I. L’irréflexion face aux élections présidentielles
Charles-André Udry
Le spectacle de l’élection présidentielle française occupe – il va de soi – l’avant-scène médiatique francophone. Dans les médias européens, l’intérêt pour ces élections est manifeste. Y compris le New York Times leur consacre, régulièrement, des articles. Ainsi, le 27 mars 2007, sa correspondante, Elaine Sciolino, publiait un reportage sur la ville d’Auxerre, une « ville française typique », « divisée par les élections ». « Les choix [pour les électeurs et électrices] sont Nicolas Sarkosy, un pourfendeur de « délinquants » à droite qui est plus craint qu’aimé ; Ségolène Royal, socialiste, qui promet, avec insouciance, de prendre soin de tout un chacun, ou François Bayrou, un politicien depuis toujours, membre d’un petit parti qui se rebaptise en tant qu’homme du centre, offrant une troisième voie » écrit-elle.
Une grande partie de la presse internationale, en particulier celle financière, ne se trompe pas sur l’américanisation de la forme (et partiellement du contenu) qui préside à ladite compétition électorale et présidentielle. Cette compétition présidentielle, pour utiliser un vocabulaire anglo-saxon, acquiert les traits d’une marchandisation d’acteurs politiques, disposant de ressources financières et de réseaux de militant·e·s bénévoles et d’autres payés – au même titre que le Parti démocrate américain.
Dans l’hebdomadaire de la City londonienne The Economist (31 mars-6 avril 2007), les élections françaises sont illustrées par un dessin tout à fait explicite : François Bayrou, Nicolas Sarkozy, Jean-Marie Le Pen, Ségolène Royal tirent et s’accrochent chacun(e) à un coin du drapeau national français, donc de « l’identité nationale ».
On croirait les deux candidats à une présidentielle américaine, l’un républicain et l’autre démocrate, tentant de s’emparer du drapeau des Etats-Unis – the Stars and Stipes : la bannière étoilée.
Une telle transformation de la forme électorale renvoie à des mutations profondes institutionnelles, de même que de l’expression politique des conflits sociaux qui marquent la société. Malheureusement cela est largement ignoré par l’essentiel de ladite gauche radicale.
Le cadre de l’action gouvernementale est tracé
Dans la plus grande partie des pays de l’UE, depuis le déclenchement crise longue du capitalisme, en particulier le début des années 1980, les organisations patronales et leurs représentants se sont affirmés, de manière croissante, sur le terrain politique.
On l’a vu, récemment, en Italie, avec le rôle de la Confindustria et de son président Luca Cordero di Montezemolo. Il a soutenu clairement l’Unione de Romano Prodi et, depuis son élection, met sous pression le pouvoir, de manière quotidienne.
Montezemolo n’est pas que le leader de la Confindustria, il est l’administrateur-délégué de la Ferrari, président de la Fiat, est à la tête de la Libera Università Internazionale degli Studi Sociali, il est au conseil d’administration du quotidien La Stampa. A cela s’ajoute sa présence au conseil d’administration de Pinault / Printemps-Redoute, de TF1, etc. Depuis mai 2003, il dirige la Confindustria.
Certes, Laurence Parisot, à la tête du Medef (Mouvement des Entreprises de France), depuis juillet 2005, ne dispose pas de la même assise personnelle. Néanmoins, comme le dit le Medef de Paris, « Laurence Parisot est une femme de principes. Pour le Medef, elle en a édicté trois : plus d’économie, plus de territoire, et plus d’ouverture. » Pour appliquer cette politique, elle a réorganisé le Medef, avec l’aide de ceux qui avaient compris que le baron Ernest-Antoine Sellières avait fait son temps.
Le premier principe est défini ainsi : « tout faire pour parler d’économie, pour l’expliquer et pour la faire aimer aux Français ». Sur cette base, le Medef doit engager un « Dialogue économique… et échanger sur les questions économiques avec ses partenaires traditionnels que sont les grandes centrales syndicales ». Pour conduire ce « dialogue », Pierre Nanterme, directeur général d’Accenture, a été choisi.
Accenture est un grand groupe transnational de conseil en management, en technologie de l’information et de l’externalisation (sous-traitance). Il intervient dans des secteurs d’activité aussi différents que les assurances (marché de l’assurance-vie, santé, réassurance), l’automobile (constructeurs, sous-traitants, fournisseurs), banques et marchés de capitaux, biens d’équipement, chimie (de la chimie de base à l’agrochimie en passant par la pétrochimie), la distribution, le gaz et le pétrole, la grande consommation, mais aussi les produits de luxe, les ressources naturelles, les médias et loisirs.
Il faut encore mentionner trois secteurs qui devraient attirer l’attention de celles et ceux censés connaître la réalité française : le service public où Accenture a une intervention dans tous les domaines de l’administration : au niveau local, départemental, régional et national ; les télécommunications (de la téléphonie fixe et mobile aux services Internet et aux câblo-opérateurs) ; ainsi que les transports (sociétés de fret et logistique, rails, et donc logiquement le tourisme).
La seconde responsable du « dialogue » n’est autre que Véronique Morali, administrateur-directeur général de Fimalac SA. Fimalac est un groupe transnational de services financiers dont l’activité mondialisée est en direction des entreprises. Il concentre son extension, après s’être sorti de l’outillage, sur deux sociétés acquises : la première Fitch Ratings, une firme de notation financière américaine basée à New York, qui occupe la troisième position de ce secteur à l’échelle mondiale ; la deuxième, Algorithmics, spécialisée dans la gestion du risque financier. Cette firme canadienne, très internationalisée, a son siège à Toronto.
Pour ce qui est de la présence renforcée sur le territoire, le Medef a une politique de chaînage avec les administrations locales et régionales et a mis au point une relation plus étroite avec Bruxelles. Dans ce cadre, le Medef intervient avec détermination sur le terrain de la « formation professionnelle ».
Laurence Parisot, qui publiquement représente un profil de PME, est, en réalité, l’héritière du groupe Parisot, premier industriel du meuble en France (ce qui la place, en termes d’héritage, au 276e rang des fortunes de France). Elle est aussi PDG de l’IFOP (Institut français d’opinion publique), une entreprise de marketing international dont la devise est : « Global Strength in Marketing Intelligence » – une force mondiale dans l’information-renseignement marketing).
Tout cela indique que, même si le profil médiatisé de Parisot est moins tranchant que celui de Montezemolo, l’architectonique du Medef est similaire à celle de la Confindustria.
D’ailleurs, lors de ces élections, Parisot l’a fait savoir. Autrement dit, que les gouvernements soient officiellement de centre gauche ou de centre droit, le cadre dans lequel ils vont agir est tracé par le patronat et ses organisations. Elles-mêmes médiatisent les exigences d’un capital financier (jonction entre finance, industrie et services) hyperconcentré, transnational. Ce d’autant plus que le seul droit international effectif est le droit commercial privé de type anglo-saxon dont une des expressions institutionnelles se situe dans l’OMC. Certes, il existe un droit international public, mais dont la réalité est limitée à certains accords multilatéraux ou bilatéraux, le reste « de ce droit international » étant dicté par les rapports de force entre puissances impérialistes. Ce que reconnaît, sans difficultés, Hubert Vedrine, ex-ministre « socialiste » des Affaires étrangères du gouvernement Jospin – avant, conseiller de Mitterrand et membre de la Commission Trilatérale dès 1996 – dans son récent ouvrage publié chez Fayard, en janvier 2007 : Continuer l’Histoire.
Il est vrai que le 7 avril 2004, « le groupe LVMH [de B. Arnault], leader mondial des produits de luxe a annoncé l’entrée à son Conseil d’administration de M. Hubert Vedrine. Le Conseil d’Administration du groupe a décidé de proposer à la ratification de sa prochaine Assemblée générale du 13 mai 2004, la cooptation de M. Vedrine, en qualité d’Administrateur indépendant. » Le terme cooptation va au-delà de Vedrine…
Des traits oligarchiques oui, mais nouveaux
Comme le souligne l’article de Laurent Jeanpierre (publié ci-dessous), les traits oligarchiques du pouvoir sont évidents. Toutefois, aujourd’hui, cette oligarchie n’a pas la même caractéristique que celle du XIXe siècle ou du XXe siècle jusqu’à la fin des années 1970-1980.
La transnationalisation du capital, les flux libérés de capitaux de placement, la construction de véritables chaînes productives transnationalisées, où chaque maillon peut avoir une dimension de sous-traitance, créent un espace économique, social et politique de plus en plus effectivement mondialisé, ce qui avait été freiné, pour diverses raisons politiques, sociales et économiques, depuis le début de la Première Guerre mondiale jusqu’au début des années 1980.
Si le pouvoir d’Etat national reste important sur divers terrains, il faudrait être aveugle pour ne pas saisir l’émergence d’un noyau de bourgeoisie transnationale, traduisant la mutation de ce Capital de plus en plus mondialisé, dans toutes ses dimensions. Il est d’ailleurs des plus significatif que Parisot ait choisi, parmi le cercle dirigeant du Medef, des représentants tels que Pierre Nanterme d’Accenture ou Véronique Morali de Fimalac, qui concrétisent les processus d’expansion, quasi sans régulation étatique nationale, du régime capitaliste transnationalisé.
Ce noyau bourgeois vise à gérer la transition, avec toutes les inconnues à la clé, du pouvoir d’arbitrage de l’Etat national vers le renforcement et la stabilisation d’institutions transnationales, au niveau de l’UE, de la Banque centrale européenne, de la coordination européenne ou transatlantique des Bourses (union entre Euronext et New York Stock Exchange), de la Banque des règlements internationaux (BRI), de l’OMC.
C’est dans ce cadre que s’organise la mise en concurrence : des systèmes de sécurité sociale en Europe ; des salaires ; des conditions et temps de travail ; des nouveaux rapports entre les appareils syndicaux et le patronat (un néo-corporatisme qui implique, y compris, de liquider, en Allemagne, les représentations directes, dans quelques grosses entreprises de ladite cogestion) ; des territoires comme supports de l’industrie et des services qui lui sont liés, donc de l’emploi ; des politiques fonctionnelles de migrations pour une accumulation du capital transnationalisé, etc.
Tout cela exige que l’Etat national, face aux secousses sociales existantes ou potentielles plus amples (probables mais pas certaines), et ses élites politiques (entre autres dans le gouvernement et son appareil) mettent en avant la dimension sécuritaire, la « stabilité » si fortement réclamée par le capital financier concentré, et la chaîne des sous-traitants de plus en plus pris à la gorge dans la course à la réduction des coûts et des temps de production.
Temps historique et temps politique : une jonction rare et décisive
Laurent Jeanpierre pose une série de questions tout à fait pertinentes et indique les limites de la position du « non-vote » selon une argumentation la plus articulée du courant libertaire. Sans aborder ici le débat sur Rousseau, qu’il faudrait effectivement mener, il nous semble que deux éléments mériteraient d’être développés.
Le premier a trait à la confusion extrêmement forte existant, entre autres au sein de la gauche radicale, entre le temps historique et le temps politique, qui ne relèvent pas de la même temporalité. L’un est long, par définition, et les processus qu’il recouvre sont le produit de déterminations multiples plongeant leurs racines dans le passé et peu susceptibles d’être modifiées dans l’immédiat, au sens temporel comme au sens de médiation.
Le temps politique est celui de l’intervention, celui commandé par une compréhension commune de la période historique et des tâches qui en découlent, pour paraphraser Trotsky. Le temps politique est le plus sujet à un volontarisme de type auto-référentiel, qui peut aboutir à une politique auto-proclamatoire ou déclamatoire.
La formule « anticapitaliste » en est la meilleure expression. Il s’agit là d’une négation négative, c’est-à-dire une remise en question du capitalisme, qui ne s’appuie pas sur le moment historique, avec ses potentialités plus ou moins subversives.
Or, il faut passer à une négation positive qui entraîne la présentation, à partir des problèmes sociaux, économiques, culturels les plus concrets, d’une perspective de changement radical vers un socialisme démocratique, s’appuyant sur l’auto-activité et l’auto-organisation d’un salariat en pleine transformation. Ce dernier n’a pas trouvé, encore, d’expression politique large (pour autant qu’il puisse concrètement en trouver une sur le court et même terme dans le cours de cette mondialisation dont nous avons souligné quelques traits). C’est seulement sur cette base que pourra se diffuser une culture portante, pour reprendre une formule issue du marxisme italien, apte à faire face à l’offensive néo-conservatrice – et non pas néo-libérale – qui envahit l’ensemble des sphères de la société et qui n’est donc pas restreinte au seul terrain économique.
La gauche radicale souffre toujours d’un économicisme syndicaliste des plus primitif, ou additionne, de façon purement oratoire, le socialisme, l’écologie, le féminisme, etc. Elle traduit de la sorte la fragmentation des sphères sociales propres à la reproduction du capital et organisées par des représentations institutionnelles, politiques, économiques, culturelles. Ainsi, l’intervention politique organisée, nécessaire, n’est pas pensée pour saisir le degré de convergence entre les deux temporalités, ni la réorganisation des espaces socio-politique.
Pour ce qui a trait au problème de la formation d’une décision collective (abordée par L. Jeanpierre), il apparaît qu’en France trois éléments importants ont été, de fait, marginalisés par la gauche radicale dans cette campagne électorale.
Les luttes sociales fragmentées sont un élément permanent des derniers mois en France. Le conflit du port de Marseille a suscité des réactions de toute ladite classe politique, une formule, qui à elle seule, traduit la césure entre le salariat et sa représentation politique effective. Le conflit chez Peugeot (PSA) a fait la une de la presse économique et de la néo-Pravda, Le Monde. Des conflits tels que celui de Flextronics à Châteaudun (chef-lieu d’arrondissement d’Eure-et-Loir), la suppression des emplois à Alcatel-Lucent, la fermeture de l’entreprise Géodis dans la Mayenne (entreprise rachetée par Alcatel et qui travaillait pour le groupe chinois TCL) ont marqué d’un fil rouge toute cette période pré-électorale française. Et nous ne citons pas ici les mobilisations des enseignants et d’autres secteurs de la fonction dite publique.
Il ne s’agit pas d’exagérer, par anti-électoralisme primaire, ces luttes. Elles restent fragmentées. pour de multiples raisons. En outre, il faut avoir à l’esprit l’éventail du type de salarié·e·s qui agissent, depuis ceux et celles d’Alcatel à ceux et celles (cadres) du Technocentre de Renault, de Guyancourt (Yvelines), qui par deux fois ont manifesté collectivement contre l’organisation du travail, à l’occasion du suicide de collègues de travail ne supportant plus le stress qu’ils subissent. A tel point que le patron de Renault-Nissan, Carlos Goshn, a dû mettre en place un comité spécial de prévention.. pour éteindre la contestation émergente, et non pas le stress. Dans cette reconfiguration d’un salariat – qui subit de plein fouet des formes accentuées de commandement, de despotisme, d’ordres paradoxaux, d’exploitation accrue – les migrant·e·s occupent un espace sensible en tant que composantes de cette restructuration, place souvent meséstimée par les forces politiques qui s’autodéfinissent antisystémiques.
Les luttes mentionnées pouvaient entrer en syntonie plus étroite avec l’activité des comités issus du « non » anti-néoconservateur au Traité constitutionnel (!) de l’UE. Or, ces comités sont devenus prisonniers d’un débat politico-électoral. Ils auraient pu être, de façon embryonnaire, un lieu de formation et construction « d’une décision collective ».
Un processus de construction d’une « décision collective » doit s’appuyer sur des expériences multiples de – précisément – prises de décisions collectives, pratiques. Il y a là le terrain nécessaire, certes pas suffisant, à une accumulation, sur la durée, d’apprentissages, à l’émergence de salarié·e·s « conscientisés » pouvant traduire de façon plus transversale et sociétale leurs revendications raisonnées, forgées dans de conflits sociaux et politiques impliquant, de suite, la propriété privée et le pouvoir.
Les candidats de la gauche radicale ne prennent pas en compte l’ensemble de ces données rapidement esquissées ici. Leur discours reste substantiellement délégationniste, soit en proclamant qu’ils « représentent les travailleurs », soit en clamant qu’ils « sont anticapitalistes ». Ils proposent diverses revendications, souvent tout à fait acceptables, mais ne s’inscrivant ni dans une dynamique d’élaboration d’une culture portante (une esquisse socialiste), ni dans la perspective d’une prise en main par les salarié·e·s des problèmes auxquels ils s’affrontent. Et cela en disant clairement : « Ce n’est pas moi qui vais résoudre ces questions, c’est vous, à partir d’une interaction entre vos luttes, vos exigences, vos besoins et ce que nos organisations, les comités existants, les multiples initiatives des associations feront. » Il n’est pas nécessaire d’enfoncer le clou sur le quasi-silence concernant l’intervention de l’armée française, dans le cadre de l’OTAN, en Afghanistan.
La gauche radicale doit arrêter de conter fleurette aux salarié·e·s. Car, pour ceux et celles qui ne le sauraient pas, dans le vocabulaire de la pêche, fleurette ne signifie rien d’autre qu’une « languette de peau prélevée au flanc d’un poisson et servant d’appât ».
II. Ne pas voter, et après ? Questions pour la décision collective
Laurent Jeanpierre *
Les bonnes raisons de ne pas voter, à une élection présidentielle comme à toutes les autres élections, nationales et locales, sont nombreuses et écrasantes. Pour la plupart, elles ont été exprimées avec les premières expériences historiques de suffrage universel. Quelles que soient les règles, fort variables, de son exercice, celui-ci reproduit dans la pratique l’ordre social institué en favorisant des représentants issus des classes dominantes et les autorités traditionnelles ou ascendantes.
Un instrument de légitimation d’une élite
Le pouvoir social étant distribué inéquitablement, les électeurs n’ont en outre pas la liberté de choix qu’on leur présuppose et ce d’autant plus lorsqu’ils subissent également l’influence considérable de la presse, des sondages politiques et des médias.
Le vote au suffrage universel confie aussi pour plusieurs années à des individus au profil très particulier – des professionnels de la fonction politique, autrement dit des spécialistes de la conquête électorale plus que du « bon gouvernement » – le sort de toute une population et la définition des règles à vocation pourtant universelle auxquelles elle sera soumise, même provisoirement. Lorsqu’elle repose sur le scrutin majoritaire, la démocratie électorale écrase aussi la minorité de ceux qui n’ont pas voté pour les élus [1]. Elle réduit l’expression politique légitime du mécontentement à un seul type de comportement, relativement inoffensif, et conjure aussi bien l’insurrection que d’autres formes plus locales ou plus directes de conflictualité [2]. L’égalité formelle entre citoyens que présuppose l’universalité du droit de vote occulte enfin deux types d’inégalités réelles, non plus devant l’accès au pouvoir politique, mais face à l’acte électoral lui-même [3] : - la ségrégation sociale et culturelle entre ceux qui ont la capacité d’émettre une opinion et surtout de la traduire en vote et ceux pour qui faire des choix ou des distinctions à l’intérieur du monde politique reste soit une énigme, soit un coup de dés ; - une élimination, hors de la participation à ce même jeu pourtant circonscrit de la politique représentative, d’une fraction de la population – comme c’est par exemple encore très souvent le cas pour les étrangers résidents qui participent, par ailleurs, ne serait-ce qu’économiquement ou culturellement, à la vie collective.
À quiconque se rassurerait donc encore de voir dans le vote l’aboutissement de la « civilisation » démocratique (et souvent son départ, qu’une mythologie tenace situe imaginairement à Athènes), à quiconque se repaît du nombre de nations tyranniques pour lesquelles l’élection au suffrage universel aurait représenté ou représenterait la figure nécessaire de l’émancipation, à quiconque glose plus ou moins cyniquement sur la démocratie représentative comme le moins nuisible des régimes politiques possibles – ou bien de ceux ayant historiquement existé – il suffit donc de rappeler que les mécanismes du vote au suffrage universel, qu’ils soient d’ailleurs soumis à la règle majoritaire comme à la règle proportionnelle, n’ont en rien fait disparaître le cens qui, en France par exemple, les a précédés. Ils en ont simplement modifié les critères tout en les dissimulant, redoublant de la sorte la domination censitaire classique, aristocratique ou bourgeoise, d’une illusion entretenue quant à la signification égalitaire de l’acte de voter.
Dans la plupart des processus historiques, l’instauration de ce type d’élection n’est donc jamais rien d’autre, au fond, que l’instrument de légitimation d’une élite nouvelle lorsque les anciens mécanismes, plus brutaux ou plus directs, de reproduction sociale de l’ordre politique et de reproduction politique de l’ordre social sont entrés en crise.
Comment décider ? Laissée à ce stade, une telle critique de la participation électorale risque cependant de rester toujours insuffisante. Le retrait ou la défection vis-à-vis du vote ne constituent pas, en effet, des gestes capables de redéfinir à eux seuls les contours et les divisions de la politique. Même majoritaire ou presque, aujourd’hui, dans de nombreux corps électoraux, l’abstention ne met pas en crise pratiquement les démocraties dites représentatives et leurs règles de fonctionnement.
Plus fondamentalement peut-être, l’« involontarisme », tel qu’il est par exemple inspiré de la figure aujourd’hui réinterprétée politiquement du personnage de Bartleby, n’offre a priori, par sa seule force, aucun point de résistance au volontarisme tenace des entrepreneurs et professionnels de la politique [4].
Contre l’autosatisfaction à ne pas voter, même adossée au point de vue dandy ou pessimiste, nihiliste ou catastrophiste, que voter ne change jamais rien, qu’aucune élection n’altérera le cours programmé du monde et ne pourra défaire la gouvernementalité, la régulation, la gestion ou la « police » qui, suivant le lexique variable de plusieurs philosophies politiques critiques contemporaines, supplantent désormais la politique, les critiques consistantes du vote ont dû proposer la conversion à d’autres types d’actions, jugés, elles, authentiquement politiques.
Étant entendu que si vous ne vous occupez pas de la politique, la politique s’occupe de vous, la dénonciation de la nature profondément oligarchique de la forme démocratique représentative doit privilégier d’autres voies d’expression : émeute, grève, renversement violent, démocratie directe partielle ou intégrale ou, comme c’est maintenant à la mode, participative, etc.
Il n’y a là cependant que des mots d’ordre pieux si celles et ceux qui les adoptent croient, de cette simple manière, évacuer définitivement le problème que posent les illusions démocratiques du suffrage universel à toute forme d’action politique collective.
Tout d’abord, les critiques de l’acte électoral ne s’interrogent pas souvent sur les conditions sociales, sur le fait de disposer de temps, par exemple d’une vie politique plus « vraie » ou plus intense, plus fidèle aux aspirations de toute la population. Ensuite, elles présupposent souvent un âge d’or perdu de la politique où celle-ci aurait été plus directe, moins symbolisée ou euphémisée, plus petite ou mieux localisée à l’échelle des problèmes réels rencontrés dans la vie collective , plus « totale » (« Tout est politique ! » mais, aussi bien plus rien, peut-être, ne saurait le devenir...).
Elles feignent surtout d’ignorer que les conditions de mise en œuvre et surtout de succès des formes de la politique qu’elles entendent promouvoir reposent, tout autant que l’élection d’un chef d’Etat, sur des techniques de formation de la volonté générale pourtant plus ou moins connues de tous et objectivées comme telles. Parmi celles-ci, ni l’assemblée générale indépendante d’organisations prétendant avoir le monopole de la représentation d’un groupe social, ni le conseil de quartier institué par des élus ne sauraient par exemple garantir la mise en égalité des points de vue et des opinions individuelles exprimées qu’exige théoriquement l’idéal démocratique.
Avec des effets différents, des mécanismes de ségrégation semblables à ceux qui ont été soulignés dans le cas du vote d’échelle nationale au suffrage universel direct se retrouvent en effet dans ces formes plus immédiates ou plus petites de l’action politique [5].
Et même en l’absence de représentants visibles ou cachés venus des partis et des syndicats, il existe toujours quelques habitués ou « professionnels » de la parole qui exercent, même involontairement, une domination, ne serait-ce que tacite, sur ces collectifs. De deux choses l’une : soit ce type de spécialisation politique est acceptable et acceptée par tous ou la majorité, par volontarisme politique, foi dans la nécessité d’une avant-garde révolutionnaire, ou compte tenu, par exemple, des conditions contemporaines de vie qui laisseraient peu de loisirs, pour la plus grande partie de la population, à la discussion et l’action politiques ; soit il faut la dénoncer, comme l’a fait une grande partie de l’anarchisme, au nom d’une critique de la cristallisation de toute forme de pouvoir, a fortiori lorsque celui-ci est non institué et insu, ce qui ne saurait aller sans le renforcement de ses effets.
Soviets, conseils ouvriers, assemblées générales, coordinations, référendums, budgets participatifs, observatoires citoyens, dispositions en faveur de l’initiative populaire, conseils de développement, conférences de consensus, etc. : aucun de ces dispositifs de formation de la volonté générale ne peut en tout cas représenter, de par sa seule essence et sans construction collective préalable de l’instrument, une alternative sérieuse aux illusions démocratiques.
Il ne suffit donc pas de réduire la taille des collectifs appelés à voter, ni de supprimer ou de fluidifier, par procédures de rotation ou mandats impératifs et révocables, le problème de la délégation de pouvoir, de l’autonomisation du pouvoir des porte-parole, pour s’affranchir des contradictions entre les principes et les résultats du vote au suffrage universel. Du point de vue d’une critique de ce dernier, l’opposition entre démocratie directe et démocratie représentative n’est donc peut-être pas la plus pertinente.
L’engouement récent pour la démocratie participative ou dite de proximité devrait en fournir une preuve supplémentaire car elle ne représente en définitive que l’extension, vers les zones abstentionnistes ou indifférentes à la politique, de la soumission aux mécanismes et aux règles du marché politique [6]. Cela signifie aussi que la différence de nature, et non pas seulement d’intensité, entre les positions révolutionnaires et réformistes (et, a fortiori, contre-révolutionnaires) ne dépend peut-être plus tant de l’acceptation de la légitimité de l’action directe (par exemple de la violence politique, qui divise le mouvement dit altermondialiste), ni de l’opposition au jeu de la démocratie dite représentative.
Elle doit désormais partir du problème pratique des techniques de décision et de leurs effets sur la construction d’une volonté collective. La question de l’organisation, le débat entre spontanéisme et organisation, romantisme et rationalisme, ont, comme on sait, occupé une grande partie de la tradition révolutionnaire du XXe siècle, par exemple à travers l’opposition rigidifiée de l’anarchisme et du communisme et des tendances centralistes et libertaires qui se sont opposées lors du dernier mouvement historique anti-systémique d’envergure mondiale, dans la décennie suivant 1968. Le problème de la décision ou plutôt la lutte entre modes de production des décisions est un critère plus pertinent de la politique radicale à venir.
La boîte noire du vote
Entrons par conséquent plus avant dans certains des mécanismes généraux du vote, par-delà les différences entre les nombreuses technologies sociales qui, de la Grèce à aujourd’hui, ont consolidé des formes incommensurables (quoique incessamment comparées) de l’activité démocratique. Toute pratique de décision par vote repose, dans une assemblée comme devant l’urne, sur la fiction libérale de l’existence d’une opinion individuelle, d’une opinion en outre indépendante, toujours déjà formée et connaissable également par tous. Il n’y a au fond aucune différence entre cette fiction et celle qu’entretient depuis quelques siècles l’économie politique à propos de l’acte d’achat ou d’investissement.
La scénographie électorale et son rituel font abstraction du réseau de relations sociales qui peuvent exister avant le vote entre les électeurs. De ce point de vue, la mise en place d’une procédure de tirage au sort des personnes appelées à voter ne changerait d’ailleurs rien, car elle ignore tout autant le poids différentiel de chaque votant et les relations qu’il entretient. De même, le tirage au sort des représentants, élus, délégués ou mandataires, ne garantit lui non plus aucune « démocratisation » si ceux-ci sont, eux-mêmes, conduits à leur tour à voter pour prendre des décisions [7].
Pour que l’acte de vote exprime une volonté véritablement collective, il faut qu’il émane d’un groupe où les relations sont suffisamment régulières et intenses pour que chaque choix individuel puisse éventuellement être considéré aussi comme une partie du choix collectif [8].
De ce constat vient sans aucun doute, dans la tradition critique du vote au suffrage universel, la quête par essence indéfinie de l’unité sociale qui serait la plus naturelle, la plus homogène, la plus pure en somme, pour supporter la réduction opérée par les procédures de vote : canton, circonscription, corporation, ville ou quartier, usine ou profession, etc. Ainsi, par exemple, de Bakounine affirmant que la « base de toute l’organisation politique d’un pays doit être la commune absolument autonome, représentée toujours par la majorité des voix de tous les habitants, hommes et femmes majeurs ».
En toute rigueur, mais aussi en toute ironie, il faudrait proposer de voter afin de savoir quelle est, parmi ces communautés possibles, la mieux formée pour que le vote n’y soit pas qu’un leurre arithmétique. L’histoire des mouvements sociaux américains des années 1950-1970 témoigne, au milieu de nombreux autres exemples historiques, des modèles implicites dominants de collectifs mobilisés en général derrière la critique radicale des démocraties représentatives : communautés amicales mais exclusives, communautés très hiérarchisées d’apprentis et de maîtres, communautés construites sur le modèle de la congrégation religieuse tournée vers une puissance extra-mondaine [9].
Toutes ces communautés sont fondées sur une division ou une séparation originaires qui excluent qu’on puisse généraliser leur exemple éventuel afin de construire une démocratie égalitaire. Hors d’une telle voie, substantialiste, de restauration du vote organique derrière le vote arithmétique, de la communauté idéale derrière la société malade, il existe, dans la philosophie et la théorie politiques contemporaines, plusieurs voies procédurales visant à corriger, voire à dépasser, les traits structurellement oligarchiques du vote dit démocratique au suffrage universel [10].
Deux modes principaux de construction des décisions collectives semblent se partager aujourd’hui le débat sur la démocratie post ou néo-représentative, quelle que soit par ailleurs l’échelle envisagée de leur application. Le premier – probablement le plus promu – est centré sur la discussion et la délibération comme méthode d’établissement d’une opinion commune. Il recherche les conditions techniques et linguistiques de clôture d’un débat, avec cette hypothèse que chaque individu est aussi armé et indépendant devant le dialogue qu’il l’était devant le vote, et cette téléologie pour laquelle tout dialogue conduit nécessairement à un accord plutôt qu’à une polarisation des opinions.
Le second mode de construction de la volonté générale passe au contraire par des opérations d’épaississement plutôt que de diminution : politique de l’excédent contre politique de la réduction. Il pose la représentation, la transformation par traduction d’une opinion émise, comme des faits indépassables sur lesquels les collectifs doivent s’appuyer et s’enrichir [11]. Recherche d’une démultiplication des prises et des plans sur la réalité plutôt que d’un plus petit dénominateur commun, construction d’une relation par interprétations réciproques de la voix de chacun plutôt que postulat d’une indépendance de l’individu dans la discussion, défiance contre toute universalisation plutôt qu’identification du commun et de l’universel : derrière la question du vote ou de l’abstention, la lutte actuelle entre technologies de la décision collective met en scène l’universalisme des Lumières rénové et une nouvelle cosmopolitique des différences.
Le vote comme enquête collective
Ces mailles sont cependant grossières, ces oppositions faciles, pour permettre d’y voir réellement plus clair. D’autant que ce n’est pas nécessairement de clarification des enjeux qu’il s’agit avec cette affaire de décision sur les techniques de décision. Les deux options présentées ici partagent en effet l’hypothèse d’une transparence, effective ou désirable, à soi et aux autres, d’un accès libre, aisé, de chacun à sa propre opinion, celle-ci apparaissant sous le mode de l’évidence plutôt que comme le résultat incertain d’une investigation. Or cette transparence n’est jamais donnée, tant un voile épais couvre, derrière des affirmations pourtant contraires, les préférences et les dilections [les tendres préférences].
Il reste en outre vain de croire trouver le secret de la démocratie dans l’élaboration de règles justes et parfaites, qu’il suffirait ensuite seulement d’adopter dans une communauté ou un collectif toujours déjà là. Au contraire, c’est d’ailleurs l’idée que les techniques de décision et de vote et les collectifs s’entre-déterminent, qu’aucun de ces ensembles ne précède logiquement ou chronologiquement l’autre, qui anime toutes les approches procédurales actuelles de la question démocratique.
Pourquoi ne pas radicaliser cette hypothèse selon laquelle le processus de décision et l’exercice du vote peuvent devenir les terrains privilégiés d’un apprentissage individuel et de formation de collectifs ? Que se passerait-il si le problème de la décision et, par extension, du vote, était ainsi déplacé, s’il était pensé comme la recherche d’une vérité plutôt que comme l’expression d’un vœu [12] ?
Comment faire pour que l’expression des opinions de chacun soit en fait conçue comme un exercice de construction d’hypothèses, pour que chacun affecte par exemple ses penchants d’un coefficient d’erreur ou de conformité à la vérité, autrement dit pour que le questionnement individuel sur ses propres choix soit intégré dans le processus de formation de la volonté générale ?
Il serait idiot de vouloir trancher ici solitairement de telles questions. Il convenait juste d’introduire à la réflexivité qu’implique aujourd’hui en définitive le refus de l’acte électoral dans les démocraties représentatives. « Voter c’est abdiquer », résumait Elisée Reclus [13]. Mais le vote rejeté, l’enquête commence ou continue. Collectivement.