Lorsque Munira Mirza, directrice de cabinet de Boris Johnson, est apparue dans le programme Great Lives [Vies d’exception] de la BBC Radio 4 en 2009, c’est la philosophe et politologue allemande du XXe siècle Hannah Arendt, qu’elle a choisi d’évoquer. “C’était une femme très courageuse, courageuse dans ses propos et dans ses actes, explique Mirza. Elle a toujours fait ce qu’elle croyait juste plutôt que ce qui était prudent ou dans l’air du temps… Elle a toujours fait preuve d’intégrité.”
De nature réservée, cette fille d’immigrés pakistanais est devenue la conseillère la plus proche et la plus influente de Boris Johnson après Dominic Cummings et a peut-être trouvé en Hannah Arendt une source d’inspiration ces derniers mois. Car elle a fait l’objet de ce qu’elle considère comme une “bastonnade morale” de la part de “l’industrie antiraciste”. Son crime ? Avoir constitué une nouvelle commission sur les inégalités ethniques et raciales tout en affirmant que le racisme institutionnel au Royaume-Uni relevait “davantage d’une impression que de la réalité”.
“Munira Mirza démission !” ont scandé des manifestants après le meurtre de George Floyd à Minneapolis et la mobilisation du mouvement Black Lives Matter. Pour la député travailliste Diane Abbott, une telle commission est “vouée à l’échec dès le départ”.
Ni conservatrice, ni ambitieuse
Les partisans de Mirza n’ont pas tardé à répliquer. Boris Johnson s’est dit “plein d’admiration” pour cette femme qu’il appelle “docteur Mirza” (elle est titulaire d’un doctorat en sociologie), vantant ses “brillantes réflexions” sur les questions de race. La décision du Premier ministre de créer cette nouvelle commission en juillet peut être vue comme une manœuvre cynique. Cinq commissions d’enquête sur les inégalités raciales ont en effet déjà été formées ces cinq dernières années, et seule une poignée de leurs recommandations ont été mises en œuvre.
Les attaques personnelles contre Mirza sont néanmoins plus problématiques. Que vous partagiez ses opinions ou non, il n’est pas si simple de la disqualifier. Ceux qui la connaissent font le portrait d’une penseuse indépendante, intelligente, intellectuellement curieuse, rationnelle, structurée et imperturbable. Loin d’être une conservatrice invétérée, elle a fréquenté des cercles marxistes et se présente aujourd’hui comme une libertarienne. À l’instar de Cummings, elle n’est pas membre du Parti conservateur et affirme ne pas nourrir d’ambitions politiques personnelles.
Selon elle, les politiques de non-discirmination accroissent les divisions
Née à Oldham dans les années 1980, une époque où cette ville du nord de l’Angleterre était un foyer de tensions raciales, Mirza a une longue expérience du racisme. Elle a passé une bonne partie de sa vie à étudier et à écrire sur le sujet.
Mirza ne nie pas que le racisme existe au Royaume-Uni, mais elle estime que la discrimination raciale est le produit de facteurs culturels et socio-économiques plutôt que la preuve d’un racisme institutionnel. Selon elle, les politiques de non-discrimination fondées sur des programmes d’inclusion ne servent qu’à accroître les divisions, à renforcer la mentalité de clan et à nourrir une “culture de la doléances”. Elle rejette les politiques identitaires basées sur la race ou la religion, leur préférant une humanité universelle ou “universalisme”. Elle accuse la gauche d’étouffer toute opinion divergente sur les questions raciales et ne manquerait pas d’illustrer son propos par l’accusation de “traître à sa race” que lui renvoie la gauche.
Peut-être a-t-elle eu de la chance, ou peut-être est-elle douée de talents faisant d’elle une exception, mais le fait est qu’elle semble ne jamais avoir personnellement souffert du racisme institutionnel. Issue d’un milieu modeste, elle a connu une incroyable ascension sociale pour occuper aujourd’hui l’un des postes les plus influents au sein du gouvernement.
“J’ai compris que la gauche n’était pas favorable à la liberté d’expression”
Née en 1978, elle est la cadette de quatre enfants. Elle a grandi dans un quartier d’Oldham où vit une importante communauté pakistanaise. Son père travaillait en usine et sa mère enseignait l’ourdou à temps partiel.
Contrairement à certains de ses camarades d’école musulmans, elle s’habillait à l’occidentale, n’a jamais porté le voile et fréquentait des étudiants blancs. À l’université, Mirza s’est passionnée pour “l’histoire, l’histoire des idées et la politique” et a décroché une place pour suivre des études d’anglais au Mansfield College d’Oxford. Étudiante, elle aurait rejoint le Parti communiste révolutionnaire (RCP), une adhésion qui, si elle est avérée, aura toutefois été de courte durée. Le parti a en effet été dissous quelques mois seulement après son arrivée à Oxford en 1996.
Après avoir travaillé pour la Royal Society of Arts de Londres, elle est nommée en 2006 directrice du développement au sein d’un think tank de centre droite nouvellement créé et baptisé Policy Exchange (PX). Déçue par ses engagements passés, Mirza effectue un virage à 180 degrés. “J’ai très vite compris à l’âge de 20 ans que la gauche n’était pas favorable à la liberté d’expression”, déclare-t-elle en 2018.
Des idées universalistes concrétisées à Londres
Par le biais de PX, elle publie un essai dans lequel elle défend l’idée que le multiculturalisme aurait encouragé l’extrémisme islamique au Royaume-Uni en segmentant la population en communautés ethniques, religieuses et culturelles au lieu de promouvoir une identité nationale.
Lorsque Boris Johnson est élu à la mairie de Londres en 2008, il nomme Mirza comme conseillère culturelle. D’abord méfiante envers le personnage, elle lui signifie clairement qu’elle n’est pas membre du Parti conservateur. Elle restera néanmoins huit ans dans l’équipe municipale, notamment en tant qu’adjointe chargée de l’éducation et de la culture, et parvient à mettre en œuvre certaines de ses idées universalistes.
Elle contribue à la création d’un fonds d’excellence scolaire de 26 millions d’euros pour améliorer l’enseignement dans la capitale et crée un programme permettant à des familles de la classe moyenne de faire don d’instruments de musique à des enfants pauvres. Elle s’oppose aux enseignements différenciés pour les élèves d’origine étrangère, estimant que tous les enfants devraient être initiés à Shakespeare et à la musique classique.
Une partisane convaincue du Brexit
Après le départ de Johnson de la mairie de Londres en 2016, Mirza commence à écrire régulièrement pour des publications comme le Guardian, le Telegraph, le Spectator et le site libertaire Spiked. Son mode d’expression, souvent brut de décoffrage et provocateur, en fait le personnage controversé qu’elle est aujourd’hui. Un de ses amis affirme pourtant qu’elle “n’est pas dans l’opposition de principe, elle dit simplement ce qu’elle pense.”
Elle accuse la gauche d’entretenir “une logique de victimisation” et d’utiliser “chaque manifestation de racisme comme une preuve que le Royaume-Uni (et les Britanniques) sont englués dans une mentalité néo-impérialiste”. Pour elle, les différences de traitement dans le monde du travail tiendraient au fait que de nombreux membres de minorités ethniques sont arrivés récemment, parlent un anglais approximatif et sont peu diplômés.
Mirza est restée proche de Johnson, et, partisane convaincue du Brexit, l’a même représenté dans plusieurs rassemblements auxquels il ne pouvait pas participer durant la compagne de 2016. Elle a également aidé plusieurs personnalités pro-Brexit à préparer leurs interventions et débats télévisés.
Son cas illustre un véritable dialogue de sourds
Mirza fait partie d’un cercle très restreint de gens auxquels Boris Johnson fait implicitement confiance. Il la considère comme un “puissant détecteur de bêtises” et la cite parmi les cinq femmes qui ont eu le plus d’influence sur sa vie. Après la désignation de Johnson comme Premier ministre, “il était évident qu’elle serait appelée à occuper des fonctions importantes”, confie une source haut placée. Quelques jours après l’arrivée de Johnson au 10 Downing Street, Mirza était chargée de diriger son cabinet.
Plus discrète que Dominic Cummings, elle est toutefois presque aussi influente. “Il existe deux personnes qui ont vraiment l’oreille du Premier ministre et qui se font mutuellement confiance, Dominic et Munira”, confirme notre source interne.
L’annonce du gouvernement selon laquelle la nouvelle commission sur les questions raciales s’intéressera aussi au sort des enfants pauvres blancs porte clairement la marque de Mirza. Ses détracteurs ont de bonnes raisons de craindre que cette commission ne fera que nier l’idée même de racisme institutionnel au Royaume-Uni.
Le cas personnel de Munira Mirza résume un véritable dialogue de sourds. Sa trajectoire, d’un quartier modeste d’Oldham à l’un des plus hauts postes de pouvoir du pays, montre qu’il est possible pour des non-Blancs de réussir au Royaume-Uni, et ses accomplissements ont certainement façonné ses opinions sur les questions raciales et le multiculturalisme – ainsi que celles du Premier ministre. Mais son “expérience vécue” est loin d’être représentative de celle de beaucoup d’autres membres d’une minorité ethnique et souligne toute la difficulté de former une société réellement multiethnique.
Martin Fletcher
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