Il y a un an et demi, début mars 2006, de nombreux commentateurs et observateurs prédisaient un avenir radieux au gouvernement de Michelle Bachelet. (…) Cependant, trois mois à peine après son entrée en fonction, malgré ces perspectives optimistes, son gouvernement s’est retrouvé confronté aux premières surprises. Avec les manifestations des étudiant-e-s du secondaire, va débuter un processus erratique qui débouchera, quelques semaines plus tard, sur le remaniement gouvernemental le plus prématuré dans l’histoire démocratique récente du pays. Sans doute, ce fut un faux pas sérieux, mais pas le seul. Après la « révolution des pingouins » [1], La Moneda [2] n’a pas connu de trève : des problèmes d’approvisionnement énergétiques aux hausses de prix (inhabituelles pour l’économie chilienne de ces dernières années), en passant par les scandales de corruption et le mauvais départ du nouveau système de transport publics, l’inommable « Transantiago ».
Mobilisation syndicale massive
Il ne manquait à ce panorama que les travailleurs-euses : ceux-ci ont commencé à descendre dans la rue avec détermination depuis la grève des employé-e-s de l’entreprise minière d’Etat CODELCO. Et la mobilisation nationale organisée par la Centrale unique des travailleurs (CUT), le 29 août, a constitué une véritable surprise : il y a deux ou trois ans, en effet, la CUT rassemblait à peine 3000 sympathisant-e-s lors du 1er mai. Bien au-delà du dynamisme ou de la passivité de la mobilisation, de la qualité ou de la nature des manifestations, la centrale syndicale a en effet réussi à perturber et à bouleverser la vie quotidienne d’un jour de travail ordinaire, et à mettre à l’ordre du jour ses revendications, bien plus politiques que salariales : l’une des revendications, les plus scandées, pour la première fois avec une telle clarté, c’était de mettre fin au néolibéralisme. Comme lors de toutes les journées de protestation à Santiago, il y a eu des violences, des blessé-e-s et des centaines d’arrestations. La police a matraqué un sénateur socialiste et, durant la nuit, dans les bidonvilles, les habitant-e-s ont construit des barricades et incendié des pneus. A Santiago, ce type d’action se produit, de manière rituelle, pour commémorer divers anniversaires : la journée des femmes (le 8 mars), le jour du jeune combattant (qui rappelle l’assassinat de deux jeunes gens durant la dictature), le 11 septembre (le coup d’Etat de 1973 contre le gouvernement de l’Unité populaire) et le 1er mai. (…)
Effondrement de la popularité de Michelle Bachelet
Bien qu’elle soit menée contre le « modèle néolibéral », la lutte d’Alvaro Martínez [le président socialiste de la CUT, NDT] et des travailleurs-euses se trouve aussi dans une phase très précise : obtenir un salaire digne, ou éthique, selon l’opinion exprimée un mois auparavant par l’évêque Alejandro Goic – une ingérence évidente de l’Eglise catholique dans la politique. Ingérence ou pression, l’intervention de l’évêque a certainement bousculé l’ordre du jour au Chili et mis le problème de l’inégalité des revenus au premier plan.
Michelle Bachelet a connu une baisse de popularité importante durant un an et demi de gouvernement : l’appui des citoyen-ne-s s’est réduit d’un tiers, par rapport au début de son mandat présidentiel. Le 60 % d’avis favorable, dont elle bénéficiait en mars 2006, a baissé à un peu plus de 40 %, dans les mois qui ont suivi les manifestations étudiantes – un appui qu’en raison de divers obstacles permanents, elle n’a pas réussi à récupérer. L’économie chilienne qui enregistrait des taux de croissance élevés durant les années 1990, a subi un recul au début des années 2000, comme effet de la crise asiatique, et n’a retrouvé un meilleur rythme de croissance que durant ces dernières années. Dans ce cadre, les statistiques du chômage ont été élevées durant de longues années et n’ont baissé que récemment. Et la situation actuelle est paradoxale : les protestations ont augmenté malgré la baisse du chômage et une croissance économique plus forte.
Discrédit du néolibéralisme
Dans une conférence de presse, à la veille de la manifestation, la CUT a fait ironiquement allusion aux théories économiques qui prétendent que tôt ou tard la richesse descendra aussi vers les pauvres… Au début des années 2000, un rapport de la Banque mondiale a en effet confirmé les prévisions de certaines ONG et organismes indépendants : la croissance économique soutenue du Chili a été monopolisée par un groupe toujours plus réduit d’entreprises et de personnes ; l’inégalité dans la répartition des revenus et de la richesse classe le Chili parmi les 10 pays du monde avec la répartition la plus déséquilibrée.
Ces facteurs – et bien d’autres – ont discrédité le discours politico-économique qui avait présenté, durant de longues années, les grands bénéfices du marché libre comme moteur du développement. Après plus d’une décennie, la population a perdu confiance dans ces promesses de croissance économique, ce qui s’est aussi exprimé par une perte de confiance similaire dans les politiciens. D’après ce diagnostic, le gouvernement de la présidente Michelle Bachelet a basé une grande partie de son programme sur la création d’un réseau de protections sociales à divers niveaux (prévention, santé, travail et éducation). Mais cela n’a pas été suffisant. La population ressent très profondément le manque de protection et aujourd’hui, de multiples façons, un mécontentement, hétérogène mais large, a commencé à se manifester.
(…) Ce sentiment se développe parmi les travailleurseuses et les mouvements sociaux, commençant à toucher les partis de « la Concertation » et même la droite – qui y voit une opportunité de revenir au pouvoir, à l’occasion des prochaines élections en 2009, comme force hégémonique. On voit donc, sans ordre ni continuité, se développer de manière évidente un discours qui sème le désordre dans ce qui était, il y a encore peu de temps, le meilleur consensus de la politique chilienne.