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Il convient de rappeler que le premier processus constitutionnel s’est déroulé entre octobre 2020 et septembre 2022. Son origine remonte à l’accord signé en novembre 2019 par les partis politiques ayant une représentation parlementaire - à l’exception du parti communiste - comme une issue institutionnelle accordée en réponse à la gigantesque révolte sociale qui avait lieu au Chili à ce moment-là. La détermination de la révolte mettait alors en péril l’ensemble du système politique et les représentations partisanes des trois dernières décennies.
Lors de ce premier processus, la population à été consultée une première fois pour savoir si elle souhaitait ou non une nouvelle constitution et quel type d’organe devrait la rédiger dans le cas ou le oui serait majoritaire. Avec environ 80 % des voix, le « j’approuve » (une nouvelle constitution) et un organe élu à 100 % pour la rédiger l’ont emporté. Cet organe, élu quelques mois plus tard, était composé de manière paritaire, plurinationale et avec la participation de représentants de la population issus de secteurs sociaux historiquement exclus ; pour la première fois, ils ont participé à la rédaction d’une proposition de Constitution, lui conférant une orientation anti-néolibérale marquée. Cette proposition fut rejetée lors du plébiscite du 4 septembre 2022 par une écrasante majorité de 62 %.
Dans un contexte de défaite électorale, de post-pandémie et de démoralisation des forces sociales organisées, le président du pays, Gabriel Boric, a décidé d’appeler à un nouveau processus constitutionnel, cette fois de nature mixte : la nouvelle constitution proposée serait rédigée par un petit comité d’experts nommés par le Congrès, et un organe élu pourrait y apporter des modifications et la sanctionner. Ce second processus fut, dans tous les sens du terme, une négation et une sanction du processus précédent. L’organe élu était composé principalement des partis de droite, avec une hégémonie de l’extrême droite, qui ont fait de la proposition une sorte de retour à la version originale de la constitution de Pinochet de 1980, en la dépouillant des diverses modifications qu’elle a subies depuis 1990 jusqu’à aujourd’hui, au cours de la soi-disant transition démocratique.
Le processus s’est déroulé dans un climat de désaffection générale de la part de la population, renforcé à la fois par une saturation de questions thématiques - ce que divers analystes ont appelé la « fatigue constitutionnelle » - et par un fort sentiment de discrédit à l’égard des « politiciens » en général. Cet état d’esprit a été aussi déterminant, sinon plus, que le contenu de la nouvelle constitution proposée. Cependant, le contenu a bien entendu joué son rôle. Alors que le texte contenait une longue série de cadres légaux régressifs et alarmants, telles que l’octroi d’une hiérarchie infra-constitutionnelle au dessus des traités internationaux sur les droits humains, le débat social s’est concentré sur quelques normes plus ou moins clairement définies, parmi lesquelles celles liées aux revendications féministes ont occupé le devant de la scène.
Parmi celles-ci, les cadres légaux consacrant la protection de la vie de l’enfant à naître et la non-propriété de l’épargne retraite individuelle par l’État ont répandu un véritable sentiment d’inquiétude. En ce qui concerne la première règle, si la Constitution proposée avait été approuvée, elle comportait le risque certain de déclarer inconstitutionnel l’avortement pour trois motifs. Avortement qui avait été abrogé en 1989 par la dictature de Pinochet et n’a été rétabli comme droit au Chili qu’en 2017. L’approbation de la deuxième de ces règles comportait le risque que la loi sur le paiement effectif des pensions alimentaires -qui est entrée en vigueur en 2022-, qui habilite les tribunaux de la famille à ordonner le paiement des pensions dues à partir de l’épargne retraite individuelle du débiteur, soit elle aussi déclarée inconstitutionnelle.
Ces deux cadres légaux profondément patriarcaux, qui constituaient une attaque frontale contre l’autonomie économique, corporelle et de projets de vie des femmes et des personnes enceintes, ont joué un rôle décisif dans l’échec de la proposition de l’extrême droite. En effet, le « contre » à la nouvelle Constitution, qui l’a emporté avec 55,7% des voix, a atteint 70% des voix parmi les électrices de moins de 34 ans. Il s’agit d’un segment social dont l’expérience de politisation s’est produite dans le feu du cycle féministe de masse qui s’est déroulé avec force depuis 2016 au Chili et dont la puissance rayonne encore aujourd’hui.
Les forces institutionnelles ont récemment présenté leurs propres interprétations du résultat. D’une part, le président Gabriel Boric a considéré que toute nouvelle tentative de changement constitutionnel était exclue pour les deux années restantes de son mandat, affirmant qu’avec l’échec des deux propositions constitutionnelles - l’une anti-néolibérale et l’autre néo-pinochettiste - les citoyens ont rejeté la polarisation et la division. Une lecture dangereuse, qui tend à mettre sur un même plan les deux propositions constitutionnelles comme l’expression de « deux extrêmes », dans des circonstances où l’une d’entre elles était conforme aux paramètres élémentaires du cadre international des droits humains, tandis que l’autre les ignorait totalement. Par ailleurs, une lecture qui supprime la nature de classe qui différenciait fondamentalement les deux processus et les deux propositions constitutionnelles, au nom d’une prétendue et fallacieuse impartialité.
Par ailleurs, les partis de droite et d’extrême droite ont été les grands perdants de la période. L’extrême droite parce qu’il s’agissait de sa proposition, élaborée par sa majorité. La droite traditionnelle, parce qu’elle l’a fait sienne et qu’elle s’est encore une fois rangée derrière l’extrême droite. Ensemble, ils cumulaient toutes les ressources économiques et toute l’hégémonie de communication pour gagner. Ils ont fait cavalier seul et sont arrivés en deuxième position. Pour tenter de masquer leur défaite, ils ont esquissé l’histoire selon laquelle, lors de ce dernier plébiscite, les citoyens ont ratifié pour la deuxième fois la Constitution de Pinochet. Ils omettaient ainsi grossièrement le fait que le Chili avait déjà voté contre la Constitution actuelle, réaffirmant ainsi son illégitimité initiale et populaire. Ce résultat leur déplaît. Dans l’immédiat, les calculs d’alliances électorales sont tendus au sein du parti et les chances présidentielles jusqu’alors invaincues du leader de l’ultra-droite, José Antonio Kast, sont entamées.
Lors des élections du 17 décembre, les secteurs populaires n’avaient pas de projet à défendre, mais ils avaient la tâche, celle de résister à l’assaut de la droite sur un plan institutionnel qui aurait produit des ondes d’une ampleur durable et structurelle. Il fallait les faire perdre, et nous avons réussi. Dans notre camps social, le féminisme a une fois de plus joué un rôle clé. Ce seul fait suffit à faire taire les secteurs de gauche et de droite qui ont tenté d’attribuer la défaite du plébiscite du 4 septembre 2022 aux supposées « dérives identitaires » du féminisme. En particulier en raison de revendications telles que l’entrée dans la constitution de l’avortement sans aucun motif spécifique. A droite, tremblants, tous les secteurs ont dû mentir publiquement et déclarer que leur projet de Constitution ne visait pas à abroger l’avortement pour trois motifs. À gauche, à l’exception des organisations féministes et des organisations de dissidence sexuelle et de genre, très peu de secteurs sociaux avaient la capacité de déployer et de soutenir une campagne sur des thèmes susceptibles d’avoir un impact sur des segments de la population plus ou moins larges.
Cependant, la clôture du cycle constitutionnel décrétée par le gouvernement ne ferme en rien le cycle de crise politique ouvert par la révolte sociale de 2019. Aucune des revendications urgentes et sincères de diverses et larges couches de la population n’a été résolue et prise en compte à ce jour. Le scénario d’une instabilité stable reste ouvert.
Karina Nohales