Il est des temps où les questionnements dépassent et de loin les solutions possibles. Et le présent texte n’y échappe pas. Dans un article de 2006 Daniel Bensaïd nous invitait à nous interroger sur « le retour de la question politico-stratégique ». Ceci après « l’éclipse du débat stratégique depuis le début des années quatre-vingt… ». En ajoutant « Ce repli de la question politique a pu se traduire par ce que nous pourrions appeler en simplifiant une « illusion sociale ». En ciblant, entre autres, les « utopies néolibertaires de pouvoir changer le monde sans prendre le pouvoir ou en se contentant d’un système équilibré de contre-pouvoirs ». Dans un langage moins recherché j’avais à l’époque appelé ceci « syndrome du lampadaire ». Vous voyez votre ami rechercher ses clés sous un lampadaire éclairé. Tu es sûr de les avoir perdues là lui demande-t-on ? Non, mais c’est le seul endroit éclairé…
Malheureusement si les critiques portées à cette époque par Daniel restent entièrement valides, le retour espéré de la question stratégique ne s’est guère manifesté près de 20 ans après. Ce ne sont pas les luttes, voire les soulèvements, qui ont manqué. Ne serait-ce que ceux liés au « printemps arabe ». Mais force est de constater que l’échec est général. Et que ceci est lié directement à ce que Daniel craignait. Nulle part une issue politique ne s’est imposée à une échelle de masse, comme si « le peuple veut » suffisait à tout régler. Le Hirak algérien a connu des successions hebdomadaires de manifestations millionnaires. Mais quand une sorte de regroupement de partis de gauche (dont je ne juge pas la base ici) a voulu s’intégrer aux manifestations, il en fut chassé au nom de « pas de politique ». Avec le résultat qu’on connaît malheureusement. En Europe même le bilan de l’expérience Syriza au pouvoir a été dramatique. Là par essence ce n’est pas « la politique » qui a manqué, mais sa nature et la désertion en rase campagne. Inévitablement, devant ces impasses répétées, on doit bien admettre que les données objectives doivent être considérées. Et qu’elles sont profondément défavorables aux combats émancipateurs. Non seulement comme une phase dans des cycles connus (offensifs puis défensifs), mais plus profondément. Comme si la perspective du socialisme avait disparu de la surface de la Terre. Non pour une fantasmatique « fin de l’histoire », le capitalisme s’enfonçant dans des crises multiformes de plus en plus profondes. Mais, pour reprendre les termes de Jameson, parce qu’il était désormais « plus facile de penser la fin du monde que celle du capitalisme ».
Pourtant, comme le montrait Daniel dans cet article, certaines données « stratégiques » n’ont pas changé et se poseront encore. Les deux grandes hypothèses léguées par le siècle passé sont « celle de la grève générale insurrectionnelle (GGI) et celle de la guerre populaire prolongée. Elles résument deux types de crises, deux formes de double pouvoir, deux modes de dénouement de la crise ». Pour des pays comme le nôtre, la guerre prolongée n’a pas de consistance comme hypothèse. Celle de la CGI demanderait à être discutée. Déjà parce qu’ « il est bien évident en effet, a fortiori dans des pays de tradition parlementaire plus que centenaire, où le principe du suffrage universel est solidement établi, qu’on ne saurait imaginer un processus révolutionnaire autrement que comme un transfert de légitimité donnant la prépondérance au « socialisme par en bas », mais en interférence avec les formes représentatives ».
Le dernier Manifeste de la LCR en prenait d’ailleurs explicitement acte. De plus, « Il serait imprudemment angélique de parier aujourd’hui sur une hypothétique « voie pacifique » que rien, dans le siècle des extrêmes, n’est venu confirmer ». Mais que nous indiquent comme difficulté supplémentaire les nouveaux moyens de contrôle et de coercition aux mains des dominants ? Sans même aborder la question militaire, les rétorsions contre un éventuel gouvernement de rupture en France peuvent être rapidement redoutables. Ce qui implique en regard non seulement une puissante mobilisation d’en bas pour y faire face, mais un soutien populaire simultané dans les autres pays impérialistes. On voit mal comment tout ceci pourrait advenir, mais c’est aussi parce qu’on en discute « à froid ». Il va de soi que la rupture révolutionnaire envisagée bouleverserait ceci « à chaud » d’une manière impossible à prévoir aujourd’hui.
De toutes les façons, l’idée de « sauter sans élan » doit être remisée au rayon des illusions. Il y faut des phases transitoires. Voilà comment Daniel posait la question : « Nous pouvons discuter la formulation exacte des revendications transitoires en fonction des rapports de forces et des niveaux de conscience existants. Mais nous tomberons facilement d’accord sur la place qu’y tiennent les questions visant la propriété privée des moyens de production, de communication et d’échange, qu’il s’agisse d’une pédagogie du service public, de la thématique des biens communs de l’humanité, ou de la question de plus en plus importante de la socialisation des savoirs (opposée à la propriété privée intellectuelle). De même, serons-nous aisément d’accord pour explorer les formes de socialisation du salaire par le biais des systèmes de protection sociale, pour aller vers le dépérissement du salariat. Enfin, à la marchandisation généralisée, nous opposons les possibilités ouvertes par l’extension des domaines de gratuité (donc de « démarchandisation ») non seulement aux services mais à certains biens de consommation nécessaires ».
Mais dans cette voie « transitoire » se posent des questions nouvelles, et loin d’être simples. On remarquera que tout ce que décrit Daniel relève de mesures dont les prolétaires en tant que classe et comme somme d’individus ne peuvent qu’y gagner. Le débat peut se porter sur la plus ou moins grande radicalité et, par exemple, sur la crainte d’avoir à « payer le prix » si l’on « va trop loin ». Mais pas sur le contenu, bénéfique quoi qu’il en soit si ceci était appliqué. Mais en ce qui concerne les nécessités de combattre les crises écologiques, lesquelles se traduisent en modification profonde quant aux façons de produire, la nature de ce qui est produit, la nécessité subséquente d’une diminution quantitative à discuter, la modification des modes de consommation, nul doute qu’il y a « un prix à payer ». Ceci pour un bénéfice, qu’on peut décrire d’ailleurs, mais différé. S’y ajoutent les question liées aux émancipations généralisées. Pour ces autres questions, et parce que ça concerne une minorité, il y a un prix à payer au sein même de la majorité du prolétariat si on veut émanciper. Avec le cas particulier des femmes qu’on met rapidement avec le reste, à tort, puisque justement il s’agit d’une majorité numérique en fait. Mais on voit bien que la marche à l’égalité, même et surtout dans ce cas, nécessite l’abandon de privilèges matériels et symboliques liés au patriarcat y compris au sein du prolétariat.
À mon sens, avant même que de penser convergence intersectionnelle, bien que ce soit un objectif central, on doit aller au cœur de la chose. La révolution signifie, comme le dit Le Manifeste, non l’émancipation du seul prolétariat mais de toute l’humanité. Et alors ceci ne peut que conditionner les luttes bien avant. Avec une référence. La phrase de Marx à propos de la question irlandaise, un peuple qui en opprime un autre ne peut pas être libre, qui peut s’étendre à tous les rapports avec des groupes minoritaires (plus ou moins minoritaires, encore une fois les femmes sont une majorité… mais pas la totalité). Et ceci jusqu’à l’individu singulier.
Même pour le prolétariat, qui en France est une majorité numérique, le passage de la « classe en soi » (pure donnée « statistique ») à la classe pour soi (consciente d’elle-même et de ses combats), c’est une bataille constante et difficile. Mais pour les autres combats il faut en plus tenir compte qu’ils se mènent aussi conflictuellement au sein du dit prolétariat. Un prix à payer donc mais indispensable si on suit la formule de Marx. Ce prix peut être très concret comme dans le combat féministe en plus de l’aspect symbolique. Ou entièrement symbolique dans d’autres cas. On a été sidéré de la hargne contre le mariage pour tous alors que ça n’enlevait aucun droit aux hétéros. Mais l’image de soi est aussi un privilège parfois. Un autre cas est celui du racisme où les aspects symboliques sont évidents mais se mêlent étroitement avec des privilèges matériels.
Il en découle que la question stratégique doit s’élargir à le question suivante : « qu’est ce qui peut conduire à accepter de perdre ces privilèges de toute nature » ? En attendant que les rapports de force généraux fassent enfin mentir le pessimisme de Jameson !
Samy Johsua