Les forces armées pakistanaises ont engagé le 10 juillet à l’aube « l’offensive finale » contre les fondamentalistes retranchés dans la Mosquée rouge. Les combats ne se sont terminés que le surlendemain. Le siège de ce vaste complexe religieux, comprenant des écoles coraniques et abritant près de 2000 personnes, avait commencé une semaine auparavant, le 3 juillet. La presse pakistanaise de langue anglaise avait alors plutôt soutenu le recours à la force. [1] Mais des voix démocratiques s’étaient élevées contre une intervention dont on pouvait prévoir le dénouement sanglant. Pour sa part, dès le 3 juillet, le Labour Party Pakistan (LPP, Parti du travail) avait dénoncé la « solution militaire » et mis en question les motivations réelles du pouvoir. [2]
Pourquoi maintenant, et maintenant seulement ? Cela faisait en effet des mois que les fondamentalistes utilisaient la Mosquée rouge pour multiplier les exactions dans la capitale pakistanaise. Ils avaient kidnappé pour « immoralité » des femmes (et un bébé avec) ; enlevé des ressortissants chinois ; harcelé des magasins de disques et brûlé leur cassettes et CD, les obligeant à fermer boutique. Ils avaient même envahi une bibliothèque publique pour enfants. Sous les yeux des services de sécurité, ils avaient stocké d’importantes quantités d’armes et d’essence dans leur bastion. Le 12 avril, ils avaient annoncé leur volonté d’organiser à l’avenir des attaques-suicides à la bombe pour imposer leur conception de la sharia, la loi coranique, sur le pays. Ils menaçaient aussi de défigurer à l’acide le visage des étudiantes de Quaid-e-Azam qui ne se voileraient pas suffisamment. Or, comme le note le Pervez Hooddbhoy, [3] qui enseigne dans cette université, cible des fondamentalistes, le gouvernement n’a pris aucune mesure pour réduire la capacité d’action des occupants de la Mosquée rouge. L’eau, l’électricité, le gaz ou le téléphone du complexe religieux n’ont pas été coupés. Le fonctionnement de la radio pirate et du site Internet n’a pas été perturbé. Les négociateurs gouvernementaux n’en finissaient pas de négocier avec les occupants illégaux du complexe.
La position attentiste du pouvoir devenait de plus en plus difficile à tenir. Le gouvernement chinois, notamment, exigeait des explications et décisions après l’enlèvement de ses ressortissants. Mais, bien avant le 3 juillet, nombre d’observateurs craignaient aussi que le général Musharaff ne décide d’intervenir militairement contre les religieux de la Mosquée rouge pour rétablir sa main mise sur le pays — fusse au prix d’un bain de sang. [4] Il faisait face, en effet, à une crise particulièrement grave depuis la suspension du président de la Cour suprême ; il avait notamment été obligé de libérer plus de 600 détenus politiques, dont Farooq Tariq du LPP. [5] Un large front d’opposition, l’All Parties Conference (APC), s’est constitué à Londres, regroupant 37 organisations politiques. [6] Le régime était en crise. Pour tenter d’en sortir, il a fait réalité du scénario catastrophe, ajoutant l’incompétence à la violence : après avoir capturé le chef des religieux de la Mosquée rouge qui cherchait à s’enfuir caché sous une burkha de femme, il l’a humilié publiquement —ainsi que des militants fondamentalistes qui s’étaient rendus — au point de convaincre leurs compagnons de se battre jusqu’à la mort. [7]
Le LPP considère que le fondamentalisme au Pakistan présente le « nouveau visage » d’un courant « fasciste » — ou un « fascisme de type nouveau ». Mais il ne s’en remet pas pour autant au régime militaire pour le combattre. Il rappelle les collusions passées entre le pouvoir pakistanais et l’extrémisme islamiste. Dans les années 1980-1990, ce sont les services secrets américains et pakistanais qui ont soutenu les islamistes, puis donné corps aux talibans, chargés de combattre les forces soviétiques et le régime de Kaboul en Afghanistan. Comme on le sait, la créature a fini par se retourner contre son créateur. Par deux fois, le général Musharaff a échappé à une tentative d’assassinat de la part de fanatiques. Mais les rapports entre le pouvoir, l’armée et l’extrémisme religieux sont restés ambivalents au Pakistan. Dans le passé, plus d’un gouvernement a soufflé sur les braises de l’islamisme pour s’assurer l’appui de forces obscurantistes. Le fondamentalisme radical en a profité pour s’étendre bien au-delà des terres originelles du talibanisme local — les zones tribales et le Nord-Ouest. Il a notamment largement pénétré la province du Punjab, où se trouve la capitale, Islamabad, et les classes moyennes.
Dans un pays aux conflits nationaux et régionaux récurrents (le Baloutchistan…), le régime actuel sait aussi jouer de divers communautarismes comme l’a encore récemment montré son alliance avec le MQM à Karachi, la métropole portuaire du pays, dans la répression sanglante des mobilisations démocratiques qui ont fait suite à la suspension du président de la Cour suprême (48 morts...).
La politique afghane du régime pakistanais est entrée en crise après les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. Le Pakistan a s’est à nouveau trouvé dans la position d’un pays de la « ligne de front » — ce qui représente bien des avantages diplomatiques et financiers. Le général Musharaff en a profité, mais il a dû, en conséquence, se ranger ostensiblement dans le camp de la « guerre contre le terrorisme » menée sous l’égide de Washington, au dépend d’ailiances tradtionnelles. Mais, pour d’impérieuses raisons géostratégiques, Islamabad ne voulait pas non plus rompre totalement avec les talibans afghans ou les islamistes radicaux pakistanais.
L’armée joue un rôle politique central au Pakistan et son obsession, c’est le conflit larvé avec l’Inde — un conflit qui remonte à la création même de l’Etat, en 1947 lors de la « partition » du sous-continent au sortir de la colonisation britannique. Face à l’immensité territoriale et démographique de son voisin oriental, l’état-major veut s’assurer d’un arrière sûr à sa frontière occidentale. Son cauchemar : la stabilisation en Afghanistan d’un pouvoir allié à la fois à Washington et à New Delhi. Le Pakistan serait alors pris en tenaille. Le régime militaire joue ainsi un double jeu permanent : contre les talibans avec les Etats-Unis, mais contre Kaboul avec les talibans.
Pour le LPP, la répression militaire ne va pas réduire l’influence des fondamentalistes d’extrême droite ; elle les dote surtout de martyrs. Une vague d’attentats à la bombe vient d’ailleurs de frapper le pays, à la suite de l’assaut sur la Mosquée rouge. Il vaut mieux, pour combattre le fanatisme religieux, supprimer les subsides aux madrasas (écoles coraniques), rompre les contacts maintenus entre les services secrets et les groupes jihadistes (tenant de la « guerre sainte »), abolir les lois discriminatoires (à l’égard notamment des femmes), mener la bataille des idées et s’attaquer aux inégalités sociales — enraciner aussi les forces de gauche, démocratiques et laïques, comme une alternative tant au fanatisme religieux qu’au pouvoir militaire. Un programme que le général Musharaff n’est pas prêt à mettre en œuvre !