Mercredi 30 janvier 2013 sort sur les écrans français (enfin…, ceux qui font l’objet d’une programmation exigeante) le film de Lam Lê, Công Binh, la longue nuit indochinoise. Pour mémoire : Lam Lê, réalisateur vietnamien vivant en France depuis 40 ans, avait enthousiasmé la critique - et les spectateurs ! - dans les années 80 avec Poussière d’empire, un long métrage de fiction mettant en scène Dominique Sanda et Jean-François Stevenin errant dans une Indochine française en décomposition. Film documentaire de cinéma (et non de télévision !), Công Binh, la longue nuit indochinoise a toutes les chances de provoquer le même enthousiasme. Dans un langage cinématographique d’une grande rigueur et d’une poésie merveilleuse, Lam Lê raconte, par la voix des derniers témoins encore vivants, l’incroyable épopée des 20 000 paysans indochinois recrutés la plupart de force pour servir d’ouvriers dans les usines d’armement, pendant la Seconde guerre mondiale. Ce film est largement inspiré de mon livre Immigrés de force, les travailleurs indochinois en France (1939-1952) paru en 2009 aux éditions Actes Sud.
Je me souviens de la date exacte de ma première rencontre avec Lam. Mon livre Immigrés de force venait de paraître, le 20 mai 2009. Le lendemain, l’attachée de presse d’Actes Sud m’appelle : « Salut Pierre, un homme veut absolument te rencontrer, voici son numéro de téléphone, je te laisse gérer ». Je compose le numéro : « Bonjour monsieur, je m’appelle Lam Lê, je suis réalisateur de cinéma. J’ai su que votre livre allait sortir hier, je l’ai déjà acheté, et j’ai déjà fini de le lire. Cela fait vingt-cinq ans que j’attendais qu’un tel livre sorte.
En effet, lors du tournage de mon film Poussière d’empire, j’ai appris incidemment qu’un de mes acteurs, un vietnamien qui vivait en France, avait fait partie de milliers de travailleurs indochinois réquisitionnés par le gouvernement français en 1939. Mais impossible d’en savoir plus. Ce début d’histoire me trotte dans la tête depuis vingt ans, et maintenant, grâce à votre travail, je sais que je peux faire enfin le film que je désire ». Cet échange téléphonique me laissa à la fois curieux et perplexe. A cette époque, j’étais depuis plusieurs mois en relation avec un producteur qui voulait faire un film sur cette histoire. Il avait du mal à vendre le sujet à ses partenaires habituels (France 2, TV5 et Arte), mais l’affaire était toujours en cours. D’autre part, je n’avais jamais entendu parler de ce Lam Lê. Je le dis aujourd’hui avec une certaine honte, tant j’admire profondément tous ses films. Quoiqu’il en soit, j’habite à Montpellier, et je devais venir à Paris le 3 juin pour une présentation de mon livre à la librairie L’Ecume des pages, boulevard Saint-germain. Je proposai donc à ce réalisateur au nom vietnamien de se rencontrer un peu avant dans un café à Odéon, pas loin de la librairie.
Lam se présenta comme à son habitude, habillé avec beaucoup d’élégance, les cheveux très noirs, l’air d’avoir quinze ans de moins que son âge véritable. Il parla pendant une heure, me décrivant ses films passés, et m’expliquant son projet : un film de cinéma, un vrai, qui, même si c’est un documentaire, ne ressemblera en rien à ces films de 52 minutes formatés pour la télévision. Sa vision des productions télé rejoignait la mienne. Je ne lui cachais pas, cependant, que j’étais plus ou moins déjà engagé avec une société de production. Il me remit deux DVD (Poussière d’empire, qui date de 1984, et Vingt nuits et un jour de pluie, sorti en 2006), et nous convînmes de nous reparler bientôt. Je l’invitai à la présentation du livre le soir, où il fit la connaissance de mon éditeur, Michel Parfenov, spécialiste de la littérature russe. Lam ayant travaillé plusieurs années en Russie, les deux hommes passèrent un excellent moment.
Je voyageai beaucoup l’été de cette année-là, et ce n’est qu’en septembre que je trouvai un moment pour visionner Poussière d’empire. Entre temps, j’avais parlé de Lam Lê avec plusieurs personnes, dont Michou, la femme du grand artiste Le Ba Dang, qui m’avait fait part de sa très grande admiration pour ce film, « le premier vraiment anticolonial sur l’Indochine, et en même temps d’une extrême subtilité ». Combien cette femme de très grande culture avait raison ! La vision de Poussière d’empire constitua pour moi un véritable choc, à la fois intellectuel et poétique. J’admirai cette façon extraordinaire de faire sentir le délitement de la folle idée coloniale à la fois par l’errance absurde des deux personnages français, et par le jeu des objets, cette maison ravagée par la pluie, les caisses qui flottent, les boîtes qui prennent l’eau, etc. Et toujours la présence de tissus déchirés, de voiles troués, à travers lesquels l’œil du spectateur est invité à observer une réalité plus complexe qu’elle n’y paraît. Depuis, j’ai revu Poussière d’empire au moins deux fois, tentant de rattraper mon ignorance originelle. A chaque fois, j’y découvris d’autres détails, propices à de nouvelles réflexions. Réalisé vingt ans plus tard, 20 nuits et un jour de pluie, dans un genre apparemment très différent (plus « moderne », très érotique), m’enthousiasma tout autant. Au-delà de la très belle rencontre sexuelle entre cette femme allemande et ce jeune français aux fragiles origines vietnamiennes, le film pousse, derrière ses voiles (encore) et ses non-dits, à une réflexion sur les traces du passé colonial dans la France et l’Europe d’aujourd’hui, et, plus largement, sur le rapport que chacun d’entre nous entretient avec ce passé.
J’appelai Lam Lê pour lui faire part des magnifiques émotions que venaient de me procurer ses deux films, et de mon désir que nous nous rencontrions à nouveau. Je lui parlai de ce producteur avec lequel j’étais en contact. « Pourquoi pas, me dit-il, s’il est prêt à nous suivre ? » A ce moment-là (automne 2009), la publication d’Immigrés de force avait déjà commencé à provoquer quelques articles dans la presse, et des mentions à la radio. Un autre producteur me contacta, puis un troisième. Le 10 décembre 2009, la journée d’hommage aux travailleurs indochinois organisée par la ville d’Arles provoqua un véritable tsunami médiatique. Dans les semaines qui suivirent, huit producteurs ou réalisateurs m’appelèrent, tous trouvant le sujet « absolument génial ». Mais entre-temps, j’avais revu Lam plusieurs fois, et j’étais convaincu que c’était avec lui que je voulais travailler, que lui seul possédait ces trois conditions que je jugeais essentielles : le talent de réalisateur ; la finesse du point de vue sur les questions coloniales ; et un véritable respect pour ces vieux messieurs, ces derniers anciens travailleurs indochinois encore en vie. Une confiance et une amitié très forte s’installa entre nous. N’y connaissant rien dans le monde du cinéma ni de la télévision, je le laissai rencontrer les producteurs. Finalement, après de longues semaines de recherches, de rendez-vous et de réflexions, notre choix se porta sur ADR Production, une maison qui nous sembla suffisamment solide et ambitieuse pour soutenir notre projet de vrai film de cinéma. Et dont le directeur, Pascal Verroust, sous des airs apparents de flotter dans les nuages, se révéla un être d’une très grande sensibilité, d’une réelle efficacité, et d’un engagement total pour ce projet dès le départ très fragile. Combien de films documentaires destinés aux salles de cinéma arrivent à faire un tout petit peu parler d’eux ? Un tous les cinq ans, peut-être. Quant à gagner de l’argent avec un tel objet culturel, mieux valait ne pas y songer une seconde !
Très vite, nous nous mîmes au travail. Bien qu’estampillé « co-auteur du scénario », mon rôle réel, tout au long de la préparation du film, consista en deux fonctions distinctes. D’une part, celle de conseiller historique – Lam ou son assistante me sollicitèrent régulièrement pour avoir mon avis ou recueillir des informations sur tel ou tel point précis de l’histoire des travailleurs indochinois. Et d’autre part, celle de mise en relation de Lam avec les acteurs de l’histoire, ces anciens ONS (autre nom donné à l’époque à ces travailleurs coloniaux) et leurs enfants que j’avais moi-même retrouvés au cours de mes quatre années d’enquête. Ce rôle-là, que l’on appelle fixeur dans le jargon des journalistes, ne consiste pas seulement à fournir une liste de noms, d’adresses, et de numéros de téléphone. Il s’agissait pour moi de faire profiter à Lam des relations de confiance que j’avais nouées avec tous les anciens ONS, en France, et surtout au Vietnam. La confiance est un élément capital pour mener à bien un tel projet. En France, face à l’engouement que le sujet suscitait chez les chaines de télévision, certains enfants d’ONS devenaient méfiants. Au Vietnam, de nombreux témoins vivent toujours dans la crainte de voir révéler leur passé d’ONS, en particulier dans sa composante trotskiste. En débarquant avec sa caméra et sa tête de vietnamien (« est-il un espion du régime ? »), Lam risquait fort de voir toutes les portes se refermer. A l’inverse, le fait que Lam parle vietnamien lui a certainement permis d’obtenir beaucoup plus de souvenirs, de détails, voire de confidences que je n’en obtins moi-même.
En juin 2010, nous partîmes Lam et moi au Vietnam pour un premier repérage. Hué, Ho Chi Minh Ville, Hanoi. Au festival de Hué, je rencontrai une jeune chanteuse vietnamienne que je trouvais bouleversante : Lê Càt Trong Ly. Je pris ses coordonnées, et la semaine suivante, j’organisai une rencontre entre elle et Lam à Ho Chi Minh Ville. Lam tomba lui aussi sous le charme : c’est elle qui composera la musique du film ! Mes vingt jours au Vietnam s’organisèrent autour de retrouvailles avec d’anciens ONS, auxquels je présentai Lam, et une série de conférences que je donnai sur mon livre – en osant, d’ailleurs, mentionner l’importance des militants trotskistes dans les camps en France, le trotskisme restant un sujet encore tabou au Vietnam. A partir des contacts que je lui fournis, et grâce assurément à sa maîtrise du vietnamien, Lam parvint à découvrir d’autres ONS que je n’avais pas rencontrés. Une anecdote nous amusa beaucoup. Lorsque nous nous retrouvions à Hanoi ou à Ho Chi Minh Ville, je louais à chaque fois ma propre mobylette, que je conduisais moi-même. Tandis que Lam, en vrai touriste français, n’osait jamais prendre le guidon. Résultat : il montait à l’arrière, et j’étais son xe ôm (terme qui veut dire « embrasser », et qui désigne usuellement le chauffeur de mototaxi) ! Nous y voyions là un retournement de l’image coloniale (le conducteur de cyclo-pousse vietnamien aux ordres du colon français) qui nous fit beaucoup rire.
Pierre Daum
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