2020. Pour être sûr de ne pas rater le coche, Mittal a décidé de sponsoriser très généreusement un plan du PNUD (Programme des Nations-Unies pour le Développement) consistant à investir 1,7 millions de dollars afin de créer des « centres techniques du MDP ». But de l’opération : drainer les projets de développement propre dans pas moins de 12 provinces [21]. Un investissement modeste si on songe aux juteux surprofits découlant de la vente des crédits de carbone.
Arcelor Mittal, en fait, n’est plus seulement un producteur d’acier mais aussi, dans une certaine mesure, un producteur de droits de polluer. Créée de toutes pièces du fait de la stratégie capitaliste de réponse au changement climatique par des mécanismes de marché, cette activité annexe promet de devenir de plus en plus rentable dans les 30 à 40 années qui viennent. Pour ne pas rater de bonnes affaires, le groupe ne se contente plus de faire du lobbying pour obtenir gratuitement des quotas excédentaires pour ses usines (comme en Europe), ou d’investir dans des procédés techniques générateurs de crédits MDP quasi-gratuits (comme au Brésil et ailleurs). Il semble en outre vouloir opérer à un niveau supérieur, peser sur la structuration même du marché du carbone, comme l’indique son soutien à l’opération du PNUD en Chine.
En guise de conclusion...
L’affaire des quotas de CO2 nécessaires au rallumage du haut-fourneau 6 de Arcelor Mittal à Liège montre de façon assez évidente et concrète que les mécanismes de marché décidés à Kyoto et mis en œuvre par l’UE offrent au patronat de nouvelles opportunités de faire des (sur)profits et de se renforcer encore face au monde du travail.
Les employeurs pestent contre la politique climatique mais celle-ci leur procure de coquets bénéfices, acquis grâce à des droits de propriété qu’ils n’ont pas achetés mais qui rapportent gros (droits de propriété sur le cycle du carbone, donc en fin de compte sur l’air !). Les maîtres de forge dénoncent la concurrence des « pollueurs du tiers-monde », mais ils en profitent de deux manières au moins : directement à travers leurs investissements, et indirectement grâce au marché du MDP qui en découle. La politique libérale-climatique leur permet en plus de dissimuler leur propre responsabilité, car ils peuvent imputer à une prétendue obsession politique pour l’environnement un ensemble de pratiques qui découlent en fait, très classiquement, de la guerre de concurrence propre au système capitaliste.
Quant aux gouvernements, alors que le soutien à la compétitivité des entreprises est clairement le fil rouge de leur action, y compris en dernière instance de leur politique climatique, ils ont beau jeu de se présenter comme les défenseurs de l’intérêt général, du « compromis nécessaire entre le social, l’environnemental et l’économique ». Le partage des rôles est remarquable, et pour le moins mystifiant.
Dans cette situation générale, l’affaire de Seraing montre à suffisance que le mouvement ouvrier et la gauche en général ont un urgent besoin de réflexion stratégique fondamentale. Le fait que les rapports de forces sont défavorables ne peut pas être invoqué pour éviter le débat.
Cet article n’ayant pas la prétention de remplacer un travail d’élaboration collectif, on se contentera de quelques considérations, dans l’espoir de stimuler une discussion plus large.
Il nous semble que le mouvement ouvrier commettrait une erreur stratégique majeure en se rangeant d’une manière ou d’une autre dans le camp des sceptiques face au changement climatique. La perturbation du climat est une réalité et ses conséquences menacent de devenir catastrophiques. Les travailleurs et les pauvres en sont et en seront les principales victimes. On ne protégera pas l’emploi dans un secteur comme la sidérurgie en banalisant le risque, ou en le mettant en doute. Ce serait contraire à la démarche globale du mouvement ouvrier. Ce serait d’ailleurs une voie sans issue, tant les constats scientifiques sont devenus incontournables.
Il est vrai qu’une fraction de plus en plus importante de la classe dominante et de son personnel politique utilise le thème du changement climatique pour faire accepter au monde du travail de nouveaux sacrifices, ou pour justifier ceux-ci dans une opinion publique large, et stigmatiser ainsi la résistance des salariés. Le cas du HF6 est exemplaire de ce point de vue : plus de quotas, pas d’emploi… sauf si les travailleurs paient la note. Mais on peut lutter contre cette tendance en mettant en lumière les faux-semblants, les insuffisances, les incohérences et les hypocrisies de la réponse néolibérale au changement climatique, comme nous avons tenté de le faire ici. Plutôt que d’accuser une « hystérie » ou une « frénésie » environnementaliste « d’étouffer notre économie », il serait plus indiqué de changer de perspective. C’est possible, en partant du constat qu’une lutte efficace pour le climat nécessite un changement de cap radical : planification démocratique, revalorisation du secteur public et de l’action industrielle publique (pourquoi a-t-on privatisé Cockerill-Sambre ?!), investissement massif dans les transports publics, plan public de rénovation/isolation des logements, plan public de transfert des technologies propres vers les pays du Sud (comme alternative au marché du MDP), etc.
Si l’on abandonne un instant le dogme néolibéral, on s’aperçoit immédiatement qu’il y a dans ce pays et dans cette région, comme ailleurs, d’énormes possibilités structurelles de réduire radicalement les émissions de gaz à effet de serre. Sans productivisme, mais aussi sans culpabilisation des gens. En améliorant considérablement la qualité de vie, le revenu et la santé de la majorité de la population. Et en donnant du travail et du temps à tous et toutes, notamment aux sidérurgistes. Si la volonté politique d’exploiter ces possibilités était présente, le problème du HF6 ne se poserait même pas. C’est dans ce sens-là que nous proposons d’élaborer une alternative digne de ce nom.
Les travailleurs luttent pour l’emploi, et ils ont mille fois raison. C’est leur rendre un mauvais service que de les dresser contre « la Chine qui pollue » ou contre « la dictature du CO2 » et de chercher sur cette base, au nom du réalisme et de l’urgence, un accord avec la direction d’Arcelor Mittal. L’histoire montre à suffisance que cette orientation de repli régional, voire sous-régional, ne peut mener qu’à livrer les travailleurs pieds et poings liés au patronat. Arcelor Mittal a une stratégie mondiale, le mouvement syndical doit plus que jamais en construire une autre, à la base.
Cet article était déjà écrit lorsque le quotidien Le Soir (1/2/08) a publié un entretien avec Michel Wurth. Tout en refusant d’apporter 1,4 millions de quotas (sur 20 millions) pour faire vivre le HF6, le N°2 d’ArcelorMittal présente le groupe sous un jour très favorable. A l’en croire, le leader mondial de l’acier serait une sorte de mécène amoureux de Liège. « Nous n’étions pas demandeurs de cette relance (du HF6), dit-il, mais nous avons répondu à une sollicitation très forte en provenance de nombreux acteurs en Wallonie ». Touchant…
M. Wurth reconnaît par ailleurs avoir vendu 1,5 millions de quotas reçus gratuitement de la Belgique, au cours de la première phase du SCEQE (2005-2007). En plus de cela, dit-il « fin 2007 nous avions un excédent de quotas, mais leur transfert nous a été interdit par la Commission Européenne pour couvrir la période 2008-2012 ». En effet, ce report de quotas de la première à la deuxième période a été interdit. Mais c’est la moindre des choses : puisque les entreprises avaient gonflé leurs chiffres pour obtenir un surplus de quotas, autoriser le report, cela aurait été légitimer l’arnaque. M. Wurth, lui, trouve normal que la collectivité donne gratuitement aux entreprises des droits de propriété surabondants, qu’elles peuvent ensuite vendre à leur profit exclusif. « Ces quotas ne sont pas un sujet de négociation, dit encore M. Wurth : nous ne sommes pas preneurs d’un partage des sacrifices. » Mais qui parle de sacrifices ? C’est de bénéfices qu’il s’agit, notamment des bénéfices extra qu’Arcelor a réalisés en vendant des quotas qui ne lui avaient rien coûté !
Il faut d’urgence faire savoir à M. Wurth que de très nombreux acteurs, en Wallonie, trouveraient normal que cet argent, qu’ArcelorMittal n’a pas gagné, revienne à la collectivité. Avec son tempérament de mécène, nul doute que le n°2 d’ArcelorMittal se laissera convaincre… A moins que le mécène ne soit en réalité une sangsue ?