Il y a un an, un collectif de journalistes, le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), a exposé la réalité des pratiques d’évasion fiscale. Pour les entreprises et les individus, la création de sociétés-écrans permettant de dissimuler des fonds est une pratique toujours largement répandue. Pour les multinationales, l’évasion fiscale semble généralisée. Elles jouent avec les règles pour décider elles-mêmes du lieu et du montant de l’impôt dont elles s’acquittent.
Dans une économie largement numérisée, où plus de la moitié des échanges commerciaux ont lieu entre les filiales d’une même multinationale, le système fiscal international qui continue de considérer ces filiales comme des entités indépendantes, sur le principe dit « de pleine concurrence », apparaît obsolète.
Les Etats pourraient décider de reprendre le pouvoir face à ce fléau, qui fragilise leur capacité à fournir des services publics de qualité, à lutter contre les inégalités et le réchauffement climatique. Pourtant, beaucoup affichent une volonté de lutter tout en faisant le jeu des multinationales, espérant attirer leurs investissements.
La course au moins-disant fiscal s’aggrave à un tel point qu’à ce rythme le taux d’imposition moyen sur les sociétés pourrait atteindre les 0 % en 2052 au niveau mondial. La mesure de transparence fiscale des multinationales, au cœur des débats européens depuis l’affaire des révélations des « LuxLeaks », fin 2014, risque d’échouer du fait du blocage des Etats, trop sensibles aux arguments de leurs multinationales.
S’il ne fait pas de doute que les géants du numérique paient trop peu d’impôts et sont experts dans le contournement des règles fiscales, il est extrêmement trompeur de réduire l’évasion fiscale aux GAFA
La France n’échappe pas à cette ambivalence. Malgré des mots forts de Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, au lendemain de la révélation des « Paradise Papers », le 5 novembre 2017, les mesures restent limitées, une baisse importante de l’impôt sur les sociétés a été actée, et des dispositifs prévus dans la loi Essoc (Loi pour un Etat au service d’une société de confiance) limiteront le contrôle fiscal des entreprises.
Plutôt que de s’engager pour des réformes structurelles de la fiscalité, l’obsession du ministre de l’économie pour obtenir une taxe sur les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), au nom de la justice fiscale, nous interroge. S’il ne fait pas de doute que les géants du numérique paient trop peu d’impôts et sont experts dans le contournement des règles fiscales, il est extrêmement trompeur de réduire l’évasion fiscale aux GAFA.
Aujourd’hui, toutes les entreprises sont numérisées et utilisent la mobilité liée au digital dans leurs stratégies d’évasion fiscale. Une nouvelle taxe sur quelques dizaines d’entreprises du numérique pourrait certes rapporter des recettes, mais elle ressemble surtout à un pansement sur une jambe de bois, et les Etats continueront par ailleurs de perdre des centaines de milliards d’euros chaque année.
Créer une commission à l’ONU
La France pourrait pourtant promouvoir de vraies solutions. Elle devrait jouer de tout son poids diplomatique auprès de ses alliés européens pour faire aboutir la transparence fiscale, qui lèverait enfin le voile d’opacité sur les pratiques des multinationales, et permettrait de lutter effectivement contre l’évasion fiscale.
Afin d’avancer vers des alternatives sérieuses au système de « pleine concurrence », il est nécessaire d’acter le principe d’une taxation unitaire des multinationales, qui permettrait d’imposer leurs activités, y compris numériques, dans les pays où elles réalisent réellement leurs activités et leurs profits.
Des solutions globales sont indispensables. Pourtant, c’est pour l’instant l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui a négocié la révision des règles fiscales, excluant plus de 100 pays des discussions, privilégiant les intérêts des pays riches, et sans s’attaquer aux racines du problème. La création d’une commission à l’ONU pour que tous les Etats puissent discuter ensemble des solutions à ce système dépassé est une urgence, et plus de 130 Etats l’appellent déjà de leurs vœux.
Le temps presse. Chaque jour, les Etats perdent un peu de leur souveraineté en matière fiscale. L’impôt est d’autant moins toléré qu’il pèse sur les seules populations et entreprises locales, qui peuvent encore y être pleinement assujetties. La criminalité organisée sait aussi tirer profit de la faiblesse des Etats dans le recouvrement de l’impôt. Les « CumEx Files » ont récemment révélé une perte de 53 milliards d’euros à l’échelle européenne. Le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, ne cesse ces derniers jours de défendre la justice fiscale comme impératif démocratique : il doit alors s’engager pour de vraies solutions.
Signataires : Dereje Alemayehu et Marie Antonelle Joubert, président et chargée de communication à l’Alliance globale pour la justice fiscale ; Manon Aubry, responsable justice fiscale et inégalités Oxfam France ; Sandra Cossart, directrice de Sherpa ; Alexandre Derigny, secrétaire général de la Fédération des finances-CGT ; Benoît Faucheux, délégué général du CCFD-Terre solidaire ; François-Xavier Ferrucci, secrétaire général Solidaires Finances publiques ; Jean-Louis Marolleau, secrétaire du Réseau foi et justice Afrique-Europe ; Jean-Christophe Picard, président d’Anticor ; Raphaël Pradeau, porte-parole d’Attac France ; Lison Rehbinder, coordinatrice de la Plate-forme Paradis fiscaux et judiciaires.