• Peux-tu nous parler des mineurs en prison ?
Jean-Marie Blanc – Je ne suis pas persuadé que l’enseignement en prison soit fondamentalement différent d’un autre enseignement dispensé à un public à peu près identique, hors les murs. Mais si on peut convenir que, globalement, les publics sont ressemblants, il en va autrement des structures elles-mêmes. Une prison est une prison, un quartier des mineurs d’une prison se définit d’abord et avant tout par son caractère éminemment carcéral. On pourrait même avancer qu’un quartier des mineurs représente le paradigme, ou la caricature, de la prison : violence exacerbée entre mineurs et personnels, entre mineurs eux-mêmes, rackets, trafics en tous genres. Par exemple, J. a quitté la prison terrorisé par ses pairs, les garçons de son âge. Il était tellement hanté par la peur d’être de nouveau agressé qu’il refusa, pendant de longs mois, de se séparer d’un canif qu’il portait toujours sur lui, et qu’il considérait comme son ultime moyen de défense. Habité par la peur terrorisante de l’autre, qu’il avait découverte en prison, J. aurait pu, « grâce » à la prison, se transformer en criminel, voire en meurtrier. Dans ce cas, il faut bien admettre que c’est le séjour en milieu carcéral qui aurait pu lui « permettre » d’accéder à cette « qualification ». Si la prison pour mineurs peut, à l’extrême rigueur, se concevoir dans des conditions exceptionnelles, il en va de la validité du postulat de l’éducabilité de ces adolescents de ne pas renoncer à la voir disparaître. Notre société ne saurait méconnaître ce postulat, sauf à se renier elle-même en renonçant à une part de son avenir.
• En prison, de quelle administration dépend l’instituteur ? Est-il d’abord un enseignant ou un auxiliaire de l’administration pénitentiaire ?
J.-M. Blanc – Même s’il en est question depuis très longtemps, de façon virtuelle cependant, les liens effectifs entre enseignement et prison datent du début des années 1960 : quinze à l’époque, 350 environ maintenant. Ces enseignants accomplissent la totalité de leur service en milieu carcéral, mais ils restent sous la « tutelle » de l’Éducation nationale (EN). Les rapports entre l’EN et l’administration pénitentiaire (AP) ont été codifiés par deux conventions (1995 et 2002) et une circulaire d’orientation en 2000. Ces trois textes vont, selon moi, dans le même sens, celui de la « pénitentiarisation » de l’enseignement en milieu carcéral, ce qui signifie un glissement de la tutelle des enseignants de l’EN à l’AP. Ce que j’ai appelé « l’éducation nationale version pénitentiaire » a réussi à s’affranchir de la tutelle de l’EN, pour créer une forme de mini-État dans l’État, où ne prévalent plus qu’à la marge les règles ordinaires de l’enseignement en milieu « ordinaire ». Je ne pense pas que les enseignants, les détenus, l’EN, la prison et, a fortiori, la société dans son ensemble, aient quoi que ce soit à gagner à cette « pénitentiarisation », ou à cette inféodation, de personnels éducatifs à une institution dont la fonction première, voire unique, relève du coercitif.
À titre de contre-exemple, le cas de la santé en prison. Depuis 1994, une loi, pas une convention ni une circulaire, a sorti la santé des murs de la prison pour la transférer à l’hôpital le plus proche. Ce sont donc des médecins, des infirmiers, des dentistes, etc., hospitaliers qui effectuent tout ou partie de leur service en prison. Tout n’est pas parfait, bien évidemment. Mais le service de santé rendu ainsi aux détenus s’est considérablement amélioré. C’est pour cette raison, entre autres, que je plaide pour la disparition de cette minihiérarchie de l’Éducation nationale version pénitentiaire, trop inféodée à des instances dont l’enseignement, et ce qui va avec, n’est pas la préoccupation majeure.
• Enseigner en prison, est-ce un projet possible ?
J.-M. Blanc – Compte tenu de ce que je viens de dire à propos des liens entre EN et AP, on pourrait s’attendre à une réponse franche et massive : impossible. Et pourtant ! Même dans les pires des institutions, des interstices peuvent se creuser, des espaces à la fois temporels et géographiques peuvent advenir. Bien entendu, cela sera plus ou moins facile selon la « culture » de l’établissement considéré, selon la personnalité de la direction qui va plus ou moins favoriser, ou à tout le moins ne pas entraver, telle ou telle initiative d’enseignement, de formation, culturelle, etc. Pour revenir à la question, possible ou impossible, je répondrai : nécessaire, éminemment nécessaire. Pour avoir travaillé plus de douze ans à la maison d’arrêt de Nîmes, je peux témoigner de l’intérêt que portent certains détenus à l’enseignement. Ce vocable ne doit pas être pris au sens étroit et rabougri d’instruction. Les matières d’enseignement, les disciplines, sont très souvent secondaires. En revanche, « mes » élèves m’ont souvent dit combien ils appréciaient de venir en classe, un lieu et un temps où d’autres échanges, non surdéterminés par la violente réalité carcérale, pouvaient se déployer. Nous faisions des maths, de la grammaire, de la lecture/écriture…, mais ces matières n’étaient presque que des supports à l’instauration de relations entre égaux se reconnaissant les uns les autres. J’ai analysé que la classe, un lieu et un temps, bénéficiait d’une forme d’extraterritorialité carcérale, où « mes » élèves laissaient à la porte leurs habits de bagnards, afin de réinvestir d’autres faces de leur personnalité, d’autres facettes de leur identité : celles de mère, père, parents d’élèves, travailleurs, chômeurs, consommateurs, citoyens, militants, bref, d’adultes non réduits à un nom et à un numéro d’écrou. Je voudrais dire à quel point les détenus sont sensibles aux marques d’intérêt que leur signifient, en venant les rencontrer, en travaillant avec eux, les « intervenants extérieurs », qui adressent ainsi le message que ceux du dehors, certains au moins, ne sont pas insensibles, ni désintéressés, par ce qui se passe derrière les murs, où se trouvent certains de nos compatriotes, momentanément, au nom du peuple français. Tout ce qui précède n’interdit pas, évidemment, de mettre en question la nature, ni même l’existence, de la prison. Mais c’est une autre histoire.