« La démocratie meurt dans l’obscurité » : ce slogan aux accents d’appel à la vigilance adopté par le Washington Post en 2017 lors de la présidence de Donald Trump devrait résonner fortement aux oreilles de Joe Biden ces jours-ci. A fortiori depuis le décès, en Russie, d’Alexeï Navalny, le célèbre opposant politique à Vladimir Poutine dans une colonie pénitentiaire reculée de l’Arctique, où il purgeait une peine de 19 ans de prison.
Alors que l’ultime recours en droit britannique de Julian Assange doit être examiné, mardi 20 et mercredi 21 février, pour empêcher son extradition aux États-Unis, où il encourt une peine allant jusqu’à 175 ans de prison, il faut rappeler inlassablement que le supplice du fondateur de WikiLeaks, enfermé depuis douze années, est aussi celui d’un double principe, le droit d’informer et le droit d’être informé·e.
L’avocate Stella Assange, femme de Julian, devant la Haute Cour de justice de Londres, le 24 janvier 2022. © Photo Daniel Leal / AFP
Ce supplice tient à la durée de la procédure judiciaire, à la lourdeur des charges retenues contre lui et à la dureté des conditions d’enfermement auxquelles il est soumis. Le piège se referme sur Julian Assange quatre ans après la création en 2006 de WikiLeaks, organisation non gouvernementale à but non lucratif dont la mission était de rendre publics, de manière anonyme et sécurisée pour leurs sources, des documents d’intérêt général n’ayant initialement pas vocation à être révélés.
La publication en 2010 d’une vidéo et de près de 400 000 rapports militaires documentant les exactions américaines en Irak et en Afghanistan fait l’effet d’un coup de tonnerre. S’y ajoute la diffusion de 251 000 dépêches diplomatiques envoyées au siège du Département d’État racontant cinquante ans de relations diplomatiques des États-Unis entretenues à travers le monde.
De quoi susciter la fureur de la Maison-Blanche : non seulement ces fuites massives révèlent les défaillances technologiques de la première puissance mondiale, incapable de protéger ses données sensibles, mais elle met aussi la lumière sur ses mensonges, ses petits arrangements et ses violations du droit international. Furieuses d’être ainsi mises à nu, les autorités américaines lancent aussitôt une enquête pour « espionnage » contre WikiLeaks et recherchent activement son fondateur, désigné comme ennemi public numéro un.
L’audience de la dernière chance
La chasse à l’homme commence. Après avoir été placé en liberté surveillée pendant deux ans au Royaume-Uni, Julian Assange se réfugie en juin 2012 à l’ambassade de l’Équateur à Londres, où il vit pendant sept ans dans un espace confiné, avant d’être incarcéré à partir d’avril 2019 en détention provisoire dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, près de la capitale britannique.
Il est depuis lors maintenu à l’isolement dans cet établissement carcéral conçu pour abriter des terroristes et des membres de groupes liés au crime organisé. En mai de la même année, alors que Donald Trump a été élu président, la justice américaine le rattrape : il est inculpé pour « espionnage » par les États-Unis, où il risque la prison à vie.
S’ensuit une série de recours engagés pour empêcher son extradition, balayés les uns après les autres. Cet ultime appel devant la Haute Cour britannique est, autrement dit, une audience de la dernière chance pour cet homme qui a su comme personne mettre en lumière les potentialités démocratiques de la révolution numérique.
À l’issue de ces deux jours, deux cas se présentent : soit les juges l’autorisent à présenter formellement cet appel, et la bataille judiciaire se poursuit, soit ils le lui refusent, et l’épée de Damoclès tombe.
Selon son épouse Stella Assange, rien ne s’opposerait alors à son extradition immédiate. Il aurait en effet la possibilité de présenter un recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), mais celui-ci n’étant pas suspensif, il pourrait ne pas empêcher son départ forcé vers les États-Unis. Toutefois, comme le précise Nicolas Hervieu, juriste spécialiste des libertés et enseignant à Sciences Po, la CEDH est susceptible de répondre rapidement, au moins pour demander à l’État concerné de fournir des explications et de surseoir à la mise en œuvre de l’éloignement.
Une attaque contre le droit de savoir
Mediapart, par ses engagements éditoriaux, est particulièrement sensible au combat de Julian Assange et a récemment pris l’initiative d’un appel, sous la forme d’une adresse à Joe Biden, également signé par nos confrères de Der Spiegel (Allemagne), d’Il Fatto Quotidiano (Italie) et d’InfoLibre (Espagne).
Alors que les États-Unis refusent de le reconnaître comme journaliste, nous rappelions au président américain que nous le considérions comme l’un des nôtres, dans la mesure où nous avions publié dans nos titres respectifs des enquêtes qu’il avait signées en son nom. « Au-delà du sort inique qui est fait au fondateur de WikiLeaks, cette procédure transforme le journalisme en crime et met en péril toutes celles et tous ceux qui en font profession, partout dans le monde », écrivions-nous.
Car, oui, Julian Assange a fait œuvre de journalisme en rendant publics des crimes de guerre, des affaires de corruption, des scandales diplomatiques et des opérations d’espionnage que les autorités américaines auraient préféré voir gardés secrets. Il nous revient précisément, en tant que journalistes, de révéler ce qui est nié ou caché, en premier lieu par les puissants de ce monde.
Notre mission démocratique est fondamentalement de placer les gouvernant·es face à leurs responsabilités et de rendre aux citoyen·nes ce qui leur appartient : des informations d’intérêt public leur permettant d’exercer leur droit de regard sur les décisions prises en leur nom et d’agir en fonction de ce qu’ils et elles apprennent.
Dans un texte publié dès 2006, intitulé Conspiracy as Governance, Julian Assange ne disait pas autre chose lorsqu’il affirmait que « l’injustice ne peut trouver de réponse que lorsqu’elle est révélée, car, pour que l’homme puisse agir intelligemment, il lui faut savoir ce qui se passe réellement ». Dans Menace sur nos libertés – Comment Internet nous espionne, comment résister, il déclarait aussi : « “Soyez le changement que vous souhaitez voir dans le monde” [selon la formule prêtée à Gandhi – ndlr], mais soyez aussi l’empêcheur de tourner en rond que vous souhaitez voir dans le monde. »
La vérité des faits dérange, c’est peut-être même à cela qu’on la reconnaît. Et nous faisons nôtre la citation de l’écrivain George Orwell, qui, dans sa préface de 1945 à La Ferme des animaux, écrivait : « Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux autres ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. »
C’est d’ailleurs une citation de cet auteur qui ouvrait la vidéo diffusée par WikiLeaks en 2010, vue par quatre millions de personnes sur YouTube en trois jours, montrant des militaires américains, à Bagdad, tuer des journalistes après avoir confondu une caméra et une arme de guerre.
Cet extrait de La Politique et la langue anglaise disait : « Le langage politique est conçu pour rendre le mensonge crédible et le meurtre respectable, et pour donner à ce qui n’est que du vent une apparence de consistance. » À nous, journalistes, de lire entre les lignes, de démêler le vrai de la propagande et de divulguer le dessous des cartes, quel que soit son éclat.
À force de révélations, l’exercice journalistique peut ainsi se traduire par de fortes secousses. Car, oui, certaines de nos informations remettent en cause l’ordre établi et contribuent à défaire des positions infondées héritées du passé.
Cet état de fait a été consacré en 1976 dans le droit européen par l’arrêt Handyside : la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) affirme en effet que la liberté d’expression « vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population ». « Ainsi le veulent, conclut la CEDH, le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’y a pas de société démocratique. »
La situation de Julian Assange est, à cet égard, le miroir d’un enjeu démocratique central. Face à la tentation de pouvoirs issus du vote de réduire leur légitimité à la seule élection, il est urgent de rappeler que la vitalité d’un régime démocratique dépend de son respect des contre-pouvoirs et de sa capacité d’entendre les mobilisations et les contestations.
À l’inverse, les attaques contre la liberté de la presse sont toujours le symptôme d’un étouffement des principes fondamentaux, première étape d’un virage autoritaire.
Joe Biden face au premier amendement
Joe Biden est la personne qui aujourd’hui tient le destin de Julian Assange entre ses mains. En tant que garant du premier amendement à la Constitution de son pays, qui place la liberté d’expression au sommet de l’édifice principiel américain, il devrait en tirer les conclusions qui s’imposent et le protéger plutôt que de participer à le persécuter. Alors qu’il dénonce avec véhémence la « détention arbitraire » pour « espionnage » dont est victime le journaliste américain Evan Gershkovich en Russie, il se devrait d’être cohérent avec les valeurs qu’il se fait fort de défendre.
Il pourrait aussi se souvenir qu’en 2010, l’administration dont il avait la charge, comme vice-président, aux côtés de Barack Obama s’était gardée, malgré la détestation à l’égard de Julian Assange, de l’assigner en justice, au motif que le poursuivre aurait supposé de poursuivre également les journalistes des nombreux médias internationaux qui avaient relayé les informations.
Certes, Joe Biden l’avait alors publiquement qualifié de « terroriste high-tech », mais l’administration avait néanmoins suspendu les poursuites à son égard pour ne pas contrevenir au premier amendement et ne pas entraver la liberté de la presse.
C’est en effet Donald Trump qui, après avoir adulé Julian Assange pour la publication des courriels piratés du Parti démocrate ayant potentiellement favorisé son élection en 2016, s’est retourné contre lui. Et c’est sous sa mandature que le fondateur de WikiLeaks a été directement inculpé d’« espionnage », en mai 2019, le Département de la justice décidant alors de s’appuyer sur une loi vieille de plus d’un siècle, l’Espionage Act, conçue pendant la Première Guerre mondiale.
Jusqu’à cette date, jamais ce texte visant de potentiels espions n’avait été utilisé contre des journalistes, des médias ou des diffuseurs. « La décision d’inculper Julian Assange est une escalade sans précédent de la guerre de Trump contre le journalisme. [...] Pour l’instant, il ne peut pas poursuivre les journalistes du New York Times ou du Washington Post qui publient des documents classés. Cela pourra changer si Julian Assange est condamné », s’inquiétait, à l’annonce de ce changement de doctrine, Timm Trevor, président de la Freedom of the Press Foundation.
En 2022, cinq médias internationaux, The New York Times, The Guardian, Le Monde, Der Spiegel et El País, s’alarmaient à leur tour, tous ayant publié des informations de WikiLeaks de 2010. Ils rappelaient notamment que cette source documentaire exceptionnelle était encore exploitée par des journalistes et des historiens douze ans plus tard.
Ils soulignaient, dans cette tribune, avoir critiqué publiquement la publication en 2011 d’une version complète des câbles diplomatiques révélant l’identité et mettant potentiellement en péril la vie d’individus ayant fourni des informations à l’armée ou à la diplomatie américaine ; ils déclaraient aussi que certains d’entre eux restaient préoccupés par l’allégation figurant dans l’acte d’accusation américain selon laquelle Julian Assange aurait lui-même aidé à l’intrusion informatique dans une base de données classée secret-défense, ce qui est contraire à la déontologie journalistique.
Tous, toutefois, affirmaient leur solidarité « pour exprimer [leur] grande inquiétude face aux poursuites judiciaires sans fin que subit Julian Assange ». Ils demandaient au gouvernement américain d’abandonner les poursuites. « Publier n’est pas un crime », martelaient-ils.
Aujourd’hui, la défense de Julian Assange s’appuie principalement sur la dégradation de son état de santé pour refuser son extradition. La rapporteuse spéciale des Nations unies sur la torture, Alice Jill Edwards, vient encore récemment de lui apporter son soutien.
« Le risque qu’il soit placé en isolement cellulaire, en dépit de son état mental précaire, et de recevoir une peine potentiellement disproportionnée pose des questions sur la compatibilité de l’extradition de M. Assange avec les obligations du Royaume-Uni vis-à-vis du droit international », affirme-t-elle.
L’extradition de Julian Assange vers les États-Unis signifierait ainsi la mise en cause de nombre de nos principes les plus précieux, reconnus par toutes les déclarations universelles et conventions internationales, du droit de savoir à la proportionnalité des peines, en passant par le respect des droits des prisonniers et prisonnières.
Au-delà du sort du fondateur de WikiLeaks qui subit dans son corps les stigmates d’une justice d’exception, elle transformerait en potentiel·les criminel·les tou·tes les journalistes enquêtant au service de la vérité des faits.
À la suite des épreuves traversées par d’autres journalistes d’enquête et lanceurs et lanceuses d’alerte, comme Chelsea Manning, Edward Snowden, Glenn Greenwald et Rui Pinto, elle ouvrirait la voie à une offensive dévastatrice pour nos démocraties contre le droit d’informer et d’être informé·e.
Carine Fouteau