Cela aurait dû être une année témoin. L’année 2007 fut au Pakistan celle du soixantième anniversaire de sa fondation, sur les ruines sanglantes de la partition de l’Empire britannique des Indes. Ce fut plutôt une année accusatrice, un terrible réquisitoire, une interminable séquence où s’égrenèrent jusqu’à la caricature les preuves de la faillite de cet Etat conçu, rêvé, pour être le refuge des musulmans de l’ancien Raj britannique tragiquement démembré l’été 1947. Triste commémoration, sur fond d’insurrection islamiste dans les tribus pachtounes, de rébellion séparatiste dans la province du Baloutchistan, de manœuvres d’un général-président résolu à s’accrocher au pouvoir, d’état d’urgence visant à réprimer un mouvement libéral. Et de vague sans précédent d’attentats-suicides dont Benazir Bhutto, égérie ambiguë d’un camp démocrate divisé, est la victime la plus récente.
Pointer Al-Qaida et ses complots planétaires ne suffit pas à prendre toute la mesure du gâchis pakistanais. Cette sinistre année 2007 est la manifestation d’une crise autochtone profonde, multiforme, nourrie par les jeux dangereux de l’Etat, l’armée et l’élite, sous l’oeil complice d’un Occident - Amérique en tête - aveuglé par les calculs à courte vue de la realpolitik.
L’islamisme radical ne tombe pas du ciel au Pakistan. Il fleurit depuis des décennies sur un terreau idéologique qui a été ensemencé par l’Etat lui-même. La dérive était-elle fatale, le piège était-il inéluctable dès lors que cet Etat se définissait dès le départ comme musulman ? Les pères fondateurs du Pakistan, Ali Jinnah en tête, étaient pourtant plutôt laïques. Mais ses héritiers n’ont pas tardé à jouer de la corde islamique dans l’espoir de conjurer l’usure du pouvoir. A partir du moment où la référence à l’islam était le seul facteur d’unité dans un pays fracturé en ethnies rivales - Pendjabis, Sindis, Baloutches, Pachtounes, Mohajirs (réfugiés d’Inde) -, ils n’ont pas hésité à l’instrumentaliser pour recharger leur légitimité défaillante.
Même le père de Benazir Bhutto, le « progressiste » Zulficar Ali Bhutto, qui présida aux destinées du Pakistan dans les années 1970, tomba dans le travers. Il exalta le « socialisme islamique », s’investit avec énergie dans l’Organisation de la conférence islamique (OCI), ostracisa la secte des ahmadis en les déclarant apostats, pour finir par proclamer la charia loi du pays. Son successeur, le général putschiste Zia-ul-Haq, qui le fit pendre en 1979, continua dans la même veine. Il rendit obligatoire la zakat - l’aumône musulmane - et parraina l’expansion foudroyante des madrassas, ces écoles religieuses qui devinrent plus tard des pépinières d’islamistes radicaux. A court terme, ces concessions pouvaient se justifier par la nécessité d’intégrer des partis religieux dans le jeu institutionnel, afin de les neutraliser. Mais, à plus long terme, c’est le contraire qui s’est produit : l’islamisation, validée au plus haut niveau, a gagné les institutions et les esprits. Et ce dans un contexte géostratégique où l’armée pakistanaise couvait de sa sollicitude des groupes djihadistes envoyés comme « chair à canon » au Cachemire - pomme de discorde avec l’Inde rivale - et en Afghanistan.
Ce théâtre afghan a été la deuxième source de dévoiement de la politique pakistanaise. Là encore, il faut remonter à la partition de l’Empire britannique des Indes pour en saisir l’enjeu. En 1947, l’Afghanistan vote contre l’admission du Pakistan aux Nations unies. C’était l’époque où la monarchie afghane, furieuse que le nouvel Etat eût conservé sur son flanc occidental les zones pachtounes dont les Britanniques l’avaient déjà amputée, attisait sur ses frontières l’irrédentisme de ces tribus fières et ombrageuses.
Pour le Pakistan, déjà confronté à la menace indienne sur son flanc oriental, cette hostilité de Kaboul constituait un scénario cauchemar. Il fallait impérativement la réduire en installant dans la capitale afghane des affidés. Les dirigeants pakistanais n’ont cessé dès lors de chercher à « finlandiser » l’Afghanistan afin d’ouvrir dans ce pays une profondeur stratégique vitale dans son conflit avec l’Inde. Pour Islamabad, les maîtres de Kaboul devaient présenter une double caractéristique : ils devaient être issus de l’ethnie pachtoune (cette dernière, contrôlant la capitale afghane, était censée ainsi se détourner de l’irrédentisme des frontières) et se réclamer du pan-islamisme (conçu comme antidote au nationalisme ethnique pachtoune). Même Benazir Bhutto, pourtant tombée en victime de l’islamisme radical, s’est prêtée à ce jeu. C’est sous son deuxième gouvernement (1993-1996) que le mouvement des talibans afghans a émergé, encouragé par son ministre de l’intérieur d’alors, Nasirullah Babar.
Un troisième facteur de crise, qui nourrit le chaos actuel, réside incontestablement dans l’irresponsabilité des élites dirigeantes du Pakistan. Le nouvel Etat a très vite été dominé par les Mohajirs (réfugiés d’Inde), puis le pouvoir est passé entre les mains des Pendjabis, qui contrôlaient l’appareil militaro-bureaucratique. Faut-il rappeler que c’est le refus de cette caste dirigeante pendjabie de respecter les règles de la démocratie électorale qui avait acculé les Bengalis du Pakistan oriental à déclencher la guerre d’indépendance ayant enfanté du Bangladesh en 1971 ? L’arrivée de la dynastie des Bhutto au pouvoir - le père Zulficar Ali Bhutto puis sa fille Benazir - consacrait l’entrée en scène d’un nouveau groupe : les Sindis, censés ouvrir le jeu. Pourtant, en dépit d’une rhétorique populiste, ils se sont comportés en féodaux.
Durant ses deux mandats de premier ministre, Benazir Bhutto se compromit dans une corruption éhontée au profit de son clan. Icône célébrée par ses partisans, elle dirigea aussi sur un mode autocratique sa propre formation, le Parti du peuple pakistanais (PPP), dont elle fut intronisée présidente à vie. La faiblesse de la tradition politique libérale au Pakistan, qui fait aujourd’hui le lit de l’islamisme, a été aussi nourrie par cet accaparement du pouvoir par des castes égoïstes.
Reste une dernière clé de la crise : la complicité de l’Occident, en particulier des Etats-Unis. Alors que leur mission aurait dû être de promouvoir une société civile libérale, les démocraties occidentales n’ont cessé de soutenir des régimes militaires dès lors que le Pakistan apparaissait comme une « ligne de front » : d’abord sous Zia-ul-Haq durant la guerre antisoviétique en Afghanistan des années 1980, puis sous le général Pervez Musharraf au nom de la lutte contre Al-Qaida. Ils ont ainsi prêté la main à la coalition de turpitudes qui plonge aujourd’hui le Pakistan dans le chaos.