Table des matières
Présentation
I/ QUEL DEBAT ?
Elargir les termes du débat
Des positions qui ont évoluées
Ses objectifs
II/ UNE PREMIERE ANALYSE
A- Structure sociale, cadre géographique
La portée de la révolution d’août 1945
B- Guerre révolutionnaire prolongée
Trois exemples historiques
Le poids des facteurs internationaux
Trois problèmes
C- Combinaison cfobjectifs
Deux exemples
Deux enseignements
Carrefours historiques, les “possibles”
Nouvelles questions sur notre histoire
Continuité et souplesse
Les contraintes historiques
III/ LUTTE ARMEE, FRONT, PARTI
A- La “guerre du peuple”
Une pensée créatrice
La base populaire
Le thème de la combinaison
L’analyse concrète, le moment favorable
Le champ international
B- La politique de front
La notion variable de “front”
1. Hégémonie du PC, front national.
2. Libération nationale, guerre prolongée
3. La pratique unitaire : un bilan critique
Les objectifs de la politique de front
C- L’analyse du PCV
L’évolution du trotskysme au Vietnam
La présence d’un cours sectaire dans la QI
Force et faiblesse des analyses majoritaires
Critique de la notion de “parti empirique”
La notion de “communisme national”
Un mot sur la démarche de Nikita
Renouveller notre démarche
IV/ LA VICTOIRE DE 1975
A- Les effets de l’escalade U.S.
Les années 1964-1968
La portée de la guerre américaine
B- La forme du nouveau régime
Le renforcement de l’Etat ?
C- Structure sociale, histoire culturelle
D- L’impact du contexte mondial
Le poids du stalinisme
V/ NOTRE THEORIE, UN TEST
A- La constitution d’un Etat ouvrier.
B- Economie et politique
C- Les mesures socio-économiques
D- Les rythmes de la socialisation.
E- Conclusions
VI/ LA CRISE DE 1978 41
A- Une erreur globale d’orientation.
B- Des limites du programme du PC
Le système politico-institutionnel
L’ économie de transition
La cohérence du PC en question
C- Des questions sans réponses
Connaître le pays
Repenser la transition
D- Le combat anti-bureaucratique
Lai légalité socialiste
La division des pouvoirs
Le système politique
E- La dimension de ce combat
Les sources bureaucratiques
Combat d’ ensemble, programme concret
F- Des processus historiques concrets
VII/ LA CRISE SINO-INDOCHINOISE
A- Des causes multiples
B- Des processus révolutionnaires inégaux
C- Un cas extrême de dégénérescence
D- Des guerres de nature complexe
VIII/ NOS TACHES
A- Raviver l’internationalisme
B- La poursuite de la solidarité
C- La question de “la section”
D- Poursuivre le débat
1. La lutte de libération des femmes
2. Laquestion agraire
3. Les formes d’organisation
Présentation du rapport de 1982
Une discussion sur l’Indochine a eu lieu, en février 1986, lors d’une réunion du Comité exécutif international (CEI) de la Quatrième Internationale (QI). Le rapport dactylographié que j’avais déposé à cette occasion est publié dans ce nouveau Document de travail. Le CEl devait ouvrir un débat prolongé dans la QI sur les enseignements des révolutions indochinoises. Malheureusement, cette discussion n’a jamais vraiment pris forme. Les textes de l’époque n’ont d’ailleurs pas pu être imprimés et diffusés. Le rapport reproduit ici n’avait pas la prétention d’être exhaustif, il renvoyait souvent à une longue interview publiée dans Inprecor pour le dixième anniversaire des victoires de 1975. [1]. Il reste, par ailleurs, daté, Il a été déposé il y a cinq ans déjà. Depuis, la situation au Vietnam a évolué et la crise du PCV s’est aggravée. [2]. Or, je n’ai pas cherché à actualiser le texte de cette “introduction au débat” de 1986. Je me suis contenté, pour sa publication en DT-IIRF, d’en améliorer le style et d’introduire certains éléments du rapport oral et des conclusions présentés devant le CEI.
La démarche méthodologique que j’avais défendue me paraît toujours valide, les thèmes et objectifs du débat légitimes, actuels. C’est l’une des raisons qui me conduisent à publier maintenant cette “Introduction”. Mais son contenu mérite évidemment d’être soumis à la critique et à l’autocritique. C’est une autre raison de sa publication. Les Documents de travail ont en effet pour vocation première de faire discuter les analyses en évolution, de susciter des commentaires, d’alimenter une discussion informelle. D’autres DT-IIRF devraient paraître afin de contribuer à un effort de réflexion collective sur les enseignements des révolutions indochinoises et, plus généralement, des révolutions contemporaines.
Le rapport de 1986 a été présenté après des années de polémiques sur l’Indochine au sein de la Quatrième Internationale. Il les mentionne et en porte les stigmates. Mais il est de facture “critique et autocritique” dans un sens plus profond et, je l’espère, plus stimulant, Il cherche à questionner d’un regard militant l’histoire de la révolution vietnamienne et du PCV, mais aussi la nôtre, au Vietnam et sur le plan international. Ces interrogations doivent être élargies :
* Certaines des questions soulevées en 1986 doivent aujourd’hui être actualisées. La crise politique au Vietnam débouche sur des ruptures organisationnelles, bien qu’encore fragmentaires. C’est certainement l’ouverture d’une étape nouvelle.
* Le passé, dans cette “introduction”, n’est pas toujours jaugé au mieux. En 1976, j’avais, par exemple, considéré “naturelle” la réunification presque instantanée du pays. Il m’a fallu du temps pour comprendre que les choses étaient moins simples. Même en 1986, je n’accordais pas encore, il me semble, son importance réelle à ce problème. Il y a d’autres questions que je n’ai tout simplement pas abordées, comme la conception sino-vietnamienne de la “rééducation” des contrerévolutionnaires.
* J’ai avancé lors du CEI des hypothèses de travail concernant l’histoire du trotskisme au Vietnam. Ma documentation reste sur cette question très partielle, surtout en dehors de la période couverte par les études de Daniel Hémery. J’aimerai beaucoup la compléter. Pouvez-vous m’y aider ? Et me faire part de vos propres analyses en la matière ?
* Il nous faut réévaluer de grandes questions théoriques à la lumière des événements contemporains. Cette exigence était déjà perceptible dans mon rapport de 1986, en ce qui concerne l’économie de transition. La notion même de “révolution politique” doit être aujourd’hui questionnée et enrichie, compte tenu des bouleversements de l’Est européen, si l’on veut discuter utilement de ses implications pour des pays comme le Vietnam (sans pour cela remettre en cause l’actualité du combat démocratique et anti-bureaucratique, bien évidemment). Plus généralement, il nous faut discuter des conditions de poursuite d’un processus de révolution permanente, de construction de la nouvelle société de transition, dans le contexte mondial actuel. Toutes choses qui ne vont pas de soi.
On voit que l’éventail de questions qui doivent être aujourd’hui discutées à propos des révolutions indochinoises apparaît plus large encore qu’en 1986. La publication tardive de cette “introduction” doit donc être comprise comme une nouvelle invitation au débat.
Pierre Rousset, 1991
La révolution vietnamienne. Rapport d’introduction à un débat (février 1986)
Ce rapport veut introduire un débat. II ne prétend surtout pas le clore. Il ne présente pas l’esquisse d’une résolution soumise au vote, II aborde des questions sur lesquelles notre mouvement ne doit pas nécessairement voter, mais sur lesquelles il doit réfléchir. On trouve dans ce rapport des hypothèses de travail, et pas seulement des thèses entièrement étayées. On y trouve aussi des pistes de recherches sur des questions que nous avons encore peu étudiées, et pas seulement les conclusions d’une réflexion poursuivie des années durant. Enfin, ce rapport vise à soumettre à la discussion collective les éléments d’une analyse amorcée depuis longtemps par notre mouvement, mais qui reste toujours évolutive.
II ne suffit pas d’actualiser les discussions anciennes que notre mouvement a connues. II nous faut renouveler les termes de ce débat et ouvrir des champs nouveaux de réflexion, si l’on veut progresser.
I/ Quel débat ?
En effet, de quel débat avons-nous besoin ?
L’ouverture d’une nouvelle discussion n’est pas motivée par un événement majeur nouveau. II n’y a pas eu un tel événement depuis l’adoption en 1979 de la résolution sur les conflits sino-indochinois [3]. Il ne s’agit pas, pour autant, de se contenter de faire le point de la situation au Vietnam et de réévaluer, six ans après, nos positions antérieures. L’objet du débat dont nous avons besoin est beaucoup plus général.
Les révolutions indochinoises sont, comme toutes les révolutions, extrêmement riches et complexes. Elles le sont d’autant plus que la lutte de pouvoir au Vietnam a duré 40 ans avec seulement de brèves interruptions ; que les guerres et les révolutions ont englobé trois pays fort différents les uns des autres ; que l’Indochine a été longtemps le point focal de la confrontation entre révolution et contre-révolution à l’échelle mondiale.
Elargir les ternies du débat
Or, nous pouvons noter trois choses :
1. Les débats que nous avons eus dans l’internationale à propos de l’Indochine ont touché à des questions fondamentales : la nature du processus révolutionnaire à l’œuvre (révolution permanente ou non), la nature du parti qui le dirige (le PCV a-t-il joué un rôle actif dans la lutte de libération nationale et lequel), la nature des processus de bureaucratisation et leurs sources. Mais les révolutions indochinoises posent évidemment bien d’autres questions, elles aussi fondamentales, que nous n’avons fait qu’effleurer : la question nationale, la question politico-militaire, la question agraire, etc.
On ne peut pas approfondir la réflexion sur les questions que nous avons traitées antérieurement (révolution permanente, nature du PCV, bureaucratie) sans intégrer systématiquement à l’analyse les autres grandes questions fondamentales posées par ces révolutions. C’est rune des raisons pour lesquelles il faut renouveler les termes du débat en l’élargissant. En s’attachant aussi à l’étude des processus réels, des révolutions réelles. On y reviendra : certaines analyses, qui ont la vie dure dans notre mouvement, sont totalement divorcées de la réalité. En renouvelant et élargissant la discussion, on espère ainsi l’ancrer plus fermement dans la réalité.
2. Il est nécessaire d’élargir les termes du débat pour une autre raison. De nombreuses questions ont été, dans notre mouvement, largement ignorées, marginalement abordées ou simplement non collectivisées. Or, ces questions sont importantes pour réfléchir aux problèmes de la lutte de pouvoir, comme aux difficultés de la transition : outre les points déjà cités, notons tout de suite la lutte de libération de la femme, les équilibres économiques à moyen terme, les choix de technologies, etc.
L’une des raisons d’être du débat est donc d’introduire progressivement cet éventail de problèmes pour les intégrer à un effort de réflexion collective. II ne s’agit pas, ce faisant, de rechercher des modèles ou des recettes ! Il s’agit seulement de contribuer à enrichir notre réflexion sur les problèmes de la lutte de pouvoir et sur ceux de la transition dans des pays du tiers-monde, en espérant ainsi nourrir une réflexion comparative, en confrontant les “leçons indochinoises” aux leçons qui peuvent être dégagées d’autres expériences révolutionnaires.
Des positions qui ont évolué
3. Les débats successifs qui ont agité l’Internationale, à propos de l’Indochine, durant les années 1970, ont été l’occasion de préciser des divergences d’analyse beaucoup plus générales. Par exemple, les positions concernant l’analyse du PCV illustraient des divergences d’appréciation concernant d’autres partis (comme les PC yougoslave et chinois) et la question du processus de stalinisation du mouvement ouvrier international. Ce sera probablement encore le cas aujourd’hui.
Or, depuis la naissance de ces débats, à la fin des années 1940 et au début des années 1950 à propos de la Yougoslavie et de la Chine, les positions de tous les protagonistes se sont au moins partiellement modifiées, souvent à plus d’une reprise. La succession des générations politiques dans l’Internationale aidant, de nouveaux protagonistes sont apparus (particulièrement à l’occasion des débats Indochine et Nicaragua). Ces nouveaux venus dans les discussions – dont, soit dit en passant, je faisais alors partie – se sont assez naturellement situés dans le cadre des clivages apparus dans les années 1950 et la fin des années 1960. Mais ils l’ont fait avec l’expérience propre de leur génération. Plus important encore, leurs analyses se sont à leur tour insensiblement modifiées. Pour dire les choses simplement, je crois que la grande majorité d’entre nous, par delà les clivages de tendances, ne disent pas aujourd’hui exactement la même chose que ce qu’ils disaient dans les années 1950, 1960 et 1970 sur une question comme celle de la nature des partis yougoslave, chinois ou vietnamien. En tout cas, en ce qui me concerne, j’ai certainement évolué.
Il est tout à fait normal que les analyses se modifient au fil des décennies. Surtout quand, au début, nous connaissions assez mal ce dont nous parlions. Mais le problème, c’est que ces évolutions, souvent complexes et progressives, sont restées généralement implicites. Opérées par touches successives (ce qui est aussi normal), elles n’ont pas donné lieu à un effort systématique de mise au point (ce qui est beaucoup moins normal) : dans quelle mesure ces évolutions ont-elles modifié les analyses initiales ? Que garder et que remettre en cause des conceptualisations antérieures ?
Nous avons besoin d’une telle mise au point explicite si l’on veut éviter la confusion des débats, le retour surprise de formules dépassées, les malentendus. L’un des objectifs que nous devons, à mon sens, nous assigner dans ce débat est d’opérer une telle mise au point méthodologique et conceptuelle.
Les objectifs du débat
Voilà déjà trois objectifs majeurs du débat dont nous avons besoin :
1. Réévaluer à partir d’une étude plus concrète et plus large que par le passé, nos analyses des révolutions indochinoises,
2. Aborder plus collectivement que par le passé et plus précisément les enseignements des révolutions indochinoises en matière de lutte de pouvoir et de transition. Apporter ainsi un élément à notre réflexion politique, stratégique et théorique générale.
3. Opérer une mise au point explicite des concepts et des méthodes d’analyse que nous utilisons pour comprendre ces révolutions.
A ces objectifs généraux, il faut évidemment ajouter :
4. L’analyse de la situation présente en Indochine.
5. La définition des tâches de l’Internationale, en particulier dans le domaine de la solidarité.
Ces deux derniers points ne sont pas étrangers aux trois précédents. L’évolution de la situation depuis 1975 et 1978 éclaire des problèmes de fond de ces révolutions. On ne peut comprendre les problèmes contemporains sans les remettre en perspective historique, et sans fonder une démarche méthodologique. La définition des tâches actuelles de notre mouvement tient autant à la compréhension d’ensemble de ces révolutions qu’à l’évaluation de la situation présente.
II/ Une première analyse
La révolution vietnamienne est devenue, dans les années 1960, l’archétype du mouvement de libération nationale et de la guerre populaire prolongée. Elle méritait certainement de devenir cet archétype. Mais la forme prise par le processus révolutionnaire à la fin des années 1940 et au début des années 1950, puis à nouveau durant les années 1960-1975, a fait oublier l’importance des luttes engagées à d’autres périodes et sous d’autres formes. Or, si l’on veut étudier les enseignements de cette révolution, il est absolument nécessaire d’analyser la variété de ces formes de luttes. De même, il faut comprendre comment chaque période a conditionné la suivante.
Ce que je veux combattre ici, c’est d’une part une vision non dialectique, simplifiée, du processus révolutionnaire vietnamien (courante parmi les mouvements nationalistes ou de guérilla qui se sont reconnus dans le Vietnam), et, d’autre part, une démarche a-historique qui ignore les conditionnements et les contraintes qui ont contribué à façonner le cours de la révolution vietnamienne (courante, entre autres, dans nos propres rangs). II s’agit ici de critiquer des “idées reçues” qui oblitèrent les leçons de cette révolution.
A. Structure sociologique, cadre géographique
Une première idée reçue : un pays de population en majorité agraire, riche en montagnes et forêts ne peut connaître qu’une seule forme de processus révolutionnaire effectif : la guerre populaire prolongée. L’expérience vietnamienne, contrairement aux apparences, contredit cette idée reçue. A plusieurs reprises, des luttes très amples, révolutionnaires ou à dynamique révolutionnaire, ont pris la forme de la grève générale et des comités de masse de base (1936-1937) ou de l’insurrection en masse (1930 et 1945). Des périodes clefs dans l’histoire du communisme vietnamien ont été dominées par la lutte sociale revendicative et la lutte politique démocratique (1928-1930, 1932-1937, seconde moitié des années 1950, etc.).
L’histoire de la révolution vietnamienne dans les années 1930 confirme la leçon de la révolution chinoise dans les années 1920 : des régions travaillées par la pénétration capitaliste peuvent connaître d’importantes luttes aux formes “classiquement prolétariennes” (grève et grève générale, comités d’action, comités de grève, etc.), même quand la classe ouvrière reste une force sociale très faible. C’est par exemple le cas dans la région saïgonnaise au moment des grandes grèves de 1936-1937, alors que la classe ouvrière reste très minoritaire face à un vaste semi-prolétariat urbain et à des campagnes composites.
L’histoire de la révolution vietnamienne montre aussi l’importance que peuvent acquérir les formes de lutte insurrectionnelles (1930, 1940, et leur combinaison avec la lutte de guérilla dans des périodes ultérieures).
La portée de la révolution d’août 1945
Il faut encore répondre à un argument apparemment convaincant, selon lequel seule la guerre révolutionnaire prolongée a pu l’emporter, par deux fois (1954, 1975). Expérience répétée dans les trois pays indochinois. Sans vouloir dénigrer l’importance de la guerre révolutionnaire prolongée (voir le point suivant), il ne faut pas oublier trois éléments :
1. L’insurrection d’août 1945 l’a bel et bien emporté. Un nouveau régime – vietnamien – a été installé. L’indépendance a été affirmée. Cette victoire était fragile. Elle a été remise en cause par l’intervention impérialiste ultérieure. Mais cette victoire n’en a pas moins été réelle et son importance très grande : les armées françaises sont parties à la reconquête d’un pays déjà indépendant, se sont attaquées à un pouvoir national déjà légitime.
2. L’insurrection d’août n’a pas été l’aboutissement d’un processus d’accumulation de forces militaires assuré par le renforcement progressif d’une guérilla. Durant la Seconde Guerre mondiale, les forces du Vietminh ont essentiellement poursuivi des actions de propagande armée. Elles n’ont jamais atteint le stade d’une guérilla active et développée, capable d’initiative militaire ample.
3. L’ensemble du processus révolutionnaire vietnamien ne peut pas être réduit à un schéma politico-militaire unique, une version simplifiée de la guerre populaire. Le PC s’est imposé comme un parti de classe, un parti de masse et un représentant de la nation opprimée bien avant le début de la guerre révolutionnaire prolongée. Des secteurs essentiels des masses vietnamiennes ont été mobilisés, éveillés, organisés dans les années 1920 et 1930. On peut affirmer que ces deux décennies forment l’arrière-plan historique qui explique la vigueur, la profondeur, la rapidité avec laquelle la résistance nationale armée s’est consolidée dans les années 1940 et 1950.
B. Guerre révolutionnaire prolongée
II faut se garder d’une deuxième idée reçue, symétrique de la première et dont on a trouvé trace dans notre mouvement, selon laquelle le processus de guerre révolutionnaire prolongée aurait été plus ou moins artificiellement plaqué sur les luttes au Vietnam, du fait des orientations erronées du PCV.
Une telle thèse fait peu de cas de l’histoire concrète. Comme nous venons de le voir, le PCV a poursuivi suivant les périodes des orientations très différentes. On peut même affirmer que le parti communiste a fait plus d’une fois la démonstration de sa capacité à modifier profondément ses orientations. Et, si dans l’ensemble, c’est la stratégie de la guerre révolutionnaire prolongée qui est devenue l’axe de la lutte de libération nationale, c’est parce que les autres orientations sont devenues, à un moment ou un autre, caduques.
Trois exemples historiques
Prenons note de trois exemples les plus importants et cherchons ce qu’ils ont en commun. En s’attachant à l’essentiel et en ne cherchant pas à tirer un bilan précis des erreurs et contradictions de la politique poursuivie par le PCV. [4].
1. Le tournant des années 1937-1939. Les grandes grèves de 1936-1937 ont suscité un débat stratégique au sein du mouvement marxiste vietnamien. Le courant trotskiste défendait une perspective de transformation des comités d’action en conseils de type soviétique. La clef de voûte des luttes, à l’époque, était la convergence des mouvements dans la colonie (le Vietnam), dans la métropole (le Front populaire) et à l’Ouest (l’Espagne, notamment). Le mouvement national vietnamien tout entier avait le regard tourné vers l’Occident — et vers le mouvement ouvrier français.
L’enlisement du mouvement de masse en France, la défaite dans la guerre civile espagnole, la marche à la guerre mondiale..., tout cela a contribué à fermer cette perspective de convergence entre les luttes socialistes en France (et en Europe) et la lutte de libération au Vietnam. Tel est l’arrière-plan de la crise qui s’ouvre entre les organisations marxistes au Vietnam (le front uni qui regroupe le PC, l’un des groupes trotskistes et des marxistes indépendants, vole en éclat). Cette crise frappe plus ou moins rapidement chacune des organisations (désintégration du groupe de Nguyen An Ninh, évolution droitière et contradictoire du PC en 1938-1939, impasse des groupes trotskistes après une période d’influence croissante). L’invasion japonaise de 1940 n’a fait que confirmer le changement de période. Il n’était plus possible d’espérer une victoire rapide. La lutte armée s’imposait comme une nécessité de l’heure, mais elle devait être pensée dans la durée : celle de la Seconde Guerre mondiale.
2. Le tournant des années 1945-1946. En 1945, après l’insurrection d’août, le PC s’est retrouvé au centre d’un gouvernement de coalition et à la tête d’une nouvelle République démocratique, indépendante. La situation n’en restait pas moins très instable. Le gouvernement Ho Chi Minh a engagé des négociations avec la France alors que la guerre reprenait déjà dans le Sud du pays (où les troupes françaises avaient débarqué avec l’accord initial du Vietminh).
Les années 1945-1946 représentent l’une des périodes dont l’analyse est la plus controversée au sein de la Quatrième Internationale. Les documents d’archives sont loin d’être tous disponibles. La situation était en tout état de cause très complexe.
Je voudrais insister ici sur les aspects suivants : les rapports de forces objectifs étaient, en 1945, particulièrement instables. Les forces révolutionnaires organisées étaient encore très faibles. Le mouvement national était divisé. La population du Nord avait été frappée par une famine désastreuse. Au Nord toujours, une armée chinoise contre-révolutionnaire de 200.000 hommes campait en territoire vietnamien. Dans ce cadre, je ne crois pas que le Vietminh pouvait purement et simplement interdire le débarquement des forces franco-britanniques. Plus précisément, il ne pouvait le faire sans l’appui actif du mouvement ouvrier français. II devait, pour gagner du temps et vérifier si cet appui était possible, négocier et manœuvrer. Je ne crois donc pas que l’on puisse dire, comme souvent dans notre mouvement et encore dernièrement par Steve Clark [5], que la politique de négociation du PCV ait été, en tant que tel, la cause d’un échec historique : la perte d’une indépendance chèrement gagnée. L’indépendance a été perdue, mais la cause essentielle réside en France, dans la passivité du mouvement ouvrier métropolitain face à l’envoi du corps expéditionnaire et dans la politique du PCF.
Je soumets l’hypothèse de travail suivante (à vérifier grâce à l’enrichissement de la documentation) : la direction du PCV a suivi, durant cette période charnière, une politique double. D’un côté, la recherche d’une solution négociée, qui aurait permis de préserver l’indépendance de la nouvelle République démocratique au prix de concessions peut-être importantes (le maintien formel au sein de l’Union française ?), mais en faisant l’économie d’une guerre. D’un autre côté, gagner du temps, voire perdre du terrain, pour consolider ses positions et se préparer à l’élargissement de la guerre. Symboliquement, ces deux politiques ont été incarnées par Ho Chi Minh et Vo Nguyen Giap [6].
Il me semble probable que ces deux politiques ont correspondu à un accord au sein de la direction : espérer le mieux et se préparer au pire. Mais elles exprimaient peut-être aussi des divergences – ou des inconnues –, portant notamment sur ce qui se passait en France. On oublie en effet trop souvent qu’en 1945, les forces politiques françaises (y compris le PCF) ignoraient la situation au Vietnam au moment de la révolution d’août, et que du côté vietnamien, on devait se demander ce que pouvait signifier la participation du PCF au gouvernement. Bien des espoirs infondés ont dû exister au sein de la direction du PCV, découvrant que le “parti frère” était au gouvernement, dans la métropole coloniale [7]. !
Le PCV a connu, en 1945-1946, des échecs (l’espoir d’un compromis viable avec une France progressiste) et commis des crimes (les liquidations physiques de révolutionnaires). Mais sa politique n’était pas de trahison. Compte tenu de la situation en France et dans le monde (l’URSS a signé les accords de Yalta), face à une nouvelle intervention militaire impérialiste massive, la guerre révolutionnaire prolongée s’est avérée la seule riposte viable. Le PCV a voulu et su l’engager.
3. Le tournant des années 1956-1959. Troisième période que je veux mentionner ici, celle qui succède aux Accords de Genève de 1954. Des années durant, le PCV a poursuit la lutte au Sud —d’où il avait dû retirer ses forces armées— par d’autres moyens que la guerre révolutionnaire prolongée : la lutte politique non violente. Cette fois encore, les rapports de forces étaient fort difficiles. L’Union soviétique et la Chine avaient imposé lors de la conférence de Genève un compromis très grave, contre les propositions du Vietminh. [8] Au Nord Vietnam, une crise secouait le nouveau régime révolutionnaire (départ de centaines de milliers de catholiques, crise de la réforme agraire en 1956). Les hésitations de la direction vietnamienne ont été certainement nourries par la perception de leur isolement international. L’URSS et la Chine n’avaient rien fait pour faire respecter les clauses politiques des Accords de Genève (les élections de 1956). Les Etats-Unis s’affirmaient le nouveau protecteur du régime saïgonnais. Le conflit sino-soviétique s’annonçait, divisant “l’arrière” international de la résistance vietnamienne.
Mais, désarmés, les militants du Sud ont été décimés. La répression a frappé l’opposition urbaine, les paysans qui voulaient préserver les acquis de la réforme agraire, les tribus montagnardes. L’avenir de la révolution était en jeu. Dans ces conditions, il serait évidemment absurde d’affirmer que la relance d’une guerre de guérilla a été le produit artificiel du dogmatisme militaire du PCV. IIe semble au contraire évident que le bureau politique a beaucoup trop tardé à ordonner la reprise de la lutte armée au Sud. [9] L’initiative a d’abord été celle spontanée de secteurs des masses, puis celle des cadres restés au Sud, avant de devenir, à partir de 1959, celle de la direction nationale.
II était nécessaire d’adopter à nouveau une orientation de “guerre du peuple”.
Enseignements de ces trois exemples : La politique de guerre populaire prolongée a donc été mise en œuvre à des moments où d’autres options devenaient de plus en plus aléatoires. Elle s’est en fait imposée à plusieurs reprises comme une réponse réelle à un problème réel : comment préserver les acquis révolutionnaires quand ils sont menacés par une augmentation qualitative de la répression et de l’intervention militaire de l’impérialisme ? Comment faire face à une politique durable de contre-insurrection impérialiste ? Toute révolution doit répondre au problème militaire. Mais la situation dans laquelle s’est trouvé le Vietnam est profondément originale par rapport aux schémas classiques de la dialectique révolutionnaire. En effet, le cœur de l’intervention contre-révolutionnaire n’était pas situé dans le pays même, mais dans les centres impérialistes. C’est dire que les instruments de la contre-révolution ne pouvaient pas être directement minés par la montée des luttes sociales et politiques nationales. Un décalage clef est apparu entre les rythmes de la lutte dans la (néo)colonie et dans les métropoles occidentales.
Le poids des facteurs internationaux
Le facteur international a donc très directement joué au Vietnam, influençant profondément le cours de la révolution. En dehors de périodes très favorables, où l’impérialisme était momentanément paralysé (août 1945), un processus insurrectionnel ponctuel ne pouvait pas l’emporter. II exigeait en effet la désagrégation rapide des forces militaires de la contre-révolution. Les Vietnamiens n’avaient pas les moyens de s’attaquer directement à l’axe du pouvoir contre-révolutionnaire. Ils avaient besoin de la médiation des forces politiques de la métropole (Japon, France, Etats-Unis). Pour obtenir cette médiation, il leur a fallu beaucoup de temps, beaucoup trop de temps.
Les facteurs internationaux ont été divers : politique du mouvement ouvrier et situation politique générales dans les métropoles impériales, objectifs diplomatiques de Moscou et Pékin, etc. Mais tout se ramène à une question majeure : la capacité d’intervention contre-révolutionnaire importante de la part de l’impérialisme (par la consolidation du pouvoir néocolonial ou par renvoi massif de forces étrangères). Dans la confrontation révolution/contre-révolution sociale et libération/domination nationales, l’affrontement militaire est devenu essentiel alors que les rapports de force étaient, sur ce terrain, très défavorables aux forces populaires et nationales.
Comment faire face à une telle situation ? Comment inverser progressivement les rapports de force ? Telles sont les questions auxquelles la guerre révolutionnaire prolongée tente de répondre. Il faut agir dans la durée. Pour consolider les forces sociopolitiques populaires. Pour accumuler les forces militaires de la révolution. Pour porter la crise au sein même de la métropole impérialiste.
Trois problèmes
Sans chercher à discuter ici le champ d’applicabilité de la “guerre du peuple’, il importe de souligner le rôle irremplaçable qu’elle a joué au Vietnam. Ce qui nous amène à prendre note de trois problèmes sur lesquels il nous faudra revenir :
1. L’analyse plus systématique des périodes et des implications que les changements de période ont sur le cours général de la lutte révolutionnaire.
2. L’analyse plus précise de ce qu’est la guerre révolutionnaire prolongée.
3. L’appréciation du rôle joué par le PCV en tant que direction politique active du processus de lutte.
Avant cela, clarifions encore certaines idées reçues.
C. Combinaison d’objectifs
Troisième idée reçue (chez certains courants nationalistes notamment) : la lutte de libération nationale primant, et l’étape socialiste étant repoussée à plus tard, les revendications sociales doivent céder le pas aux revendications nationales.
L’expérience vietnamienne est très étrangère à cette théorisation. Parce qu’elle est un combat de masse, la lutte de libération nationale met en mouvement des classes et couches sociales. Parce que la nation est composée de classes, elle se clive face aux enjeux d’une levée anti-impérialiste révolutionnaire : les aspirations des opprimés et exploités ne peuvent que s’exprimer dans une lutte dont ils sont les premiers à soutenir l’effort. Cette leçon, le PCV l’a plus d’une fois exprimée dans la formule devenue fameuse : “le contenu de la question nationale, c’est la question agraire”, dans un pays rural comme le Vietnam.
La continuité du combat dans la révolution nationale démocratique (avant la conquête du pouvoir) s’est incarnée dans cette combinaison de revendications sociales (de la réduction des rentes agraires à la distribution de la terre, etc.), politiques (les libertés démocratiques, etc.), nationales (l’indépendance, la défense du patrimoine culturel, etc.). C’est en effet cette combinaison d’objectifs de lutte qui permet de comprendre comment la résistance a durablement englobé des couches sociales aux motivations centrales différentes (paysans, travailleurs urbains, intelligentsia, couches moyennes...) et comment elle a trouvé les ressorts qui lui ont permis de traverser tant d’épreuves.
Si cette combinaison de revendications sociales, politiques et nationales a toujours existé dans la révolution vietnamienne, la façon dont ces divers objectifs de lutte se sont articulé les uns aux autres a beaucoup varié. On peut même dire que le rapport réciproque entre revendications sociales/de classe et revendications nationales s’est plusieurs fois inversé. On retrouve ici le problème fondamental des périodes. Durant les guerres de libération, on peut dire que l’identité de classe et la revendication sociale se sont exprimées au sein du mouvement national et de la lutte nationale. Mais, à plusieurs reprises, c’est l’inverse qui s’est produit : l’identité nationale s’est attachée à l’identité de classe ou la lutte nationale s’est exprimée au sein de la lutte sociale [10].
Deux exemples
Notons deux exemples :
1. Durant les années 1930, d’abord quand, dans le Sud, les principaux courants marxistes vietnamiens participaient ensemble aux élections, sous le drapeau du front uni “La Lutte”, ils se présentaient alors comme les “candidats ouvriers”, ils étaient communistes, connus comme tels. Les élections étaient censitaires, les pauvres ne votant pas. Les ‘lutteurs” l’ont néanmoins emporté face au parti bourgeois nationaliste. Les couches moyennes, par nationalisme, ont voté en faveur de ces “candidats ouvriers”. Ce phénomène s’est reproduit jusqu’en 1939, quand la liste trotskiste de “La Lutte” a gagné les élections, y compris contre son ancien allié, le PCV. L’identité nationale anticoloniale se cristallisait alors sur une identité de classe.
2. Durant les années 1956-59. La lutte a repris au Sud-Vietnam contre le régime néocolonial de Diem sous les formes suivantes : résistance à la répression, défense dans les campagnes des acquis de la réforme agraire Vietminh mise en cause par le retour en force des anciens propriétaires terriens, combat des tribus montagnardes contre leur déportation dans les plaines. Tout se passe alors entre Vietnamiens. La lutte de libération nationale —car il s’agit toujours bel et bien de cela— s’est poursuivie sous la forme de la lutte politico-sociale (et tribale).
Il ne faut pas voir dans ces exemples des aberrations. II était normal que les choses se passent alors ainsi, comme il était normal que dans la guerre de résistance aux interventions française et américaine, il en soit différemment.
Deux enseignements
On peut déjà tirer deux enseignements importants du cours suivi par la révolution vietnamienne :
1. Premier enseignement : la combinaison des objectifs de lutte qui s’est réalisée dans la révolution vietnamienne est bien celle qui est le point de départ de ce que nous appelons un processus de révolution permanente. Ces objectifs de lutte sont restés, dans le cours de la révolution nationale démocratique, des objectifs démocratiques (dit démocratiques bourgeois car ils ont été liés historiquement aux révolutions bourgeoises européennes), et non socialiste. Mais ils ont combiné la lutte d’une nation opprimée et la lutte des classes et couches sociales diverses qui la composent. Le processus révolutionnaire combine, même dans cette étape, dynamique nationale et dynamique de classe.
La théorie de la révolution permanente n’implique pas une combinaison précoce de revendications démocratiques et socialistes (bien que des interprétations ultra-gauches de cette théorie aient pu la réduire à un simple télescopage d’étapes et de revendications). Cette dernière combinaison peut exister, dans des pays de composition sociale fortement prolétarienne et dans une conjoncture historique donnée. Mais la théorie de la révolution permanente s’est plutôt attachée à l’analyse du passage de la révolution démocratique à la révolution socialiste – en terme de mots d’ordre – après la prise du pouvoir. II est intéressant de noter que c’est précisément à propos du Vietnam que Trotsky a écrit l’un de ses textes les plus tranchants pour mettre en garde contre des déviations gauchistes et pour souligner la centralité des objectifs démocratiques et nationaux : sa lettre à l’Opposition de gauche indochinoise de 1930, un document remarquable [11].
On verra plus tard ce qu’il en est du point d’aboutissement du processus révolutionnaire de lutte de pouvoir.
2. Deuxième enseignement : d’importants changements de période se sont produits qui ont profondément marqué le cours général des luttes révolutionnaires.
Tout travail d’historien —et c’est encore plus vrai du travail d’historien révolutionnaire, qui cherche à dégager des enseignements militants— doit faire face à deux écueils :
a. La tentation de croire que la seule histoire possible était celle qui s’est faite. Cela conduit à une histoire apologétique (quand il y a eu victoire) ou défaitiste (quand il y a eu défaite). Elle ne permet pas de saisir les “possibles’, les “virtuels” qui ne se sont pas incarnés.
b. La tentation de réécrire l’histoire avec des “si”, en fonction de ses propres a priori, sur le mode de l’“il n’y avait qu’à...”. Cela conduit à une histoire idéologique.
La première démarche colle à la réalité qui fut. La deuxième ignore superbement cette réalité historique et s’avère particulièrement stérile. Les deux démarches sont, au sens méthodologique, a-critiques : elles sont incapables de soulever les questions qui peuvent aider à dégager les enseignements militants.
Périodes, carrefours historiques, possibles
L’une des meilleures façons d’éviter ces deux écueils, c’est d’analyser la succession des périodes, de mettre en lumière l’existence de carrefours historiques, d’appréhender en tenant compte du contexte réel les “possibles” et de voir comment les acteurs sociaux et politiques (et avant tout les partis) ont agit face à ces “possibles”. On peut tenter de résumer ainsi les enseignements de la révolution vietnamienne en la matière :
1. Il y a eu à plusieurs reprises ce que l’on peut appeler des carrefours historiques : à un moment donné, plusieurs voies possibles s’ouvraient. La voie qui s’est imposée a été pour une large part le produit de la lutte sociale et politique. Mais on a vu qu’il s’agissait d’une lutte qui s’est déroulée sur de nombreux théâtres d’opérations : le Vietnam, la Chine, l’URSS, la France, l’Espagne, le Japon, les États-Unis, etc. Les partis vietnamiens étaient loin d’être seuls maîtres du jeu !
On a noté l’importance des années 1930. Avec la victoire du Front populaire en France, un carrefour historique est apparu au Vietnam ? Une “voie possible” s’est dessinée, dont les contours étaient déterminés par la convergence des luttes prolétariennes en France et anticoloniales au Vietnam. Si cette voie s’est fermée, c’est avant tout à cause de l’intransigeance du pouvoir colonial français (fut-il socialiste) et des limites du mouvement prolétarien dans la métropole. II y a eu d’autres carrefours historiques de ce type : 1945-1946, 1954-1956, 1964-1968.
2. Le cours de la révolution vietnamienne a ainsi été marqué par une succession de périodes fort différentes les unes des autres. Ces périodes différentes n’ont pas seulement eu des implications tactiques temporaires (phases défensives et phases offensives, etc.). Elles ont induit des processus révolutionnaires originaux aux implications très durables, II suffit, pour prendre la mesure du problème, de comparer les caractéristiques de la montée des luttes anticoloniales des années 1930 avec celles du mouvement de libération nationale des années 1950-1970.
Dans la seconde moitié des années 1930, le mouvement urbain était à l’avant-garde des luttes de masse, la dialectique des luttes de masse urbaines et rurales était très étroite, l’identité de classe était directement affichée, l’internationalisme était une donnée quotidiennement vécue, les yeux étaient tournés vers l’Europe, les “modèles” organisationnels étaient recherchés en France (syndicats, comités d’action, etc.), la vie politique partidaire était pluraliste, un marxisme formé de plusieurs courants bien délimités était le théâtre d’un débat permanent, un front uni existait dans le Sud sous la forme d’une alliance entre trois organisations politiques ouvrières, la grève en masse était l’axe du combat, l’action politique (semi-légale ou clandestine) dominait.
Bien des choses ont changé quand l’impérialisme a imposé la guerre. Le mouvement urbain a pris des formes plus défensives. L’hégémonie du PC s’est enracinée dans la lutte militaire. L’axe de la résistance s’est déplacé dans les campagnes. Les yeux se sont tournés vers la Chine. Une vision cynique de l’internationalisme s’est imposée, nourrie par la realpolitik de puissance des alliés du “camp socialiste”. Les valeurs propres à la guerre, même révolutionnaires, se sont imposées dans les consciences, les modes de fonctionnement. Les autres groupes politiques marxistes ont pratiquement disparu. La mémoire même du pluralisme d’avant-guerre s’est effacée.
Nous touchons ici à l’une des caractéristiques principales du cours suivi par la révolution vietnamienne. De carrefour historique en carrefour historique, la guerre prolongée est devenue l’unique recours face à la contre-révolution. La guerre prolongée elle-même a changé de caractère avec les moyens successivement engagés par les Etats-Unis. Une guerre de 30 ou 35 ans, l’une des guerres les plus féroces des temps modernes, la plus totale et la plus moderne des guerres impérialistes. Elle a marqué toute l’histoire contemporaine du pays, de la société, des mouvements et des organisations.
3. Quand on analyse la politique poursuivie par un parti révolutionnaire, il faut pleinement tenir compte du contexte historique. L’action d’un parti révolutionnaire vise à transformer la réalité. II doit lutter pour la meilleure option possible. Mais il ne peut pas pour autant faire un choix libre. Les possibles ne dépendent pas que de lui, mais aussi de facteurs objectifs et de l’action des autres acteurs sociaux et politiques. La meilleure option possible n’est pas nécessairement la plus souhaitable du point de vue des intérêts historiques du prolétariat et des masses opprimées (l’insurrection des conseils et une victoire rapide). On ne peut donc juger l’orientation d’un parti en fonction d’une norme générale (une stratégie “modèle”). On ne peut échapper à la nécessité de faire une analyse concrète de la conjoncture et de la période considérées.
Nouvelles questions sur notre histoire
L’une des tâches d’une direction révolutionnaire est de percevoir les changements de périodes. Pour en tirer les conséquences concernant les objectifs, l’orientation, les moyens et les méthodes. Pour mieux évaluer aussi les résultats de la lutte antérieure.
En ce qui concerne l’histoire de notre mouvement au Vietnam, cela soulève une première question. Notre mouvement a toujours été divisé en deux, dont l’un (le groupe Octobre puis la LCI semblent bien avoir été dans l’ensemble irrémédiablement sectaire et verbalement ultragauche. L’autre aile de notre mouvement (le courant représenté par Ta Thu Thau et “La Lutte”) a fait preuve d’un très grand dynamisme durant les années 1930 et d’une capacité réelle à saisir les besoins de la situation. C’est cette aile qui a participé au front uni avec le PCI et Nguyen An Ninh dans la région saïgonnaise.
Dans quelle mesure, le courant “La Lutte” a-t-il su s’adapter au changement de période qui s’opère à la fin des années 1930 ? Certains signes montrent qu’il l’a probablement fait (coopération de Ta Thu Thau avec une secte politico-religieuse après sa libération de prison, proposition de collaboration avec le Vietminh en 1945 avant son assassinat par le PC, etc.). Mais peut-être ce tournant a-t-il été pris avec retard, sans la cohérence nécessaire et sans avoir pu se donner les moyens de la nouvelle orientation : bases rurales arrière solides, consistance organisationnelle et réseau d’implantation nationale, minimum de capacité militaire, etc.
Continuité et souplesse
La construction d’un parti et l’accumulation des forces sociopolitiques de la révolution ne se conçoivent que sur le long terme. Ce qui nécessite clarté programmatique, continuité organisationnelle, ainsi qu’une pensée stratégique systématiquement nourrie de l’expérience révolutionnaire internationale. Mais l’expérience vietnamienne illustre la grande originalité de chaque révolution, de chaque situation révolutionnaire. C’est pourquoi il est dangereux d’enfermer les perspectives stratégiques dans un “modèle” quel qu’il soit, II faut un plan de développement des forces révolutionnaires, des objectifs stratégiques à moyen terme. Mais il faut aussi faire preuve d’une grande souplesse dans la définition de l’orientation (et non seulement de la tactique) et il faut savoir découvrir l’originalité profonde de chaque situation, de chaque processus. Il n’y a pas de recette en la matière : seule une organisation nationale, militante, enracinée peut combiner ainsi continuité, vision à long terme et souplesse effective.
Les contraintes historiques
Tout ceci éclaire le problème des contraintes historiques qui conditionnent un processus révolutionnaire donné, II n’y a pas eu, au Vietnam, de déterminisme étroit. Les facteurs sociaux et géographiques ont évidemment joué. Mais ils ont autorisé l’existence de plusieurs processus révolutionnaires d’ensemble, fort différents les uns des autres. Ce qui a fait la différence, cela a été largement le résultat de la lutte de classe, de la lutte nationale, de la lutte internationale. Comme quoi il n’y a pas de fatalisme historique. Mais tout cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de contraintes historiques, qu’il n’y a pas un puissant conditionnement historique.
II est important de prendre en compte cette dialectique historique complexe quand on analyse la trajectoire d’une révolution et d’un parti. Les forces politiques jouent un rôle propre et déterminant par bien des aspects, mais elles agissent dans des cadres contraignants qui les influencent profondément.
Dans le cas du Vietnam on peut noter que :
1. Il n’y a pas eu de défaite analogue à celle de 1927 en Chine (où la politique suivie par la direction du PCC et impulsée par la direction stalinienne de Moscou a été un facteur déterminant dans l’écrasement durable du mouvement communiste et de masse). [12]
2. Quels que soient les erreurs ou échecs enregistrés, le PCV et sa direction ont été capables d’emporter une série de victoires intermédiaires clefs et de conduire la lutte révolutionnaire de libération à son terme victorieux, et ce, face à des adversaires redoutables et dans des conditions souvent dramatiquement difficiles.
3. Cette victoire ultime a été emportée à la suite de 35 ans de guerre qui ont profondément marqué de leur empreinte les processus révolutionnaires et les forces politiques (dont le PCV). 35 ans de guerre qui ont largement conditionné la situation au moment de la prise du pouvoir. Croire que la victoire au Vietnam a pu être emportée malgré le PCV (ses objectifs, sa politique, sa pratique), c’est sombrer dans un objectivisme complet. Croire que le PCV aurait pu traverser l’épreuve de cette guerre prolongée sans être profondément marqué par cette expérience, croire que le nouveau pouvoir révolutionnaire aurait pu échapper rapidement à ces conditionnements, c’est sombrer dans un subjectivisme débridé. Bien des positions au sein de notre mouvement ont été marquées par une combinaison d’objectivisme (la victoire malgré le PCV) et de subjectivisme (“il n’y avait qu’à avoir le bon programme”) et ce, à des degrés divers suivant nos courants internes.
Comprendre le PCV
Pour comprendre ce qu’est le PCV, il faut d’abord reconnaître en lui un agent conscient, révolutionnaire et efficace dans le combat de libération nationale. Il faut étudier son histoire politique et organisationnelle propre. Mais il faut aussi intégrer cette analyse à celle de l’ensemble du processus révolutionnaire, c’est à dire des contraintes et des conditionnements qui ont façonné ce qui est devenu le “communisme vietnamien” (conditionnements nombreux et variés). Pour préciser ce point, il faut étudier plus avant quelques aspects politiques de la révolution vietnamienne.
III/ La lutte armée, le front et le parti
Les remarques qui suivent n’ont évidemment pas la prétention d’être exhaustives. Elles visent seulement à souligner certains traits essentiels de l’expérience vietnamienne, à introduire une première analyse du PCV et à tirer un premier bilan de nos positions antérieures.
A. La conception et la pratique de la “guerre du peuple
Les sources de la pensée politico-militaire vietnamienne sont multiples. Elle a dû bénéficier des éléments contenus dans la pensée marxiste originelle et dans l’expérience précoce du Cominterne. Mais il a fallu adapter, enrichir, modifier ce fonds international. La pensée militaire vietnamienne prend forme à la suite de celle du PC chinois, du maoïsme. Elle se nourrit aussi d’une tradition très riche, longue de plusieurs centaines d’années, voire de millénaires. Les conceptions de Sun Tzu, par exemple, présentées en Chine voilà probablement plus de 2000 ans, surprennent par leur actualité et d’aucuns comparent favorablement ce penseur militaire à Clausewitz. [13]
Plusieurs fois envahi et occupé par la Chine au cours de son histoire, le Vietnam a appris à opposer un plus petit nombre de combattants à un grand nombre d’assaillants, ce qui sera à nouveau souvent le cas durant la guerre américaine et qui est l’une des différences entre l’expérience vietnamienne et chinoise. [14] Les récits de la résistance en masse à la domination française, au tournant du siècle, évoquent irrésistiblement la guérilla contemporaine. [15] Mais, quelle que soit la richesse des traditions militaires du pays, il a fallu réinterpréter les données de la lutte armée à la lumière des sociétés et des guerres modernes, en fonction d’objectifs politiques et de conceptions de classe différentes, face à des adversaires utilisant des méthodes et faisant appel à des moyens sans précédent.
Une pensée créatrice
C’est donc à une pensée créatrice que nous avons à faire. Les conceptions et la pratique vietnamiennes vont au-delà de leurs équivalents chinois. Le Vietnam n’a pas bénéficié de l’espace chinois (et soviétique), ni de l’immensité démographique de la Chine. Il a dû faire face à la guerre d’agression la plus moderne.
Nombreux sont ceux qui reconnaissent au PCV un rôle créateur dans le domaine de la pensée militaire, jugeant parfois qu’il s’agit là du “seul” apport significatif de ce parti au marxisme. Pour éviter que ce jugement ne soit doublement restrictif, il faut d’abord noter que les conceptions vietnamiennes de la lutte armée expriment une pensée profondément politique. On peut dire que la guerre révolutionnaire prolongée est une stratégie avant tout politique. Tout d’abord parce qu’elle part d’une évaluation globale des rapports de force politique, socio-économique, militaire, nationaux et internationaux ; d’une évaluation des points forts et faibles du camp révolutionnaire comme de l’adversaire. Ensuite parce qu’elle développe un projet à long terme de renforcement progressif des forces de la révolution et d’usure des forces contre-révolutionnaires, sur le terrain et dans leur arrière métropolitain. Enfin, parce qu’elle définit une politique militaire qualitativement différente, de nature de classe différente, des conceptions militaires bourgeoises. Pour le PCV, le militaire vient renforcer le politique et le politique doit toujours l’emporter sur le militaire.
La base populaire
II est nécessaire de rappeler qu’au Vietnam (et en Chine), le guérillero, ce n’est pas le membre d’une colonne mobile dans la jungle. C’est le paysan-soldat qui vit dans son village —cultivant le jour, combattant la nuit—, ou le milicien urbain. La topographie est évidemment utilisée au mieux. Mais le terrain privilégié de la guérilla, c’est le terrain social. Durant la guerre française, les plaines densément peuplées ont été “pourries” bien avant les Hauts Plateaux ! La base des forces armées, ce sont les milices villageoises et urbaines. C’est ce qui donne son don d’ubiquité à la guérilla vietnamienne : nul n’est plus rapide que celui qui est déjà sur place ! La population est sur place. Ce sont les forces régionales, et, surtout, les forces nationales qui, mobiles, utilisent le couvert forestier.
Le thème de la combinaison
Autre aspect très politique des conceptions vietnamiennes est leur absence de rigidité, leur souplesse d’adaptation. L’orientation est plusieurs fois modifiée en fonction de méthodes de guerre nouvelles ou de changements internationaux. La combinaison devient un maître mot. La combinaison des trois théâtres d’opérations (les trois régions stratégiques : montagnes, plaines et villes) dont aucune n’est privilégiée a priori . La combinaison des formes de lutte (les trois pointes d’attaque : l’action politique, militaire et de démoralisation des forces armées ennemies — l’élévation de ce dernier point à ce niveau d’importance étant caractéristique de la pensée militaire vietnamienne). La combinaison des armes (traditionnelles et modernes) et des méthodes de combat (régulières, de guérilla, insurrectionnelle). La combinaison des champs d’action (militaire, politique et diplomatique).
L’analyse concrète, le moment favorable
Cette approche très dialectique de la guerre de libération privilégie l’analyse concrète de la situation concrète. C’est elle seule qui permet en effet de déterminer où l’effort principal doit se porter à un moment donné, comment s’articulent ces différentes combinaisons. Bien qu’elle se formule dans le cadre des trois étapes de la guerre du peuple (défense stratégique, équilibre des forces et contre-offensive générale), la pensée militaire vietnamienne est loin d’être un gradualisme rigide. Elle cherche en permanence à s’adapter à une situation changeante. Surtout, il faut savoir déterminer le “moment favorable”, notion elle aussi très importante pour le PCV, équivalant à la détermination de la situation révolutionnaire favorable.
Le champ international
L’action militaire est décidée non seulement en fonction des données militaires elles-mêmes, mais aussi en fonction des données et objectifs politiques et diplomatiques. La victoire ne peut pas être purement militaire : sur ce terrain, la France puis les Etats-Unis ne peuvent pas être battus si leurs arrières politiques et diplomatiques ne cèdent pas. Les portes-avions de la 7e flotte, les usines américaines, le Pentagone sont intouchables, hors de portée, si ce n’est du peuple américain. Le bilan d’une offensive militaire se mesure donc tout autant à ses résultats politico-diplomatiques internationaux qu’à ses résultats politico-militaires sur le terrain. C’est ce qui rend si complexe l’évaluation d’une série de grandes batailles, comme celle du Têt 1968.
La victoire finale exige une convergence entre l’action poursuivie en Indochine et la crise gouvernementale dans la métropole impérialiste. II est de ce point de vue juste de dire que la solidarité internationale et de l’action du mouvement antiguerre dans la métropole impérialiste ont été des facteurs clefs de la victoire. Plus que toute autre révolution, les révolutions indochinoises ont eu besoin de ces mouvements avant la victoire. Mais il est faux —profondément faux— de croire que la guerre a été d’abord gagnée aux Etats-Unis, par le mouvement antiguerre. On a pourtant parfois entendu ce raisonnement au sein de la Quatrième Internationale, de la part de courants soucieux de ne pas reconnaître le rôle actif joué au Vietnam par le PCV.
L’histoire de la guerre du Vietnam montre au contraire que les forces de libération se sont vues plusieurs fois frustrées de la victoire, faute d’avoir reçu le soutien mérité : 1945, 1954, 1964, 1968, notamment. II a fallu l’action persévérante de courants minoritaires (comme le nôtre, sans vouloir prétendre pour autant que nous avons fait tout ce qui était nécessaire) et, surtout, l’action décisive du PCV lui-même, sa capacité à susciter le développement du mouvement de solidarité et antiguerre international, pour que la résistance à la sale guerre s’élargisse enfin.
II en va de même en ce qui concerne l’appui de l’URSS et de la Chine, un autre élément stratégique de la victoire. Cet appui n’est pas venu tout seul ! Au contraire, le PCV a dû longuement naviguer entre les écueils, déjouer les trahisons, les abandons bureaucratiques et autres manœuvres diplomatiques. Il a dû faire face au conflit sino-soviétique et à la division générale des forces susceptibles de s’engager dans le mouvement antiguerre. Rien n’a été donné aux Vietnamiens, sur ce terrain, comme au pays ! Pourtant, l’aide obtenue, malgré ses faiblesses, a effectivement été l’une des clefs de la victoire finale.
Sur le plan international, le PCV a donc été capable de déployer un travail systématique, diplomatique comme politique, pour isoler les gouvernements agresseurs et pour encourager le développement d’une solidarité de masse, unitaire. Sur le terrain, il a su conduire la lutte armée de façon à infliger des pertes finalement insupportables aux forces d’intervention. De façon aussi à garder l’initiative tactique. On dit souvent que pour gagner, une guérilla ne doit pas perdre, tandis qu’une guerre conventionnelle pour ne pas perdre doit gagner. C’est partiellement vrai. Mais pour ne pas perdre, la guerre du peuple n’en doit pas moins manifester une capacité constante d’initiative sur le terrain, même dans l’étape dite de défensive stratégique. Ce n’est pas chose facile !
Plus d’une fois, le mouvement de libération nationale au Vietnam a été sérieusement mis en difficulté par une transformation de la guerre dans ses méthodes et moyens (lignes de fortins, hélicoptères, B 52), dans ses effectifs (500.000 hommes de troupes américaines), dans son théâtre opérationnel (l’élargissement au Cambodge). De sérieux revers ont été enregistrés, des erreurs graves ont dû être parfois commises. Mais, épreuve après épreuve, les forces de libération ont réussi à reprendre et maintenir l’initiative. Non sans payer pour cela un prix très lourd. La guerre a en effet changé de caractère, avec l’escalade militaire US, l’emploi de moyens de destruction terribles, la vietnamisation.
L’initiative a donc toujours été reconquise ; et ce, sur tous les terrains : militaires, politiques et diplomatiques. Ce dernier point mérite d’être souligné, car l’expérience vietnamienne a montré l’importance de la politique diplomatique. L’art de la négociation fait partie de l’art de la guerre et de la révolution. Cette leçon vieille comme la révolution russe, nous l’avions un peu oubliée, nous tous je crois, par gauchisme suspicieux. Le PCV et sa direction ne sont évidemment pas seuls à avoir permis la victoire. Cette victoire est d’abord celle du peuple vietnamien qui fut, véritablement, héroïque. Elle est aussi celle de tous ceux qui, sans être membres du PCV, se sont engagés dans le combat. Mais, pour durer, la résistance devait être ossaturée, orientée. L’implantation nationale, la cohésion politico-organisationnelle, le sens de la situation et des nécessités tactiques, la stabilité des perspectives, l’enracinement de masse, la capacité à mener des actions multiformes et multisectorielles, c’est tout cela qui a constitué la base de l’initiative révolutionnaire. Un parti et une direction politiques.
B. La politique de front poursuivie par le PCV
La politique de front uni poursuivie par le PCV n’est pas toujours facile à analyser. L’écart entre l’orientation officielle et la pratique réelle peut être grand et la documentation difficile à réunir. Par ailleurs, la politique de front touche à trois questions d’ordres différents : la constitution du bloc social fondamental de la révolution nationale démocratique, la recherche d’alliances politiques aussi larges que possible compte tenu de la conjoncture, la formulation des besoins tactiques et diplomatiques comme du programme intermédiaire dans le cours de la lutte (le parti présentant le programme fondamental). Tous ces objectifs se combinent dans la définition de la politique de front, à un moment déterminé, ce qui ne clarifie pas toujours l’étude des enjeux.
En conséquence, les remarques qui suivent ne sont certainement pas définitives. Mais on peut quand mime noter que le PCV a enregistré certain de ses plus grands succès dans ce domaine-là, et qu’il y a aussi rencontré certaines des ses plus grandes difficultés : il a subi des échecs sérieux et il a connu des divergences réelles.
La notion variable de « front » et les changements de périodes
Dans l’histoire de la révolution vietnamienne, la notion même de « front uni » a pris plusieurs sens différents. Celui de coalition politique entre groupes par ailleurs indépendants ; celui de centralisation et coordination de la mobilisation de divers secteurs sociaux sous l’égide du parti révolutionnaire de masse ; celui de représentation nationale prégouvernementale. Sous peine de malentendus constants (fréquents entre courants politiques aux traditions différentes sur cette question), il faut toujours clarifier le sens de la notion de « front ».
On retrouve ici l’importance des périodes. Dans les années 1930, au Sud Vietnam, le front uni est un regroupement de partis et groupes politiques indépendants, sous le drapeau de “La Lutte”. Le Vietminh, fondé en 1941, est, par contre, un front national du seul PCV. En 1945, à nouveau, la constitution de véritables coalitions est à l’ordre du jour, non seulement entre groupes politiques proprement dits, mais avec les sectes politico-religieuses du Sud (Cao Dai, Hoa Hao). Cependant, les fronts qui s’imposeront finalement —et que le PCV imposera— seront des fronts entièrement hégémonisés par le Parti communiste, ils ne seront pas pour autant composés de ce seul parti. De nombreux membres du front ne sont évidemment pas des militants du PC. Une série de personnalités indépendantes sont intégrées à leur direction officielle. On trouve même dans ces fronts (dont le Front de la patrie) des petits partis de la classe moyenne et de la bourgeoisie nationale. Mais il faut tout de suite noter que ces partis sont en fait contrôlés par le PC et servent, au mieux, d’associations professionnelles (ce qui explique comment le parti de la “bourgeoisie nationale” a pu, au Nord Vietnam, voter en faveur de la socialisation de l’économie quand le PC en a ainsi décidé).
Une première analyse de ces modifications successives permet de mettre en lumière les trois points suivants :
1. Hégémonie du PC et front national. Le PCV a gagné une hégémonie réelle dans la lutte d’ensemble. C’est lui qui a fini par organiser directement tous les secteurs sociaux massivement engagés dans le combat de libération : la paysannerie, la classe ouvrière, les pauvres urbains, l’intelligentsia... Localement, d’autres forces peuvent jouer un rôle notable (les sectes, les tribus,etc.). Mais nationalement, l’axe de la lutte est assuré par le seul Parti communiste. Plus encore, et de façon répétée, le PCV a conquis la représentativité nationale, le droit de parler pour la nation opprimée contre l’oppression (néo)coloniale. La situation est évidemment très différente de celle qui prévalait en Russie où le POSDR n’avait qu’une implantation très marginale dans les campagnes, domaine de prédilection des Socialistes révolutionnaires.
C’est un point important. Parce que cette expérience, avec d’autres, a modifié la perception traditionnelle du rapport entre front social et front politique. II n’y a plus nécessairement correspondance entre le besoin d’une alliance sociale et le besoin d’une alliance politique, puisqu’un même parti organise les différentes classes et couches sociales concernées. Ou du moins les problèmes d’alliance politiques semblent devenir marginaux (“semblent”, car on verra qu’ils restent néanmoins importants). De ce fait, des courants qui se sont réclamés de l’expérience vietnamienne ont dû redécouvrir les problèmes des alliances entre groupes politiques révolutionnaires, oblitérés par l’hégémonie rare gagnée par le PCV (voir le cas du Salvador, notamment).
2. Libération nationale, guerre prolongée, front. Le fait que la lutte révolutionnaire ait pris la forme d’un long processus de libération nationale et d’une guerre révolutionnaire prolongée a aussi joué son rôle dans l’évolution des fronts vietnamiens. L’hégémonie du PCV est durablement enracinée dans sa capacité à assurer la résistance militaire. Aucune formation locale (politique ou politico-religieuse) ne peut répondre à cette nécessité pressante : l’organisation de la lutte armée à l’échelle nationale. Le gouffre entre la force du PCV et celle des autres groupes devient alors très difficile à combler. Par ailleurs, l’intervention militaire impérialiste (japonaise, française et américaine) justifie l’appel patriotique (comme ce fut le cas en Chine). Et donc la constitution d’un front qui prend la forme du front national au sein duquel se constitue le front politique (front démocratique) et le front social (alliances de classes).
Cette donnée est particulièrement intéressante. Même dans un pays colonisé (le Vietnam sous les Français), l’intervention militaire massive de la métropole est un facteur nouveau par rapport au fait colonial en général, un facteur nouveau qui modifie le cadre politique du combat.
3. La pratique unitaire : un bilan critique. La formation d’un front national sous hégémonie du Parti communiste a donc des racines profondes. Elle représente un succès considérable et indéniable pour le PCV. Néanmoins, la pratique frontiste du communisme vietnamien doit être soumise à une analyse critique sérieuse. En ce qui concerne la pratique unitaire, d’abord.
En voilà deux exemples :
a. Premier exemple : les liquidations de 1945. En 1945, le PCV, surtout au Sud, a assassiné nombre de militants anticolonialistes, dont des cadres de notre mouvement (parmi eux, Ta Thu Thau) et des dirigeants des sectes politico-religieuses. Il existe plusieurs interprétations de ces assassinats, dans notre mouvement. Nous n’avons pas les documents d’archives qui permettraient de savoir quels dirigeants, ou quels organismes dirigeants (locaux, régionaux, nationaux) ont donné les ordres d’exécution. Mais on peut néanmoins chercher à analyser la signification de ces assassinats, de ces véritables crimes commis contre des révolutionnaires et des nationalistes.
Certains y ont vu l’expression d’une ligne nationale de trahison : écraser physiquement la gauche et les courants nationalistes indépendants pour négocier librement une capitulation à la mode stalinienne. A mon sens, cette interprétation ne tient pas face aux données que nous possédons. Il n’y avait pas politique générale de capitulation ; il y avait en fait relance par le Vietminh de la résistance armée au Sud. Le PC n’a pas frappé seulement à gauche : de nombreux notables réactionnaires locaux ont aussi été liquidés. II n’y avait pas une politique cohérente de liquidation physique sur le plan national. D’importantes divergences entre la direction nationale (au Nord) et la direction régionale au Sud se manifestaient à l’époque, divergences qui semblent bien avoir touché à la politique d’assassinats individuels. Au Sud, la situation était chaotique en 1945 et des cadres du PC ont été eux-mêmes victimes de la paranoïa de responsables locaux.
Il y a peut-être d’autres cas de liquidations “à gauche” dans les années qui suivent. En 1951, notamment, des militants trotskistes ont été assassinés alors qu’ils rejoignaient le Vietminh. Des soupçons se sont portés sur les militants du PC, mais en fait, nous ne savons pas avec certitude qui les ont abattus. Notons cependant que, de façon générale, en dehors de certaines périodes comme 1945, il semble que le PCV a eu fort peu recours à ces méthodes désastreuses d’assassinats individuels, qui ont si souvent ensanglanté les mouvements de lutte armée.
J’avancerai pour ma part l’interprétation suivante des liquidations de 1945, au Sud : elles visaient à éliminer toute concurrence en vue de prendre le contrôle complet de la résistance armée, au moment où elle se réorganise face aux Français. Cela n’ôte rien au caractère politiquement et humainement criminel de ces assassinats. Ni au fait qu’ils ont coûté cher au mouvement national. Ils ont affaibli le front anticolonial et ils ont creusé un fossé de sang entre le Parti communiste et diverses formations (avant tout les sectes politico-religieuses qui sont toujours importantes aujourd’hui). Cela a oblitéré pour très longtemps la possibilité d’une véritable collaboration entre ces groupes. Outre un crime, c’était une erreur politique très grave, de longue portée.
b. Deuxième exemple, celui du GRP. Constitué en 1969, le GRP – Gouvernement révolutionnaire provisoire au Sud Vietnam – laissait une large place à des personnalités non communistes. Autorité officielle, le GRP n’était pas pour autant la direction réelle de la lutte. Cette direction est toujours restée entre les mains du commandement politico-militaire du PC pour le Sud et, en dernière analyse, entre les mains du bureau politique. On peut considérer inévitable que la direction effective du combat de libération soit restée entre les mains du parti révolutionnaire dirigeant. Mais ici aussi, la pratique unitaire réelle doit être soumise à la critique. Avec la victoire de 1975, le GRP a instantanément disparut de la scène politique, sans débat. Les membres non communistes du GRP (et du FNL) se sont retrouvés sans responsabilités substantielles. Cette politique a eu des conséquences graves et durables. Le soutien consensuel dont a longtemps bénéficié le PCV dans le mouvement national a été ébranlé. Des personnalités représentatives de secteurs réels de la lutte nationale ont été marginalisées, voire rejetées dans une attitude violemment critique. [16]. L’un des anciens ministres du GRP s’est exilé en France. [17] Ces personnalités représentaient l’aile progressiste de la “troisième force” et des milieux aisés investis dans la lutte de libération. En termes d’alliance et de politique unitaires, ces personnalités ont plus d’importance que ne laissent penser leur poids spécifique (social et militaire) ou leur degré d’organisation propre.
Conclusions sur ce point :
Pour conclure temporairement sur ce point, je dirais que l’expérience du PCV a :
1. Montré positivement le rôle considérable que peut jouer un parti révolutionnaire dans l’élargissement et la coordination directe de l’ensemble des luttes nationales, ainsi que le rôle que peut jouer un front national.
2. Montré négativement les dangers de pratiques et de conceptions manipulatoires (et parfois répressives) du front. A court terme, mais surtout à long terme, le respect des partenaires unitaires est une nécessité, une force. Même quand ces partenaires unitaires sont minoritaires, voire mal organisés. C’est une leçon d’autant plus importante que le mépris des autres courants progressistes, au nom des rapports de force favorables ou de la supériorité politique ou programmatique, est une maladie largement répandue dans l’extrême gauche révolutionnaire internationale. On enregistre aujourd’hui des progrès en ce domaine, mais on revient de loin.
Les objectifs de la politique de front
Les objectifs que le PCV assigne à la politique de front peuvent être résumés ainsi : assurer la “direction prolétarienne” (via le parti). Consolider “l’alliance ouvrière et paysanne” (la base du front). Élargir l’alliance à la petite bourgeoisie urbaine et aux couches susceptibles d’être ralliées à un moment déterminé. Diviser les rangs de l’ennemi. Isoler l’ennemi principal du moment en jouant sur ces divisions. De plus, le front est un instrument privilégié de l’action diplomatique internationale.
Ces objectifs sont, à mon sens, valides. Les textes officiels du parti affirment généralement que ces objectifs ont été correctement définis et mis en œuvre, à chaque étape de la lutte. La réalité est évidemment plus complexe. Pour tirer des leçons utiles de l’expérience vietnamienne, il faut prendre note non seulement du succès d’ensemble, mais aussi des contradictions et des échecs.
a. L’actualité de l’expérience de “La Lutte” et les réécritures anti-trotskistes de l’histoire officielle du PCV. Rappelons qu’à une étape de la lutte où le marxisme vietnamien était encore pluriel et les rapports de force entre organisations encore évolutifs, un front uni entre partis prolétariens et révolutionnaires a joué un rôle très dynamique dans une montée exceptionnellement importante de luttes en masse, au sud du pays. II est d’autant plus important de le rappeler qu’aujourd’hui, dans la grande majorité des pays, l’extrême gauche révolutionnaire est divisée et que beaucoup dépend sa capacité à unifier ses forces dans l’action. Malheureusement, l’expérience de “La Lutte” au Vietnam a été largement oubliée à cause du cours suivi ultérieurement par le mouvement national, mais aussi à cause d’une réécriture volontaire de l’histoire des années 1930 par le PCV.
L’une des composantes du front uni de “La Lutte” était trotskiste. Or, il y a une forte tradition anti-trotskiste, d’origine stalinienne, au sein du PCV, des années 1930 jusqu’à aujourd’hui. [18] L’accusation infamante d’être un “agent du fascisme” a été portée plus d’une fois à l’encontre de notre mouvement. C’est évidemment l’une des raisons qui rend difficile la publication, par le PCV, d’une histoire “objective” de ces années unitaires !
Pourtant, l’attitude du PCV n’est pas, en ce domaine, univoque. Sur le plan international, il a collaboré avec nos organisations engagées dans le mouvement de solidarité (en France comme aux Etats-Unis, par exemple). Cette collaboration s’est surtout réalisée dans le cadre de fronts de solidarité. Mais, parfois, elle a aussi pris la forme de contacts directs avec nos sections. Par ailleurs, dans certaines études publiées dans la presse du PC, la légitimité du front uni avec les trotskistes vietnamiens est reconnue. [19]
Il est utile de prendre bien note de ces dernières données. Pour analyser la politique et les traditions du communisme vietnamien dans leur complexité. Mais aussi pour mieux répondre à la propagande anti-trotskiste de facture stalinienne. Le PCV s’est “allié” aux trotskistes, tant sur le plan national qu’international. Or, on ne noue pas de telles alliances avec des agents du fascisme
b. Le programme social du front national. On a déjà discuté de cette question. Précisons ici que les leçons de la révolution vietnamienne sont, en ce domaine, d’autant plus significatives que le PCV a dû rectifier ses orientations pour développer son combat.
Le front démocratique – sans contenu social évident – mis en place entre la scission de “La Lutte” et la création du Vietminh n’a jamais vraiment pris corps, pour autant que l’on puisse en juger [20] Plus encore, l’évolution ultérieure du programme du Vietminh manifeste clairement l’importance de cette question du contenu social du combat de libération nationale. Dans un passage important de “Guerre du peuple, Armée du peuple”, le général Vo Nguyen Giap le reconnaît explicitement. Il note que les conceptions de 1941 (création du Vietminh) restaient confuses quant à l’importance des revendications agraires paysannes. Il signale que dans la pratique, des mesures en faveur des paysans ont été prises dès les premières années de la guerre contre les Français, car les propriétaires terriens se rangeaient, en bien des cas, du côté de l’occupant. Mais il admet que ce n’est qu’en 1949-1950 que l’importance de cette question a été pleinement reconnue. C’est en 1952-53 que le PC a lancé la perspective de la réforme agraire proprement dite. Pour Giap, c’est cet appel qui a permis de donner son impulsion nouvelle à la guerre de libération nationale et de déclencher l’offensive militaire qui devait se conclure pour la victoire de Diên Biên Phu, en 1954. [21] Giap développe longuement l’argument selon lequel l’armée de libération doit être une armée de classe.
c. Les alliances de classe. Il ne s’agit pas de simplifier le problème. Il peut exister une tension entre deux pôles de la politique frontiste, tout spécialement quand le pays doit faire face à une intervention impérialiste directe. L’appel patriotique s’adresse à la communauté nationale. Les élites peuvent se diviser. Mais la guerre de libération reste une guerre de masse, donc une guerre de classe. L’effort prolongé de guerre ne peut être soutenu par le paysan, le prolétaire et le semi-prolétaire, si sa vie reste celle d’un opprimé corvéable à merci par les notables et les patrons. Ce que les Vietnamiens ont bien compris. [22] La base du front social étant l’alliance des paysans, prolétaires et semi-prolétaires (l’alliance ouvrière et paysanne), le programme du front doit contenir les mesures qui répondent à leurs besoins les plus pressants.
Le PCV formule parfois ses conceptions des alliances de classe dans la révolution nationale démocratique dans les termes du “bloc des quatre classes” (prolétariat, paysannerie, petite bourgeoisie urbaine, “bourgeoisie nationale”). Mais il souligne toujours la nécessité d’assurer la direction du parti sur le front. Quand des théoriciens comme Le Duan précisent le contenu des alliances sociales, ils recourent au schéma suivant : alliance ouvrière et paysanne comme axe, petite bourgeoisie urbaine comme classe ralliée (grâce notamment aux rapports de force) et des éléments de la bourgeoisie (ou autres classes supérieures) – surtout des enfants de familles bourgeoises – qui se joignent à la lutte. La bourgeoisie n’est plus considérée alors comme une composante en tant que classe de l’alliance.
Des bourgeois soutiendront la lutte. Par patriotisme, pour certains, probablement. Par réalisme pour d’autres (notamment dans la moyenne bourgeoisie). Par peur des représailles pour nombre d’entre eux. Mais la classe bourgeoise s’opposera à la libération-révolution. Comme d’ailleurs la classe des grands propriétaires fonciers que le PCV, peu soucieux d’orthodoxie même de facture stalinienne, avait tenté de “diviser“ durant la guerre anti-française.
Conclusions sur ce point
Trois remarques pour conclure ce point :
1. Le schéma de base des alliances sociales durables, dans la révolution vietnamienne, est en accord avec la théorie de la révolution permanente sur cette question.
2. Il peut y avoir des tensions internes dans une politique de front ente la volonté de répondre aux besoins des masses populaires et la volonté d’élargir le front ou tout simplement la volonté de ne pas voir le front se réduire trop : la paysannerie moyenne, par exemple, peut être rejetée dans le camp de la réaction si elle se sent menacée par le radicalisme des paysans pauvres dans un village où la terre est rare et la richesse limitée. Je crois qu’il n’y a pas de réponse théorique, passe-partout, à cette difficulté. La solution ne peut qu’être concrète. Mais il ne faut pas oublier que si la dynamique sociale qui mobilise les classes populaires de la société est durablement brisée, c’est la lutte de libération elle-même qui déclinera.
3. L’importance d’une politique de front souligne le rôle du programme intermédiaire (programme de transition) autour duquel les luttes sont organisées pendant une période donnée. C’est l’une des fonctions du front que de projeter à l’avant-scène ce programme intermédiaire de lutte.
C. L’analyse du PCV
Le combat révolutionnaire a été celui du peuple vietnamien. Mais, dans tous les domaines, le PCV a joué un rôle d’organisateur et de direction, il est impossible de dissocier ce parti de la victoire. C’est pourtant ce que beaucoup ont tenté de faire dans notre mouvement, et ce que certains s’obstinent encore à faire. C’est en fait surtout sur l’analyse du Parti communiste qu’une confusion assez générale a régné dans la Q.I. Nous avons aujourd’hui l’occasion de clarifier cette question une fois pour toutes.
Le point de départ de toute analyse sérieuse du PCV, c’est la reconnaissance de son rôle révolutionnaire actif. Ce n’est qu’un point de départ ; cela ayant été dit, l’essentiel de l’analyse reste à faire. Mais sans ce point de départ, on est condamné rapidement à des impasses théoriques (une révolution majeure sans parti révolutionnaire) et politiques (comment se situer dans la lutte au Vietnam ?).
Comment cette question a-t-elle été abordée dans la Q.I. ?
L’évolution du trotskisme au Vietnam
Je ne prétends pas du tout faire ici un bilan de notre histoire au Vietnam. Je la connais trop mal et elle est, de plus, difficile à connaître, vu le manque de documents. Mais on ne peut pas pour autant ignorer complètement cette question. Dans les années 1930 et 1940, nos organisations asiatiques, au Vietnam comme en Chine, comptaient en effet parmi les plus importantes de notre mouvement international. Elles agissaient au cœur d’une zone de révolutions. Nous avons connu là certains de nos échecs les plus graves. Pourtant, notre courant, au Sud Vietnam, était vivant et vivace. Il a manifesté de réelles qualités et enregistré des succès temporaires significatifs.
Il faut donc au moins soulever un certain nombre de problèmes sur notre propre histoire au Vietnam. En attendant de pouvoir travailler sur une documentation plus complète. [23]
Pour comprendre notre échec, il faut pleinement prendre en compte un certain nombre de raisons “objectives” (c’est à dire des éléments des rapports de force qu’il était très difficile de corriger). II s’agit avant tout de la réfraction au Vietnam même des rapports de forces internationaux qui nous étaient très défavorables. C’est évidemment une question fort importante quand vient l’heure de la répression – et d’une répression convergente menée par les forces coloniales et le PCV.
Je crois qu’il faut aussi prendre en compte d’autres facteurs, “subjectifs”, qui tiennent à nos orientations et nos faiblesses internes. En ce domaine, il est d’usage de souligner notre fragilité organisationnelle, l’incapacité à construire une structure de parti proprement dite, la division endémique. Il s’agit là d’éléments d’analyse effectivement importants – et qui renvoient en fait à des questions politiques de fond, et non pas à une “simple” question d ‘organisation, indépendante des questions d’orientation !
J’ai le sentiment que l’orientation des groupes trotskistes vietnamiens devrait être analysée de façon critique sous d’autres angles aussi (le travail villageois ?, la question culturelle dans la question nationale ?, le travail clandestin ?, etc.). Par ailleurs, après la Seconde Guerre mondiale, les groupes trotskistes au Vietnam semblent avoir développé une analyse profondément fausse du PCV et du Vietminh – un élément crucial dans la détermination d’une orientation politique dans le pays. II s’est produit, en ce domaine, autant que je puisse en juger, un changement important par rapport à l’époque de Ta Thu Thau.
Les assassinats de 1945 ont certainement joué un rôle important dans cette évolution. Mais cela ne justifie pas tout. Cette démarche sectaire se prolonge plusieurs années durant, alors que la guerre de résistance conduite par le PCV fait rage. On retrouve dans les quelques écrits qui nous viennent du Vietnam les mêmes schémas erronés que ceux que l’on connaît ailleurs dans la Q.I. concernant la stalinisation irrémédiable de tous les PC, inclus le parti vietnamien (notons d’ailleurs que l’un des groupes vietnamiens au moins, la LCI – le plus sectaire – a eu des contacts en Chine avec l’aile Peng Shuze du trotskisme chinois qui a porté ce type de jugement sur le PCC). [24]
La lecture des quelques résolutions et lettres contenues dans nos archives laisse peu de doute quant à l’analyse développée à l’époque. Pour la LCI, dans un texte de janvier 1949, “les staliniens ont exploité ces mouvements [de lutte armée paysanne] révolutionnaires pour leur position politique personnelle. Ils mènent une politique extrêmement opportuniste et réactionnaire (Ho Chi Minh au Vietnam et Mao Tsé Tung en Chine)” [25] Dans un texte signé N.Van pour la LCI, non daté mais trouvé dans un carton d’archives de 1951, on trouve la conclusion suivante : “Pendant que le bloc impérialiste américain de concert avec Mao Tse Toung, met la Corée à feu et à sang (...) l’impérialisme russe, par ses sicaires dans tous les coins du monde, en Chine, en Europe centrale, dans les maquis du Sud-Est asiatique, procède par des méthodes inquisitoriales devant lesquelles pâlissent tous les Torguéméda du Moyen Âge, à l’anéantissement total de ce qui reste encore d’éléments conscients fidèles à la révolution prolétarienne mondiale, au mouvement de libération humaine. Le cas du Vietnam démontre que les staliniens des maquis asiatiques s’égalent à leurs maîtres de Moscou, en crime monstrueux contre le prolétariat révolutionnaire” (je souligne). [26]
On voit que les accusations infamantes n’ont pas été le seul fait du PCV à notre encontre. Elles ont malheureusement été réciproques.
Dans un texte d’avril 1948, l’aile “La Lutte” de notre mouvement au Vietnam présente une analyse nuancée de la révolution d’août 1945. Une analyse non gauchiste par bien des aspects (“La Lutte” dénonce d’ailleurs le groupe Octobre - LCI comme une “tendance gauchiste et verbeuse”). Mais ce texte s’inscrit néanmoins dans un cadre traditionnel d’analyse, sur le mode de “la trahison stalinienne qui vient”. A témoin cette phrase : “Les trotskistes qui les gênaient et les menaçaient étant jugulés [par le PC], les staliniens auraient désormais la voie libre pour liquider la révolution !“ Le document définit ainsi les ”tâches actuelles” du groupe : “Comme l’impérialisme reste encore très fort et comme le maquis constitue actuellement pour les ‘Lutteurs’ le No man’s land, le groupe de ‘La Lutte’ se donne la tâche essentielle de dénoncer inlassablement le stalinisme”. En effet, “la révolution étant gâtée, les ‘Lutteurs’ doivent ‘parler allemand” (à savoir, si je comprends bien, tirer les leçons de la défaite-trahison et travailler sur le long terme à reconstruire patiemment un mouvement révolutionnaire, élément par élément). [27]
Je répète que l’on connaît mal notre propre histoire vietnamienne. Je ne prétends pas porter de jugement définitif. Je ne cherche pas à définir quelle orientation de petits groupes auraient pu alors suivre dans ce pays. Mais il me paraît clair qu’une orientation essentiellement “antistalinienne” en pleine guerre de libération (conduite par le “parti traître” !) ne pouvait qu’aboutir à l’isolement et à la paralysie. C’est d’ailleurs ce qui semble bien s’être produit. Le trotskisme au Vietnam aurait-il alors attendu que le PC “stalinien” se discrédite enfin complètement aux yeux des masses et que ces dernières se tournent vers la seule alternative révolutionnaire authentique, à savoir nous-mêmes ? Entre nos militants vietnamiens, il y a évidemment toujours eu des divergences sur la façon d’aborder le Parti communiste. Certains semblent avoir durablement défendu le principe d’une alliance dans la résistance nationale avec le PC, le Vietminh, puis le FNL. Rappelons que plusieurs d’entre eux ont été tués alors qu’ils rejoignaient, en 1951, la clandestinité. Cependant, l’impasse semble avoir été générale.
Dans les années 1950, de nombreux cadres et militants trotskistes sont revenus de France au Vietnam (en France, nous avions en effet développé un travail très important dans l’immigration ouvrière vietnamienne). [28]
Sont revenus au Sud les militants du courant minoritaire qui refusaient toute perspective “entriste”. Malgré une activité syndicale (légale ou tolérée), ils ont, pour l’essentiel, été réduits à l’inactivité, durant la guerre de résistance face aux Etats-Unis. Ils auraient, contre la volonté de certains de leurs militants, refusé, au début des années 1970, une offre de collaboration du FNL, craignant un nouveau piège mortel. Les militants qui en majorité défendaient une perspective “entriste”, sont revenus au Nord. Mais la perspective “entriste” de l’époque supposait aussi que la faillite de la direction du PCV ouvre une crise majeure au sein du parti. Ce qui ne s’est pas produit. Les militants du Nord ont été, pour autant que l’on sache, soit neutralisés (c’est à dire rejetés dans la passivité), soit absorbés par le parti (l’un de nos principaux cadres, notamment, finissant par assumer des responsabilités significatives au Nord). Certains pensent probablement que le discrédit du PCV est – enfin ! – arrivé. C’est peut-être le cas, bien que la situation me semble beaucoup plus complexe. Mais pour offrir aujourd’hui une alternative politique, il aurait fallu, hier, rester une composante active de la lutte révolutionnaire de libération. Ce que nous n’avons pas pu et su faire.
Je ne cherche pas à régler des comptes sur le dos de camarades dont beaucoup sont aujourd’hui morts. Je pense simplement que nous devons réfléchir à notre propre histoire. Une histoire qui fut, au Vietnam, très importante, par certains aspects. Une histoire qui met en lumière des problèmes qui sont nos problèmes, ceux de notre mouvement international. Il y a une habitude désagréable, dans la QI, celle de tirer le bilan des autres organisations beaucoup plus rapidement et brutalement que le bilan de nos propres activités. Qui d’entre nous veut tirer le bilan du PCV doit aussi réfléchir à notre propre bilan. Par simple honnêteté. Mais aussi parce que ces bilans s’éclairent l’un l’autre.
La présence d’un cours sectaire dans la QI
Au début, les analyses de la QI ont été tributaires, d’une part, d’une approche globale erronée des partis du type PCC, PCY, PCV (jugés stalinisés, transformés en agents de la bureaucratie soviétique), et, d’autre part, des analyses (convergentes dans leur sectarisme) en provenance du Vietnam et de la Chine. Cela ne nous a pas empêchés de jouer un rôle réel (compte tenu de nos forces) dans la solidarité à une époque où les PC occidentaux (réellement staliniens) ne se mobilisaient pas encore. Et il semble que très tôt, il y a eu dans nos rangs des analyses différentes sur le processus de lutte armée et sur le Vietminh. Mais un cours sectaire s’est largement imposé qui a marqué la vie de l’Internationale jusqu’à aujourd’hui.
Notons en passant que ce sont les analyses de la LCI, versant le plus sectaire du trotskisme vietnamien, qui ont directement influencé notre presse internationale en 1945. [29] La position du Socialist Workers Party (SWP) des États-Unis a été parfois plus nuancée que l’image donnée à ma génération militante (il me semble du moins que tel était le cas moment de la réunification et en 1965). Mais les analyses avancées dans les polémiques des années 1970, dans la revue théorique du SWP-US, International Socialist Review (ISR), reprenaient les arguments les plus éloignés de la réalité. Le PCV était défini comme un “parti stalinien-petit-bourgeois” dont l’orientation visait à donner le pouvoir à la bourgeoisie nationale. Ce n’était que contraint par la situation (la lutte de masse, la faiblesse de la bourgeoisie nationale et l’intransigeance impérialiste) qu’il devait poursuivre le combat. [30]
Cette approche a conduit à une analyse défaitiste au cours de la guerre (les Accords de Paris de 1973 s’inscrivant alors dans une perspective de capitulation). Cela a eu des conséquences dans l’action de solidarité (interruption précoce des actions, dissolution d’organisations de solidarité) qui ont été graves (paralysie au moment des bombardements massifs de Hanoi et Haiphong à Noël 1972). Conséquences d’autant plus dommageables que le SWP-US avait effectivement joué un rôle fort important dans l’organisation du mouvement antiguerre aux États-Unis.
Cela m’a valu quelques-uns de mes mauvais souvenirs militants. Quand, par exemple, une représentante du FNL à Paris m’a soudain dit, en pleine réunion avec le Front de Solidarité Tndochine : “Vos amis américains disent une chose terrible. Ils disent que nous sommes des traîtres Ne pourriez-vous pas leur expliquer... ?“ Que répondre, sinon que, dans notre mouvement, le dialogue était à l’époque un peu difficile à mener entre les deux rives de l’Atlantique ? Depuis quelque temps, les analyses du SWP-US se sont modifiées, comme en témoigne l’article cité de Steve Clark. Le PCV est dorénavant considéré comme un révolutionnaire actif, sauf pour la période 1937-1947, où l’analyse traditionnelle prévaut encore. [31] Je considère que cet article représente un progrès important par rapport au passé. Mais je crois que l’analyse des années 1937-1947 reste erronée. De plus, même s’il s’attache à une périodisation qui a une réalité (par exemple la crise de 1937-1939), le cadre d’interprétation de cette décennie est vicié. Il donne en effet la prépondérance au facteur “subordination à Moscou” au moment où :
a. Les relations entre le PCV, Moscou, Paris et le PCC ont été pratiquement interrompues durant la guerre (il semble même que le PCC ne savait pas qui était Ho Chi Minh en août 1945, ce pseudonyme remplaçant celui plus connu de Nguyen Ai Quoc). Le PCC, le PCF et Moscou avaient alors leurs propres soucis. Le Vietnam n’était pas un théâtre de combat important du point de vue de Moscou et de Paris, à ce moment (la Chine l’était certes pour Moscou, mais moins que l’Europe). À part l’écoute de quelques émissions radio, il est probable que le PCV était largement laissé à lui-même.
b. C’est durant la guerre que le PCV s’est engagé dans la constitution du front national et qu’il a centré à nouveau sa politique sur la lutte d’indépendance (contre les Français comme contre les Japonais). C’est le début d’une évolution de fond qui s’achève dans les années 1950.
c. Le PCV avait prévu “l’ouverture” de 1945 (la défaite japonaise) et l’a préparée pour conquérir le pouvoir avant l’arrivée des forces franco-britanniques (comme l’indiquent d’ailleurs les citations données par Steve Clark lui-même). A mon sens, après la crise 1937-1939, nous assistons à une longue évolution qui conduit à une prise croissante de distance du PCV vis-à-vis de Moscou.
Mais si les analyses du SWP-US connaissant une évolution (même tardive), il n’en va pas de même pour tous. En France, certains maintiennent ces analyses divorcées de la réalité qui ont marqué notre histoire d’un sceau sectaire. J’espère que le débat d’aujourd’hui permettra de les dépasser enfin.
Force et faiblesse des analyses majoritaires
Au sein de la QI, la majorité internationale avait raison dans les années 1970 quand elle reconnaissait le rôle d’agent révolutionnaire actif du PCV. C’est ce qui lui a permis d’offrir une analyse beaucoup plus exacte des Accords de Paris de 1973, de la dynamique des luttes dans la période 1973-1975, de la victoire de 1975. C’est aussi ce qui lui a permis de prolonger le mouvement de solidarité jusqu’en 1975. C’est un élément du bilan des positions antérieures de la QI qu’il faut souligner.
Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y avait aucune confusion dans les positions majoritaires d’alors. A mon avis, on trouve entremêlées à l’époque deux démarches qui ne sont pas identiques même si elles se rejoignent en bien des points.
Critique de la notion de “parti empirique”
La première démarche prolonge les analyses qui ont commencé à se former dans les années 1950 à propos de la Chine et qui se sont développées dans les années 1960. C’est le thème du “centrisme”, de l’instrument “émoussé”. L’idée selon laquelle, lors de processus révolutionnaires “plus faciles” que ceux des pays capitalistes développés, des partis “empiriques”, de qualité médiocre d’un point de vue marxiste, peuvent réussir à mener leur combat à bien. Ce thème de ‘l’instrument émoussé” est d’ailleurs commun au SWP-US et aux Européens, au milieu des années 1960.
Peut-être qu’il n’y a pas eu là une démarche complètement cohérente. Mais on retrouve ces formules jusqu’à aujourd’hui : celles de “l’instrument émoussé”, des révolutionnaires “empiriques” (dans le sens de peu conscient), de la révolution “plus facile” du tiers-monde. Elles sont, à mon avis, dangereuses. Elles facilitent l’esquive analytique : on reconnaît une réalité (le rôle révolutionnaire du PCV) sans s’attacher à analyser toute la portée de cette donnée. Sans chercher à comprendre plus avant l’action de ce parti. Qu’apprendre en effet de ceux qui mènent leur combat de façon largement inconsciente ?
Je vais me contenter de faire ici les remarques suivantes :
– La formule “d’instrument émoussé” est très confusionniste. En effet, pour résoudre les problèmes de la lutte révolutionnaire au Vietnam, il a fallu un parti trempé et une direction capable d’une compréhension acérée de la situation et des besoins. Dans la mesure où l’on parle des données de leurs propres révolutions, je crois que l’on peut dire que tout parti qui a conduit une révolution à son terme victorieux a fait preuve de très grandes qualités politiques. (Il va de soi que d’autres partis peuvent aussi être de très grande qualité, même s’ils n’ont pas pu conduire à son terme victorieux une révolution. Mais cela peut alors être moins évident).
– Il ne faut pas donner un sens trop général à l’adjectif “empirique”. Tout parti révolutionnaire doit faire preuve de solides qualités empiriques (sinon, il se transforme en secte coupée de la réalité). Tout parti révolutionnaire est parfois pris de court par un développement imprévu de la lutte de classe, par des mobilisations de masse spontanées, etc. C’est arrivé plus d’une fois au PCV ! Cela n’a rien d’extraordinaire.
– Il est particulièrement mal venu d’affirmer que la révolution vietnamienne a été plus “facile” que des révolutions dans les pays capitalistes développés. Elle a certainement été l’une des révolutions les plus difficiles à mener à son terme victorieux Les difficultés étaient pour une part de nature différente de celles que doit résoudre une révolution prolétarienne dans un pays capitaliste développé où la force de la bourgeoisie autochtone est grande, son expérience politique longue, ses ressources importantes. Cela permet à cette dernière de restabiliser une situation plus rapidement que dans le tiers-monde. Dans les pays dominés, l’instabilité structurelle s’avère souvent durable et profonde. Cela permet, par delà les revers, la poursuite d’une lutte révolutionnaire prolongée. L’acuité de la crise sociale et nationale au Vietnam a aidé le PCV à corriger progressivement une orientation erronée ou déséquilibrée (voir le processus qui s’étend de 1939 à 1952). Mais c’est vrai pour bien d’autres partis du tiers-monde qui n’en ont pas moins échoué. Le PCV a par ailleurs dû résoudre des problèmes qu’un parti dans un pays capitaliste développé n’a pas (une majorité paysanne pour une révolution socialiste, etc.). On a assez insisté sur les immenses difficultés que les forces de libération au Vietnam ont affrontées pour ne pas y revenir maintenant. Il faut abandonner cette formule ambiguë sur la “difficulté” comparée des révolutions en diverses régions du monde.
La résultante de ce type d’analyse des “partis empiriques” est généralement erronée. Le “parti révolutionnaire empirique” est perçu comme “centriste”, à mi-chemin entre Moscou et la Quatrième Internationale, oscillant entre la conscience et l’aveuglement, entre le poids de ses traditions staliniennes (ou petites-bourgeoises) et la cohésion programmatique du marxisme révolutionnaire. Je crois que ces partis sont autre chose Pour cerner cet “autre chose”, il faut dire un mot de la deuxième démarche qui s’est dessinée dans les années 1970.
La notion de “communisme national"
Cette deuxième démarche tente de définir les contours de ce que l’on peut appeler (improprement ?) les “communismes nationaux” (maoïsme, communisme vietnamien, etc.). Elle a pour point de départ la reconnaissance du fait suivant : un parti comme le PCV n’est pas politiquement incohérent. Au contraire, il est devenu dans le cours de la lutte fort cohérente. Ce qui explique sa solidité, sa continuité, sa capacité à durer et à diriger. Cette cohérence interne est liée aux données de sa propre révolution. C’est à dire à un espace donné (le Vietnam), à une période donnée (celle de la lutte de pouvoir), à un contexte international donné (le stalinisme à la fois en crise et toujours puissant, l’impérialisme capable d’une politique contre-révolutionnaire agressive).
La force du PCV tient à son enracinement national, à sa capacité à définir des perspectives efficaces, à tenir compte des et agir sur les facteurs internationaux. Mais le PCV – et d’ailleurs tout le mouvement national vietnamien – est aussi profondément tributaire du cadre dans lequel il se forme et se forge. II est notamment tributaire du stalinisme. Le stalinisme et la défaite des révolutions en Europe ont eu pour conséquence la mort de l’internationalisme réel, de masse, organisé dans une Internationale puissante. Cela a accentué le caractère inégal du processus de révolution mondiale. Cela a poussé le PCV à opposer sa propre raison nationale à celle de la bureaucratie soviétique. Cela a limité l’assimilation des leçons de la révolution internationale.
Cela explique pourquoi il y a largement place dans le monde d’aujourd’hui pour des courants révolutionnaires enracinés dans une réalité nationale (ou parfois régionale), cohérents face aux tâches de leur propre révolution (au moins jusqu’à la prise du pouvoir), mais sans capacité (et sans prétention, en général, le maoïsme faisant exception) “universelle”. Les “communismes nationaux”.
Le “communisme vietnamien” tel qu’il s’est constitué, n’est ni un stalinisme camouflé ni un trotskisme qui s’ignore. Le stalinisme s’est constitué dans la contre-révolution bureaucratique. Le communisme vietnamien s’est forgé dans une longue lutte révolutionnaire. Le stalinisme s’est étendu en se subordonnant politiquement et organisationnellement les partis nationaux. Le PCV a dirigé sa révolution en résistant à cette subordination.
Le trotskisme est historiquement ancré dans le marxisme originel, celui de Marx et du XIXe siècle européen, dans l’expérience du mouvement ouvrier des trois premières Internationales. Il a pris forme avec la QI, dans la lutte anti-bureaucratique. Il exprime aujourd’hui aussi une histoire très particulière. Le communisme vietnamien a pris forme dans le cadre de la montée des luttes anticoloniales, il est enraciné dans un pays – le Vietnam – et un monde culturel (celui de la civilisation chinoise et des influences croisées de l’Asie du Sud-est) bien différents de l’Occident. Il émerge d’une longue résistance armée.
La révolution vietnamienne n’est pas une page blanche sur laquelle l’avant-garde prolétarienne peut librement dessiner le projet de société aux couleurs de son programme. Elle est conditionnée par l’histoire. Ce qu’est cette avant-garde, la façon dont elle pense, dont elle agit, est conditionnée par son expérience, sa praxis, son environnement propres. Le mouvement national vietnamien –pluriel – tout entier est profondément marqué par un contexte, une histoire donnés.
Un mot sur la démarche de Nikita
On touche probablement là à l’une des principales divergences qui me séparent de Nikita [32] Pour lui, le PCV a bel et bien conduit la lutte à la victoire (ce qui différentie profondément son point de vue de celui de nos courant les plus sectaires). Mais, si le PCV est responsable de la victoire, il l’est aussi de ce qui s’est passé depuis. La société qui est, est celle qu’il a voulu. La victoire qui fut, est celle qu’il a choisie. Pour cela, il doit être condamné, autant qu’il doit être loué pour la résistance à l’agression qu’il a su conduire.
Aussi beau qu’il soit, cet argument reste subjectiviste, idéaliste (au sens de non matérialiste-historique). Je crois que cette question de méthode —une démarche par trop idéaliste— est au cœur du problème qui nous est ici posé. Je ne veux pas faire de déterminisme étroit. Ily a, au Vietnam comme ailleurs, des choix politiques possibles. La direction du parti peut déterminer une ligne efficace, comme une ligne erronée. Des divergences importantes se manifestent entre cadres du PCV. Des divergences peuvent aussi se manifester entre le PCV et les autres courants du mouvement national. Les choix politiques doivent donc être analysés. Mais ces choix ne sont pas “libres”, ils ne dépendent pas seulement d’options programmatiques. La plupart du temps, ils expriment un éventail d’options politiques au sein d’un champ donné de possibles. Cet éventail d’options réelles (c’est-à-dire réalistes) et ce champ donné de possibles sont aussi conditionnés par l’histoire et le contexte. On ne peut pas “faire comme si” tout était possible.
Le “communisme vietnamien” est le produit d’une histoire. La direction vietnamienne est responsable de ses choix dans le cadre de contraintes données. Pour aller de l’avant dans l’analyse, on est encore une fois obligé de prendre en compte les situations concrètes, tout en s’appuyant sur une démarche d’ensemble.
Renouveler notre démarche
Je suis l’un de ceux qui a tenté de renouveler notre démarche d’ensemble, en ce domaine, pour intégrer mieux les données des révolutions contemporaines. [33] Mais j’ai moi-même longtemps gardé des formules ambivalentes et confuses. Plus grave, j’ai ignoré, quand elle s’est présentée, l’offre d’un débat qui aurait permis d’aller plus rapidement au fond des choses : la parution en 1978 d’un important article de Roland Lew, passant mon livre de 1975 au crible de la critique. [34] Pourquoi cette ignorance ? Peut-être à cause du poids très contraignant des luttes de fraction au sein de la QI qui rend souvent bien difficiles les échanges libres.
Je suis tout à fait conscient que la démarche que je propose soulève autant de questions nouvelles et difficiles qu’elle ne donne de réponses. Mais je crois néanmoins qu’elle est la bonne. En tout état de cause, il nous faut préciser la méthode d’analyse utilisée si l’on veut pouvoir discuter réellement du cours poursuivi, avant et après la victoire, par le PCV et la révolution vietnamienne.
IV/ La victoire de 1975 et son contexte
Le poids des contraintes historiques est particulièrement net si on analyse le contexte de la victoire de 1975 et les facteurs qui ont donné forme au niveau régime.
On peut illustrer le jeu de ces contraintes en adoptant successivement trois profondeurs de champ différentes.
A. Les effets immédiats et durables de l’escalade U.S. sont considérables
Je me suis expliqué là-dessus dans mon interview de 1985 (partie 1) [35] Je voudrais simplement insister ici sur deux questions :
1. Les années 1964-1968 représentent un tournant majeur dans l’histoire de la révolution vietnamienne. L’intervention massive et directe de la puissance américaine n’est pas simplement la continuation, en pire, du conflit antérieur. C’est une guerre nouvelle qui commence, une guerre sans précédent. Les Vietnamiens étaient d’ailleurs conscients de l’enjeu, mais ils ne pouvaient bloquer ce processus sans l’intervention rapide du mouvement antiguerre aux Etats-Unis.
Cette guerre a modifié les rapports entre action de masse et action militaire. Bien sûr, la guerre de libération est fondamentalement restée une “guerre du peuple”, un conflit sociopolitique et national. La victoire sera un fait politique avant d’être un fait militaire, symbolisé par l’effondrement interne du régime saïgonnais et la paralysie de l’impérialisme américain. Avril 1975 est d’ailleurs préparé par plus d’une année de cessez-le-feu officiel (évidemment violé) durant laquelle l’action politique a primé sur toute autre forme de lutte. C’est pourquoi l’offensive finale l’a emporté si rapidement (beaucoup plus rapidement, en fait que ne l’avaient prévue les stratèges du PCV). Mais l’escalade militaire US n’en a pas moins modifié la dialectique entre les soulèvements de masse et l’action militaire.
On peut probablement dire que l’offensive du Têt 1968 a été la dernière tentative du PCV d’emporter la victoire (ou d’obtenir rapidement la victoire) en combinant étroitement tous les moyens de la guerre révolutionnaire prolongée (y compris les “soulèvements en chaîne”), sur tous les théâtres d’opérations (actions simultanées menées notamment dans la plupart des centres urbains). Malgré des résultats impressionnants, cette offensive n’a pas pu venir à bout de la puissance américaine. Il semble bien que le Bureau politique du PCV avait dans tous les cas prévu la nécessité de combiner l’offensive sur le terrain avec une action diplomatique complémentaire pour négocier la reddition saïgonnaise (dans l’hypothèse la plus favorable) ou ouvrir un long processus de négociations (dans l’hypothèse la moins favorable). Les objectifs du Têt étaient internationaux aussi bien que nationaux. Plusieurs hypothèses avaient été envisagées. [36]
Les forces de libération nationale ont subi des pertes très lourdes, en 1968. Leurs réseaux politico-militaires au Sud ont été très affaiblis. Beaucoup de cadres étant morts, il a fallu en envoyer du Nord pour combler les pertes. Des années de guerre ont suivi. Mais, après l’offensive du Têt, les Etats-Unis ont effectivement été obligés d’accepter l’ouverture d’un long processus de négociation qui a finalement abouti aux Accords de janvier 1973.
On peut dire que le bilan de l’offensive du Têt était contradictoire, II ne pouvait être définitivement établi aux lendemains mêmes de l’offensive. Le bilan ultime a dépendu de la façon dont les forces en présence ont su utiliser, durant les années qui ont suivi, les résultats politico-militaires de cette offensive. A posteriori, il est devenu clair que l’offensive du Têt a été un véritable point tournant, une victoire dans le bras de fer qui opposait les forces de libération à l’impérialisme américain. Mais le coût de la prolongation du conflit n’en a pas moins été terrible.
Des secteurs croissants des masses ont été déstructurés et épuisés durant les années 1965-1973. Le poids spécifique du facteur militaire a considérablement augmenté. Le potentiel d’auto-organisation populaire et la dynamique insurrectionnelle se sont réduits comme une peau de chagrin, ou du moins se sont localisés, se sont marginalisés, par rapport au processus d’ensemble. C’est un fait majeur de la dernière décennie du conflit vietnamien – une donnée que j’ai longtemps ignorée ou sous-estimée (je me rappelle qu’un camarade vietnamien de Paris m’avait un jour demandé si je pensais qu’une mobilisation large et dynamique suivrait, à Saigon, la victoire. J’avais répondu positivement...).
2. La portée de la guerre américaine au Vietnam. Elle ne se réduit pas à la forme “militaire” que prend la victoire. Cette guerre a eu des conséquences très durables. C’est d’ailleurs pour cela que Washington a poursuivi et intensifié les bombardements jusqu’au dernier moment. Pour rendre la victoire au Vietnam toujours plus couteuse et donc toujours plus fragile. Pour créer le terreau sur lequel se développera la crise de l’après-victoire. La société a été profondément blessée par cette guerre qui a été menée sur tous les fronts (militaire, social, économique, écologique, etc.). II faut insister là-dessus, car nous avions mal évalué la portée de cette guerre. On s’en aperçoit quand on relit les résolutions (dont j’étais corédacteur) adoptées en 1972-1975.
Les “possibles” concernant notamment le problème bureaucratique après la victoire sont traités en ne mettant l’accent que sur (ou presque uniquement sur) les facteurs “subjectifs” (la politique du PCV, les mobilisations de masse). Ces “possibles” sont ainsi présentés hors contexte : l’épuisement d’une société au sortir de 35 ans de guerre, dont les années terribles de l’escalade US.
B. La forme du nouveau régime
La révolution vietnamienne prend la forme d’un long combat armé de libération nationale. Elle s’appuie sur rétablissement de zones libérées et d’une armée de libération. Elle débouche sur la constitution d’un Etat national moderne. La force sociale majoritaire de cette révolution, c’est la paysannerie, et une paysannerie particulière. La classe ouvrière a joué un rôle majeur à plusieurs moments du processus révolutionnaire, mais elle a vu ce rôle marginalisé dans le cours du conflit (je n’ai pas encore pu étudier de façon un peu précise le mouvement ouvrier vietnamien durant la guerre américaine).
L’histoire contemporaine du Vietnam a évidemment marqué de son sceau le nouveau régime, ses structures, ses éléments constitutifs, la conscience qu’il a de lui-même.
On a déjà souligné par le passé un certain nombre d’aspects de ce problème. Les organes de pouvoir ne sont pas les “conseils” de type “soviétique”, au moment de la victoire, mais l’administration révolutionnaire, l’armée de libération, les comités villageois, etc. La conscience nationale est devenue dans une certaine mesure l’axe de la lutte révolutionnaire, ce qui nourrit facilement le nationalisme. La base de masse du parti prolétarien est dans une large mesure paysanne. Cela renforce un phénomène de substitutisme, le parti parlant au nom de la classe ouvrière (physiquement marginalisée en tant que classe). Phénomène de substitutisme encore aggravé par le fait que le rapport entre un parti communiste et une base paysanne n’est pas le même que le rapport entre un parti communiste et une base prolétarienne : il n’exprime pas simplement la “conscience de soi” de la classe qui le soutient, Le centralisme est marqué par la guerre, le secret est érigé en religion, la discipline est militaire. Voilà un terreau favorable au centralisme bureaucratique.
Le renforcement de l’Etat ?
Il faut, à mon sens, insister encore plus sur cette question que nous ne l’avons fait, en intégrant à cette analyse d’autres données. Par exemple, il n’est pas du tout indifférent que la révolution vietnamienne ait eu pour tâche la libération nationale et la constitution de l’Etat moderne dans le pays (donnée que nous n’avons pas soulignée, il me semble, jusqu’à maintenant, même si d’autres l’ont fait avant nous). Cet Etat centralisé n’a pas seulement pour fonction la représentation de la nation indépendante. Il a une fonction colossale et durable dans la mise en œuvre d’une politique de modernisation générale de la société et dans la mise en œuvre d’une politique révolutionnaire dans des circonstances qui restent très difficiles.
Cela pose un problème général d’analyse. Dès l’origine, les conditions au Vietnam n’étaient pas favorables à l’engagement d’un véritable processus de dépérissement de l’Etat, après la victoire. Au contraire, on peut dire qu’un certain renforcement de l’Etat était inévitable. Ce point mériterait d’être discuté plus avant. Il touche en effet aux spécificités du processus révolutionnaire dans les pays dominés et économiquement arriérés.
C. Structure sociale, histoire culturelle
La vie politique ne s’organise pas de la même façon dans un pays de longue tradition parlementaire bourgeoise et dans un pays qui n’a pas connu durablement la démocratie des partis (ou qui n’a connu que des partis clientélistes) ; dans un pays où la politique fait partie de la culture populaire et dans un pays où elle a toujours été l’apanage des élites ; dans un pays où l’Etat a existé depuis des siècles et dans un pays où il est de création très récente ; etc.
Le marxisme lui-même est façonné par les traditions politico-culturelles d’un pays donné, pour autant qu’il s’enracine dans le pays réel et qu’il ne se limite pas à d’étroits milieux occidentalisés. Il doit en effet trouver des racines autochtones, il ne peut seulement être le produit de l’expansion de la pensée occidentale Nous touchons ici à l’influence de “l’histoire longue” sur la politique contemporaine, histoire des modes de production (ici du mode de production asiatique), des structures sociales et communautaires, des cultures. Cette influence soulève des questions de deux sortes, au moins.
1. Des questions d’ordre politique : quel système démocratique est-il adapté aux réalités d’une société donnée, à un moment donné ? Qu’est-ce qui légitimise un pouvoir ? etc.
2. Une question d’ordre très générale : comment analyser aujourd’hui le processus d’universalisation du marxisme. Né du développement capitaliste, le marxisme est universalisé par l’impérialisme. Mais né du développement de la société européenne et de la pensée occidentale, il rencontre des sociétés aux structures sociales et aux histoires de la pensée différentes. Qu’est-ce que cela implique ? Je ne peux qu’indiquer ici une piste de travail. L’essentiel reste à faire, en ce qui nous concerne, pour pouvoir traiter sérieusement de cette question. Mais je suis convaincu qu’il s’agit d’une question très importante. [37]
Je sais que tout et n’importe quoi a été dit, en usant de l’argument des spécificités nationales : que le tiers-monde ne voulait pas de démocratie, que le culte de la personnalité de Mao est une bonne chose en Chine, etc. Mais ce n’est pas parce que des imbécillités ont été dites en son nom qu’un problème aussi important que celui-ci peut être ignoré. C’est particulièrement vrai quand on parle d’un pays comme le Vietnam, qui appartient à un monde socioculturel très différent de l’Occident (et de beaucoup d’autres pays du tiers-monde) ? [38]
Enfin, l’histoire de ce que fut la colonisation (sa durée, ses formes, le degré de pénétration religieux et culturel, la profondeur de son impact, etc.) marque aussi d’un sceau durable la vie politique d’un pays dominé.
D. L’impact du contexte mondial
Précisons ce point, déjà abordé. La révolution vietnamienne se déploie dans un contexte mondial changeant, mais marqué par quelques constantes dont les deux suivantes ont une importance particulière : la relative faiblesse des luttes de classe dans les centres impérialistes (et de la solidarité du mouvement ouvrier) – j’insiste sur le “relatif’ –, et le poids de l’URSS stalinisé.
Le poids du stalinisme
Le stalinisme est une donnée centrale de la situation internationale. Dire que le PCV n’est pas stalinien, ce n’est pas sous-estimer le poids du stalinisme.
Le PCV a été, toute son histoire durant, confronté au stalinisme, et ce dans un rapport complexe. Il a été abandonné et trahi plus d’une fois par la bureaucratie soviétique et les partis frères. Mais l’aide du mouvement ouvrier international (à dominante stalinienne, comme en France) lui a été précieuse. Moscou n’a donné son appui qu’avec retard et réticence (les Vietnamiens n’ont pas reçu le matériel militaire moderne donné à l’Egypte, matériel qui aurait permis d’interdire le ciel du Nord Vietnam aux bombardiers US). Mais cet appui n’en a pas moins été très important pour la poursuite de l’effort de guerre.
Le marxisme a été incarné par Moscou, avec le maoïsme pour seule concurrence sérieuse en Asie orientale. Tous les deux ont influencé la pensée politique du PCV (le maoïsme, peut-être encore plus que le stalinisme).
Le poids du stalinisme se fait sentir pour toute révolution contemporaine. Toute. Pour tout mouvement révolutionnaire contemporain, qu’il le combatte, s’y adapte ou le tienne à distance. On peut dire que le PCV s’est constitué à la fois dans le giron et à l’encontre du stalinisme.
Il n’en est pas moins un parti national, soumis à des influences diverses (internationales, comme le stalinisme ; régionale, comme le maoïsme ; nationales comme les traditions propres du mouvement anticolonial et ouvrier dans le Vietnam des années 1920). Mais il a dû réinterpréter l’ensemble de ces apports en fonction de son histoire et de son expérience propres. [39]
L’histoire du PCV est donc celle d’un parti national qui opère dans un champ mondial profondément marqué par le poids du stalinisme, de l’URSS stalinisée. Il en est tributaire. Il en va de même du cours des luttes révolutionnaires dans le pays et du régime issu de la victoire. On voit, en prenant compte l’ensemble de ces données, se dessiner les contours politiques du PCV, les caractéristiques du régime issu de la victoire de 1975. Il faut regarder les choses en face : le PCV ne pouvait pas être un parti fonctionnant selon les normes du centralisme démocratique ; le nouvel Etat ne pouvait pas se constituer autour d’une pyramide inexistante de “conseils ouvriers et paysans”. Ce n’est pas se prosterner devant la réalité que de dire cela. Simplement, si l’on veut changer la réalité, il faut commencer par la reconnaître, En comprendre les racines, prendre la mesure des difficultés. Sinon, on se contente de faire de la politique-fiction.
V/ 1975-1978 : un test pour la théorie de la révolution permanente
On a vu que la dialectique des luttes sociales, nationales et démocratiques qui a caractérisé la révolution vietnamienne correspond au point de départ du processus révolutionnaire de la révolution permanente. On a aussi vu que les alliances sociales durables qui ont permis au mouvement national de poursuivre une lutte difficile, concordent avec les conceptions de la révolution permanente. Il reste à étudier ce que fut la dynamique politique et socio-économique consécutive à la victoire pour soumettre la théorie de la révolution permanente au test de la pratique.
A. La constitution d’un Etat ouvrier
L’essentiel de ce point a déjà été présenté dans d’autres textes [40] Je me contente de résumer ici l’essentiel de l’argument. Pour le SWP-US, lors du débat précédent, l’Etat vietnamien en mai 1975 était bourgeois. Un gouvernement ouvrier et paysan s’était constitué en septembre 1978, à l’occasion de mobilisations populaires. Un Etat ouvrier s’était constitué en 1978, avec l’offensive engagée contre la grande bourgeoisie commerçante sino-vietnamienne.
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il s’agit là d’une construction intellectuelle et artificielle. En effet, dès les lendemains de la victoire, le nouvel Etat est établi sur la désintégration des organes et partis du précédent Etat bourgeois néocolonial d’une part, et, d’autre part, sur la base des organes forgés dans la révolution (armée de libération, administration de résistance, organes révolutionnaires clandestins, etc.). Il est déjà en symbiose avec l’Etat ouvrier du Nord. Le PC est le parti dirigeant de 1’Etat dans l’ensemble du pays. L’armée est largement unifiée sur le plan national. Le corps de cadres politiques et de fonctionnaires est réparti nationalement, etc.
Il y a là le résultat de la lutte plus encore n y a là le résultat de la lutte plus encore qu’un choix politique du PCV.
Le PCV a décidé d’accélérer ce processus de fusion qui prend une forme constitutionnelle en 1976, avec l’élection d’une Assemblée nationale unique et la proclamation d’une nouvelle République socialiste du Vietnam. L’unification étatique est alors achevée.
On peut jouer sur les mots, en décidant arbitrairement de donner au mot “Etat” le sens de structure socio-économique, mais on ne peut pas changer cette réalité : en 1975, la structure étatique au Sud (administration, forces armées, etc.) est d’emblée en voie de fusion avec celle de l’Etat ouvrier du Nord. [41]
B. Economie et politique dans l’établissement de la “dictature du prolétariat”
Le fait que la révolution vietnamienne l’ait emporté en deux temps (1954 et 1975) permet donc de souligner avec éclat la dialectique entre politique et économie dans la révolution prolétarienne.
Le même Etat (celui de la République socialiste du Vietnam) est en effet établi sur deux structures socio-économiques fort différentes : celle, socialisée du Nord, et celle, encore capitaliste du Sud. Cet Etat est devenu l’un des instruments privilégiés pour conduire une politique de transformation de la société, de l’économie, au Sud après 1975, comme cela avait déjà été le cas au Nord après 1954.
C’est la conquête du pouvoir politico-étatique qui a permis à la révolution de passer aux tâches de réorganisation générales de la société. Nous parlons, évidemment, ici, dans le cadre d’une véritable révolution, c’est à dire d’un changement de pouvoir de classe. Il faut souligner ce point, car un argument étonnant a parfois été avancé dans le débat. Selon certains camarades, dire que la nature de classe de l’Etat change avant la transformation de l’économie, ce serait faire preuve de “subjectivisme”. Comme si la destruction d’un Etat et son remplacement par un autre appareil d’Etat, dirigé par des forces politiques de nature de classe différente, appuyée sur un bloc social différent, nourri par une lutte révolutionnaire, c’était un changement superficiel, mental, simplement “subjectif’ (?). L’Etat est une force matérielle avec un contenu de classe. Pas une idée ou un projet.
La destruction d’un Etat et la construction d’un nouvel Etat de nature sociale différente ne transforment pas en elles-mêmes l’économie d’un pays. Mais elle introduit déjà une modification qualitative de la formation sociale (le concept de “formation sociale” intégrant notamment la structure étatique, et pas seulement l’infrastructure économique).
C. Les mesures socio-économiques importantes
La victoire elle-même a induit un certain nombre de bouleversements socio-économiques révolutionnaires avec, par exemple, la rupture des liens avec l’impérialisme.
Mais cela n’a pas suffi. Le dernier bastion de la bourgeoisie au Sud Vietnam, la grande bourgeoisie commerçante sino-vietnamienne, a bloqué la mise en œuvre de la politique économique du régime. Elle en avait les moyens, vu sa richesse et ses réseaux de commercialisation dans tout le pays. Elle s’est dressée comme un mur entre le régime révolutionnaire et la paysannerie, faisant avorter la politique d’alliance que le PCV tentait de mettre en pratique.
Tout en prenant en compte les difficultés réelles en ce domaine (voir mon interview, partie 2), on peut dire que la direction vietnamienne a commis lune de ses premières erreurs importantes en espérant circonvenir durablement cette grande bourgeoisie commerçante. Pour consolider le nouveau régime révolutionnaire, il a finalement fallu réduire la puissance socio-économique de cette dernière. Cela a été fait en 1978, malheureusement trop tard et dans de très mauvaises conditions.
D. Les rythmes de la socialisation
Le régime a aussi commis l’erreur de pousser à des mesures de collectivisation trop rapides de l’agriculture, sans la préparation politique nécessaire, sans les moyens d’assurer sa réussite pratique. Le petit et moyen commerce privé a été attaqué sans que l’Etat puisse le remplacer efficacement. On peut dire que le renversement des bastions économiques de la grande bourgeoisie est en général une mesure nécessaire à la consolidation initiale du nouvel Etat ouvrier ; mais que l’existence de l’Etat ouvrier permet aussi de nouer les compromis, les alliances nécessaires à l’élargissement de la base sociale de la révolution. On peut donc en faire trop... et trop peu. La définition d’une orientation appropriée doit tenir compte de beaucoup de facteurs nationaux (état de l’économie, rapports de forces, conscience des acteurs sociaux, etc.) et internationaux (degrés d’isolement et de menace, ressources en aide, etc.). Là encore, beaucoup tient à l’analyse de la situation concrète.
E. Conclusions
On peut conclure que la théorie de la révolution permanente s’est vue confirmée par le cours d’ensemble de la révolution vietnamienne :
1. La lutte de pouvoir a été caractérisée par une combinaison de revendications politiques démocratiques, nationales et sociales, typiques de l’étape de révolution nationale démocratique.
2. L’alliance fondamentale qui a soutenu la guerre de libération a été l’alliance ouvrière et paysanne (et semi-prolétaires) avec une participation massive de la petite bourgeoisie urbaine et de la jeunesse.
3. Le point d’inflexion du processus révolutionnaire a été l’établissement d’un nouvel Etat ouvrier au Sud (et avant cela au Nord) au moment de la prise du pouvoir.
4. La consolidation du processus révolutionnaire a impliqué l’élargissement de mesures anti-capitalistes qui ont commencé à être prises dès les lendemains de la victoire (mesures anti-impérialistes notamment).
5. Ce processus de consolidation n’a pas impliqué la socialisation rapide de l’ensemble de l’économie – et notamment de l’économie rurale. En effet, tout au long du processus révolutionnaire, l’un des problèmes clefs reste celui des alliances sociales qui permettent de garantir le caractère majoritaire de la révolution.
6. L’orientation qui doit être mise en œuvre à la suite de la victoire ne découle pas simplement de la théorie générale de la révolution permanente. Elle doit tenir compte d’un très grand nombre de données économiques, sociales et politiques, nationales, régionales et internationales. Elle sera donc spécifique, propre à chaque pays et à chaque période. L’analyse concrète de la situation concrète reste une nécessité.
7. L’Etat de dictature du prolétariat [42] est un instrument privilégié pour mettre en œuvre une politique de réorganisation révolutionnaire de la société – mais il n’est certainement pas un instrument suffisant pour ce faire. Ce processus reste en effet un processus révolutionnaire qui implique direction politique et mobilisation de masse.
VI/ La crise de 1978 au Vietnam. Le PCV dans la transition
La crise de 1978 vient illustrer l’ampleur du problème. Le Vietnam a connu une crise grave en 1978 dont les effets sont durables. Je voudrais d’abord m’attacher à analyser les données nationales de cette crise, sous leur angle politique : la politique du PCV, les difficultés et les échecs encourus. Cette crise était aussi régionale, mais on abordera la crise sino-indochinoise plus tard.
Je vais essayer de ne pas répéter les données présentées dans l’interview de 1985 (partie 2), pour me concentrer sur les problèmes qu’il nous faut aborder maintenant.
A. Une erreur globale d’orientation
C’est le cours “triomphaliste” que j’ai déjà présenté dans mon interview d’Inprecor. Je veux souligner ici deux aspects du problème :
1. Je ne crois pas que l’on puisse dire que l’orientation erronée définie après la victoire ait été la cause première de la crise qui a secoué le pays et la région quelques années plus tard. Les facteurs de crise sont en effet nombreux et puissants – dont la politique de blocus et de pression militaire exercée à l’encontre du Vietnam. Mais elle a largement contribué à aggraver les contradictions et à désarmer le régime au moment où la crise a pris un tour aigu.
a. L’erreur d’orientation a été globale. Elle a concerné, semble-t-il, le choix des rythmes sur maints plans (réunification, production, investissements, effort de mobilisation volontariste, mouvement de socialisation dans l’agriculture, etc.). Elle a impliqué l’abandon d’une série de secteurs de travail importants (liens avec la solidarité internationale, liens avec des éléments de la “troisième composante”, etc.). Elle a été nourrie par une erreur de perspective sur l’évolution de la situation nationale et internationale dans les années qui venaient : l’espoir que la situation serait stabilisée dans les 3 ans ; l’espoir, semble-t-il, d’imposer le Vietnam dans l’arène internationale malgré la politique d’isolement du pays poursuivie par les Etats-Unis ; etc.
A la racine de cette erreur globale d’intervention, on trouve probablement : la sous-estimation de l’épuisement social au Vietnam et l’espoir de percer sur le front de la reconstruction en utilisant l’élan de la victoire, à l’aide d’une mobilisation intense ; la certitude du prestige intouchable du parti ; l’inquiétude face au danger d’enlisement après la victoire due à la crise économique et à la faiblesse de l’appareil du parti tout spécialement dans la région saïgonnaise ; etc.
B. Des limites du programme du PCV dans des domaines fondamentaux
L’un des aspects importants du Ve Congrès du PCV, en 1982, et des débats économiques qui se poursuivent depuis, c’est d’avoir mis explicitement à jour certains grands problèmes qui mettent en question les conceptions mêmes du parti dans le domaine des rapports politiques d’une part et des équilibres économiques d’autre part.
Le système politico-institutionnel
Les grands rapports politiques s’expriment, pour le PCV, dans la formule suivante : “le parti dirige, l’Etat gère, le peuple exerce son droit de maître collectif, son droit de contrôle”. Mais l’autocritique prononcée par la direction du parti devant le Ve Congrès montre que ces mécanismes n’ont pas fonctionné. Le parti, omniprésent, s’est ingéré dans les affaires de l’Etat. Les masses n’ont pas pu exercer leur droit de maître collectif. Le bureaucratisme n’a pas été enrayé. En conséquence, la mobilisation populaire s’est tassée.
L’économie de transition
Parallèlement, les réévaluations concernant les objectifs de production ont débouché sur des réévaluations plus profondes concernant, par exemple, le rapport entre la production collective et familiale dans l’agriculture, la décentralisation des responsabilités, la fixation des prix et des salaires, leur mode de distribution, le rôle du marché dans l’économie de transition. Il semble bien que les grandes lignes de l’orientation économique issue de l’expérience au Nord Vietnam de 1954 à 1975 soient progressivement remises en question, soumises à débat. Mais sans qu’une conception alternative ne s’impose.
La direction du PCV est divisée sur les orientations à mettre en œuvre. Elle procède par réajustements successifs. Mais les réformes ne donnent souvent pas les résultats escomptés, malgré certains succès, car leur mise en application se heurte aux difficultés politiques notées dans le paragraphe précédent. C’est notamment le cas de la toute récente réforme combinée des salaires et des prix, la politique de “vérité des salaires, vérité des prix” qui doit mettre un terme aux subventions en nature.
Economie et politique : la cohérence des orientations du PCV en question
Il y a évidemment un rapport étroit entre le domaine de la vie politique dans la société de transition et celui des orientations et mécanismes économiques, vu que cette société n’est pas régie par les mécanismes du marché. Les impasses qui se manifestent aujourd’hui dans l’orientation du PCV sur la conduite de la transition au socialisme touchent à des questions d’ordre programmatique. La crise ouverte au Vietnam confirme, après bien d’autres, que la démocratie de masse est un besoin structurel de la société de transition, et non un luxe réservé aux seules sociétés riches. Je dirais que c’est la cohérence du PCV et de ses orientations, remarquable durant la lutte de libération et de la résistance, qui est aujourd’hui en question. De ce point de vue, on peut dire que la crise actuelle n’est pas une simple crise passagère, même si ses aspects les plus aigus sont souvent dus aux effets à retardement de la guerre.
C. Des questions auxquelles nous ne sommes pas prêts à répondre
Les données de la crise ouverte au Vietnam confirment, malheureusement par la négative, la valeur de notre acquis programmatique en matière de démocratie socialiste. Mais cela ne veut pas pour autant dire que nous sommes en mesure de répondre en termes précis aux problèmes posés. Je n’évoque pas ici l’élaboration d’un programme d’action concret : c’est impossible de le faire sans une organisation militante bien enracinée dans le pays. Ce dont je parle, c’est de la capacité à déterminer en termes précis les choix possibles, leur nature, les enjeux.
Connaître le pays
Il y a à cela plusieurs raisons. La première est que nous connaissons trop mal le Vietnam. Le Vietnam aujourd’hui (si du moins l’on ne se contente pas de généralisations simplistes). Mais aussi le Vietnam d’hier. Il est par exemple impossible de travailler à fond sur les problèmes économiques actuels – et sur les choix d’orientation économique actuels – sans être capable de tirer un bilan de l’économie au Nord Vietnam de 1954 à 1975. Ce bilan n’est pas facile à faire, car les données statistiques ne sont pas fiables, et les orientations officielles ont souvent camouflé une réalité plus rebelle que nous l’avons cru. Mais il faut aussi dire que nous n’avons pas utilisé toutes les ressources disponibles. Nous avons facilement tendance à sauter aux conclusions, quand une crise est là, sans avoir pris la peine de travailler en profondeur la question. C’est dangereux.
Repenser la transition
Mais il y a une raison plus générale. C’est que sur beaucoup des points concernés, nous nous posons, nous aussi, bien des questions. A partir de l’expérience de la révolution russe et de sa bureaucratisation, nous avons systématisé un cadre général d’analyse de la transition et de ses contradictions. Dans les années 1950 et 1960, à la lumière de développements contemporains, nous avons affiné et enrichi ce cadre général d’analyse. Mais nous nous heurtons aujourd’hui à la nécessité de répondre de façon plus précise à un certain nombre de problèmes des sociétés de transition (bureaucratisées).
Dans le domaine économique, nous savons l’importance de problèmes comme celui des rapports concrets entre plan et marché ; celui de la fixation des prix dans une économie planifiée ; des formes de stimulants (moraux et collectifs, matériels et individuels) et des formes de salaires (plus ou moins égalitaires, en argent, nature ou biens sociaux) ; des rapports entre économie collective et économie privée ; etc. Mais, si nous reconnaissons l’existence et l’importance de ces questions – de ces contradictions d’une économie de transition –, nous avons du mal à définir le type de démarche qui permet d’y répondre.
Et ce d’autant plus qu’il en est largement de même dans le domaine des rapports politiques. J’y viens de suite. Ce que je tiens à souligner ici, c’est que le débat Indochine doit être l’occasion de préparer une série d’études particulières sur les contradictions concrètes des sociétés de transition.
D. Le combat anti-bureaucratique, pour la démocratie socialiste
Ce combat est une nécessité au Vietnam. La désaffection populaire qui frappe, dans de larges secteurs de la population, le régime est là pour le confirmer. Ainsi que l’ampleur prise par la corruption de cadres depuis la victoire de 1975. Notre acquis programmatique, nourri de l’expérience du mouvement ouvrier international, nous permet de comprendre l’importance de cette question. Et nous connaissons la réponse programmatique aux besoins structurels de la société de transition (pour la démocratie de masse, la planification démocratique, le processus de dépérissement de l’Etat) : la démocratie centralisée des conseils. Mais nous savons aussi que cette démocratie centralisée des conseils exige des conditions qui n’existent pas au Vietnam : conditions économiques et technologiques, conditions politiques et culturelles, conditions sociales (le problème du temps libre).
Il faut donc partir de la société telle qu’elle est pour tenter de définir comment un processus démocratique peut être impulsé et consolidé.
La légalité socialiste, les camps de rééducation
C’est relativement facile à faire en ce qui concerne un certain nombre de questions concrètes, à commencer par celle de la légalité socialiste.
Prenons l’exemple des camps de rééducation et de la répression qui a suivi la victoire de 1975. On peut faire les remarques suivantes :
1. La victoire de 1975 n’a pas été suivie d’exécutions des anciens collaborateurs, tortionnaires, etc. C’est remarquable, à la suite d’une guerre si féroce et c’est tout à l’honneur du peuple vietnamien, du PCV et de sa direction.
2. Dix ans après la victoire, selon les données que l’on peut posséder, l’immense majorité de ceux qui ont été internés dans les camps de rééducation a été libérée. Plusieurs centaines de milliers de personnes étaient concernées. De 80.000 à 200.000 sont peut-être restés plusieurs années en camps de rééducation (je dois vérifier autant que faire se peut ces chiffres-là). Selon les sources usuelles (journalistes, département d’Etat américain, organisations de défense des droits de l’homme, etc.), il en resterait aujourd’hui moins de 20.000, peut-être moins de 10.000. Compte tenu de l’expérience d’autres révolutions, de ce que fut la guerre du Vietnam, de la crise régionale ouverte depuis plusieurs années, ces chiffres ne sont pas étonnants.
3. Pourtant, l’affaire des camps de rééducation a bel et bien été un élément important de la crise politique qui s’est ouverte au Sud Vietnam (au moins dans la région saïgonnaise). Pourquoi ? Du fait de l’arbitraire. Arbitraire dans la façon dont la décision a été prise (en laissant planer l’ambiguïté sur les intentions réelles du régime). Arbitraire dans la manière dont la politique a été appliquée (pourquoi l’un est libéré, et pas l’autre). Arbitraire dans les conditions de vie suivant les camps. L’arbitraire, c’est aussi l’incertitude permanente des gens concernés et un précédent inquiétant.
C’est un exemple parmi d’autres qui permet de souligner l’importance de la légalité socialiste, de l’existence de procédures de droit que même le pouvoir politique doit respecter. Il importe de souligner ce point, car il existe une tradition gauchiste dans le mouvement révolutionnaire, qui remonte à la critique du droit bourgeois et à l’expérience de la guerre civile où le politique remplace le juridique. L’existence d’une légalité socialiste est indispensable pour juguler l’arbitraire et réduire les pouvoirs de la police politique, des cadres, de la bureaucratie.
On peut citer d’autres exemples : le rétablissement de la liberté d’information, l’élargissement des procédures électorales (qui ont toujours fait partie des mécanismes de la démocratie ouvrière), etc.
La division des pouvoirs
Mais ce sur quoi je voudrais insister ici, c’est sur la nécessité de penser plus systématiquement le problème de division des pouvoirs dans la société de transition – et dans les sociétés de transition dans des pays comme le Vietnam.
L’omniprésence du parti devient en effet rapidement un facteur de crise. Unique structure de décision, le parti concentre toutes les tensions politiques et sociales. Face à cette pression, il réagit par la répression, directe ou diffuse. On connaît bien le mécanisme. Mais là encore, j’ai l’impression qu’une critique de la division des pouvoirs sous le capitalisme a nourri une ignorance gauchiste du problème suivant : quelle division des pouvoirs, des centres de décisions est adaptée à la société de transition ? Nous avons traité du problème de l’indépendance syndicale, qui est un aspect important de cette question. Mais je n’ai pas l’impression que nous avons clarifié le problème d’ensemble.
Le système politique
Enfin, il restera la question du système politique qui peut être adapté au Vietnam d’aujourd’hui et de demain.
J’ai déjà noté que les conditions d’une pyramide des “conseils” n’étaient pas réunies au Vietnam au moment de la victoire. Comme on l’a vu, de très nombreux facteurs se sont combinés, par delà l’orientation propre du PCV, rendant illusoire la naissance d’une telle pyramide étatique des “conseils ouvriers et paysans” en 1975 la forme de la lutte révolutionnaire comme mouvement de libération nationale et guerre prolongée, son épuisante durée, la violence de la contre-révolution, le poids mondial et multiforme du stalinisme, l’isolement international, la poursuite de la politique impérialiste d’étranglement du pays, la faiblesse des traditions démocratiques nationale et le poids de la tradition d’Etat centralisé, l’absence de “modèle” international vivant de démocratie des conseils, l’arriération économique du pays, le poids des tâches productives et l’absence de “temps libre”, etc.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de formes (comités populaires) et de dynamique démocratiques dans la révolution vietnamienne. Dans son contenu, elle était d’ailleurs avant tout une révolution nationale démocratique. La révolution agraire est un soulèvement social démocratique qui modifie la vie politique du village. Comme l’indépendance modifie la vie politique du pays.
Cela veut simplement dire que cette dynamique démocratique s’est exprimée – et s’exprime – sous des formes spécifiques. Qu’il nous fallait donc – et qu’il nous faut toujours – rechercher dans quelles modalités organisationnelles propres elle s’incarne. Pour comprendre quel système politique concret permettait – permet – le mieux de renforcer la dynamique démocratique inhérente à cette révolution, de lutter contre son étouffement bureaucratique. En ce domaine, nous avons fait preuve de carences — et nous continuons à faire preuve de carences.
E. La dimension de ce combat
La lutte pour la démocratie socialiste est une lutte contre les processus de bureaucratisation. Elle doit être conçue comme une partie intégrante de la lutte révolutionnaire dès les premiers pas du nouveau régime issu de la victoire. Je crois en effet que l’existence de premières formes de bureaucratie, de structures bureaucratiques, de processus bureaucratiques est inévitable dans toute nouvelle révolution, et en tout cas dans toute révolution analogue à la révolution vietnamienne. Croire le contraire, ce serait croire que les conditions d’une société socialiste mûre existaient déjà sous l’ancien régime.
Les sources des processus bureaucratiques
Les sources des processus bureaucratiques sont nombreuses. Ils s’enracinent dans l’Etat. Se nourrissent des difficultés économiques. Profitent d’un degré toujours trop faible, trop inconstant, de mobilisation et de conscience des masses. Se glissent dans la division du travail. Parasitent les systèmes de distribution administratifs (pourtant souvent relativement égalitaires). Tirent aussi bien avantage d’un autre mode de distribution comme celui du marché qui favorise l’enrichissement inégalitaire et donc une corruption correspondante.
De plus, dans un pays comme le Vietnam, la corruption a d’autres racines que bureaucratiques. Elle est aussi un trait typique de la pauvreté et du sous-développement. Le fonctionnaire n’est pas toujours un privilégié dans un pays comme le Vietnam, tant s’en faut (il m’est arrivé dans le passé de commettre l’erreur de le croire). L’ouvrier d’usine d’Etat a peut-être un statut privilégié, comme cela a été le cas en Chine. Le Vietnam est l’un des rares pays où l’on vit mieux à la campagne qu’en ville (à la différence d’en Chine). Ceux qui profitent actuellement des réformes économiques, ce sont ceux qui peuvent vendre sur le marché libre. Pas le fonctionnaire, le salarié, qui voit son salaire (maintenant entièrement monétaire) mangé par l’inflation malgré les revalorisations. La corruption est une réponse à la pauvreté.
Un combat d’ensemble, quel programme concret ?
Cela veut dire que l’on ne peut lutter contre la bureaucratie, contre les processus de bureaucratisation inhérents au niveau régime, par de seules mesures politiques. Et ce d’autant plus que la démocratie suppose le temps libre. Que le temps libre suppose que la productivité du travail soit suffisante. Autre problème du Vietnam d’aujourd’hui : frappé par un déficit alimentaire chronique et par une pénurie industrielle, le pays doit augmenter la production. La façon la plus simple d’augmenter la production, c’est encore d’augmenter le temps (volontaire) de travail par le biais de l’intéressement (le produit du travail supplémentaire étant vendu sur le marché). La réforme peut être populaire. Mais le temps libre et le travail collectif sur la commune rurale se réduisent. Autant pour la démocratie.
On peut dire, en conséquence, que la lutte politique contre les processus de bureaucratisation (inclue la lutte pour le “maximum communiste” et contre les privilèges de fonction) est une partie intégrante du programme initial de transition au socialisme. Mais, réciproquement, il n’y a pas de programme anti-bureaucratique efficace qui ne soit intégré à un programme concret de développement économique, social et politique. C’est bien là que réside la difficulté. J’en ai d’ailleurs fait moi-même l’expérience quand j’ai présenté un rapport, à une conférence organisée à Amsterdam par le Transnational Institute, sur révolution politique du Vietnam de 1976 à 1982 ; rapport centré sur les relations entre le parti, l’Etat et les masses [43] . Un ami vietnamien m’a déclaré, après l’avoir lu, que “je soulevais de vrais problèmes, mais que je n’offrais pas de vraies solutions”. Comme il était gentil, il a ajouté que c’était déjà pas mal. Mais étant lui-même concerné, je comprends qu’il aurait aimé y “découvrir” de vraies solutions...
F. Des processus historiques concrets
Il faut, en ce domaine, se méfier des “catégories” (“La Bureaucratie”). Le Vietnam illustre bien la complexité du problème. Au lendemain de la victoire, le PCV est et reste le parti de la révolution. Il l’a démontré en la menant à son terme victorieux. Pourtant, parti au pouvoir, il est aussi ; et ce d’autant plus qu’il est au pouvoir au Nord depuis 20 ans. On a donc à faire à un parti qui allie des qualités révolutionnaires vivaces (l’intelligence nécessaire à la poursuite d’une telle lutte !) et des traits bureaucratiques indéniables. On est incapable de comprendre cette réalité, si on l’aborde avec des catégories figées ou simplement unilatérales. On est alors incapable d’analyser le PCV. On doit ou bien lui nier tout caractère révolutionnaire, ou bien lui nier tout caractère bureaucratique.
Il faut laisser sa place à la dialectique analytique et à la dialectique historique. Un même parti, un même régime, un même courant peuvent être révolutionnaires et bureaucratiques. C’est une leçon de l’histoire. Il y a contradiction entre les termes de révolutionnaire et bureaucratique ? Oui, mais cela peut être une contradiction interne durablement “non antagonique”. La réalité n’est pas seulement concrète, elle est aussi souvent contradictoire.
L’histoire d’un parti révolutionnaire au pouvoir, d’un régime révolutionnaire, ce sera pour une part l’histoire de cette contradiction-là : comment elle évolue dans un contexte national et international changeant, dans le cadre des luttes politiques et sociales du pays ? Quand elle évolue mal, on a le cas du PC chinois : la contradiction est effectivement devenue antagonique, à tel point d’ailleurs qu’elle a fait voler en éclat ce parti au moment de la “Révolution culturelle” de 1966. C’est à ce moment-là – au moins dans l’histoire chinoise – que la révolution politique est effectivement devenue un thème d’actualité réelle.
Processus historique, le processus de bureaucratisation à l’œuvre dans une révolution est un processus complexe. Il opère sur plusieurs plans (social, politique, institutionnel, diplomatique, etc.). L’évolution n’est pas nécessairement parallèle entre tous ces plans. Et l’évolution n’est pas nécessairement linéaire. Elle est influencée par de nombreux facteurs. Elle doit donc être analysée dans ses spécificités, dans ses étapes concrètes. [44]. Pour avancer une estimation globale, je dirais que – beaucoup de choses inégales par ailleurs – le PCV se trouve dans une situation analogue à celle du PC chinois au milieu des années 1950. C’est à dire au moment où le PC chinois a déjà subi une crise importante dans ses relations avec des secteurs significatifs de la population et au moment où se posent des problèmes d’orientation fondamentaux dans la transition. Mais avant la “Révolution culturelle”.
VII/ La crise sino-indochinoise
La crise sino-indochinoise a donné lieu à un important débat écrit dans notre mouvement et au vote de résolutions. Je suis aussi revenu sur cette question dans mon interview de 1985. Je veux seulement souligner, ici, un certain nombre d’aspects de cette crise qui me paraissent importants.
A. Des causes multiples
Ce point d’analyse était au cœur des divergences de 1979. Pour le SWP-US, cette crise pouvait se ramener à une cause fondamentale unique : la réaction violente de l’impérialisme US à la radicalisation de la révolution vietnamienne en 1978.
Pour la majorité, la brutalité et la profondeur de la crise s’expliquaient parce que se combinait un ensemble de causes variées : politique impérialiste, politique de la bureaucratie chinoise, contradictions internes aux révolutions indochinoises, crise d’effondrement au Cambodge et crise significative au Sud Vietnam, etc.
Je crois toujours que la position majoritaire était correcte et la résolution adoptée fondée. J’aimerais savoir quel bilan tirent de cette question les camarades du SWP-US.
B. Des processus révolutionnaires inégaux
On peut dire sans hésiter pour le Laos, et sans beaucoup hésiter pour le Cambodge, que ces pays n’étaient pas socialement mûrs pour un processus de révolution permanente. C’est une dialectique régionale de guerre et de révolution qui a permis à ces pays d’entrer si tôt dans l’arène révolutionnaire. Le Vietnam étant l’axe de ce processus régional et la guerre impérialiste l’aiguillon.
Cette inégalité de développement s’est maintenue jusqu’à la victoire. De ce fait, des contradictions réelles se sont fait jour entre les nécessités du travail révolutionnaire dans divers pays.
L’un des exemples les plus frappants de ce type de problèmes est fourni par les rapports vietnamo-khmers après l’intervention militaire US au Vietnam. Les forces de libération au Vietnam étaient soumises à une pression extrêmement forte. Elles avaient besoin de la relative neutralité du régime Sihanouk, ce qui leur permettrait d’utiliser le Cambodge comme zone sanctuaire et canal d’échanges commerciaux. Les Khmers rouges à l’époque étaient loin d’offrir une alternative possible à Sihanouk. Les Vietnamiens devaient donc rechercher un compromis avec Sihanouk – tant du moins que les Américains ne prenaient pas l’initiative de bouleverser la situation cambodgienne. Les Khmers rouges, par contre, pour élargir leur implantation encore très limitée, devaient engager à un moment donné ou à un autre un combat contre le régime en place. Celui du prince Sihanouk.
Je ne crois pas que l’on peut réduire ce type de contradictions temporaires à la question de “la bureaucratie”. Il me semble que des révolutions à des étapes différentes de leur développement, dans des situations différentes, peuvent être confrontées à des besoins partiellement et temporairement contradictoires : la recherche d’un compromis d’un côté ; le besoin d’une aide importante pour élargir une lutte sans compromis de l’autre. Le problème étant posé, la façon de le résoudre dépendra évidemment largement de la qualité des directions concernées – et là, le fait bureaucratique peut transformer une contradiction temporaire en une contradiction majeure.
Par ailleurs, sur le long terme, je crois que la seule perspective générale viable était celle d’une fédération indochinoise (élément du programme initial du PC indochinois). Une structure fédérative peut en effet laisser place à des mécanismes de protection des nations minoritaires, ce que des rapports d’indépendance et d’égalité formelle ne peuvent pas faire. Mais, conséquence de l’affirmation des indépendances nationales, cette perspective a été abandonnée, par tous pour autant que l’on puisse en juger.
C. La révolution cambodgienne un cas extrême de dégénérescence d’un courant communiste
Je renvoie entièrement pour ce point (et pour la question de la “fausse couche” de l’Etat ouvrier naissant au Cambodge) à mon interview de 1985 (partie 1).
D- En dehors des cas “classiques” (guerre interimpérialiste, agression impérialiste contre un pays dominé ou un Etat ouvrier), nous assistons à des guerres de nature complexe qui réclament une analyse particulièrement concrète sans laquelle aucune position politique ne peut être prise. Là encore, je renvois intégralement à l’interview de 1985 (partie 2).
VIII/ Les tâches de la Quatrième Internationale
Je me contenterai de résumer ici quelques points.
1. Le fait que l’internationalisme est un besoin, pas un luxe. Un facteur de victoire, dans la lutte pour le pouvoir comme dans la transition. A chaque étape de la lutte en Indochine, ce besoin s’est fait ressentir. La réponse du mouvement ouvrier et antiguerre occidental n’a cependant jamais été à la hauteur des nécessités. Le prix que les peuples d’Indochine ont payé pour cela est terrible. Or, le problème n’est pas vrai pour les seules révolutions indochinoises. L’absence de soutien conséquent, ou de luttes conséquentes, dans les pays impérialistes, est le problème le plus grave auquel les luttes révolutionnaires dans le tiers-monde se trouvent aujourd’hui confrontées.
2. Le fait que l’internationalisme n’est pas, ou n’est plus, une donnée “naturelle” et vivace dans le mouvement ouvrier international. Il faut donc un travail constant et à long terme pour réimplanter une tradition vivante d’internationalisme dans le mouvement ouvrier et progressiste mondial. C’est une responsabilité majeure de la QI.
La poursuite de la solidarité
Votée à chaque Congrès, cette tâche de solidarité est restée lettre morte pour la plupart de nos sections. C’est une autocritique qu’il faut faire en ce domaine. La tâche est difficile dans le contexte actuel, avec nos forces présentes. Mais l’Indochine est toujours soumise à l’embargo US, durablement isolée, étranglée de façon à épuiser la révolution et la population. Cette politique contre-révolutionnaire est à prendre au sérieux malgré le fait que les Etats-Unis restent, dans la région, en retrait. Menée à l’encontre de pays exsangues, elle accentue toutes les difficultés du Vietnam, du Laos et du Cambodge. Poursuivie à l’échelle régionale, elle prend la forme d’une pression militaire, économique et diplomatique constante sur plusieurs fronts : il y a maintenant une collaboration effective entre Bangkok et Pékin sur cette question.
II faut exiger l’arrêt de cette pression militaire, la reconnaissance des régimes indochinois, la fin du blocus économique et diplomatique, la reprise des aides.
C. La question de “la section
Pour certains camarades, la question de “nos tâches” semble se résumer à une formule simple : “construire une section de la Quatrième Internationale”. Il suffit pourtant d’étudier un peu cette formule en trompe-l’œil pour se rendre compte qu’elle ne répond à rien. Pire, elle permet d’escamoter des questions essentielles.
Pour certains, il faut “toujours” et “partout” se donner pour “tâche” la construction d’une section de la QI. Le problème de la construction d’une nouvelle organisation révolutionnaire ne se pose pourtant pas dans les mêmes termes en tout lieu et en tout temps, en Grande-Bretagne ou au Zaïre, en 1945 ou en 1975. Dans certains pays, durant certaines périodes, il faut (re)commencer à zéro, regrouper des individus. Dans d’autres, il est possible de gagner des organisations, ou de participer à des regroupements. Ailleurs, il faut plus modestement chercher des racines, se montrer solidaire, savoir se lier à une extrême gauche révolutionnaire déjà existante, apprendre, se faire connaître, se faire comprendre.
Pour éclairer les termes du débat, en ce qui concerne le Vietnam, revenons à la situation de 1975. Au lendemain d’une longue lutte de libération. Dans un pays ou des dizaines, des centaines milliers de militants révolutionnaires sont organisés. Un pays qui a vécu une expérience historique majeure, dont nous avons été absents. Sur quelle légitimité révolutionnaire fonder la constitution d’une nouvelle organisation ? La question mérite d’être posée !
Un parti ne se définit pas seulement par son programme officiel. C’est aussi sa composition, ses racines, son action, ses traditions – ou les traditions qu’il veut capter. Construire, c’est aussi savoir qui l’on recrute.
On nous accuse parfois de ne pas “vouloir” construire une section au Vietnam. Mais en 1975, personne chez nous ne prétendait que des cadres et militants du PCV ou du FNL pouvaient être gagnés à notre Internationale. Est-ce à dire que ceux qui “veulent” construire “la” section de la QI, voulaient alors le faire avec des gens qui dénonçaient la bureaucratie du PCV mais qui n’avaient pas eux-mêmes participé au combat révolutionnaire et de libération nationale ? Était-ce la meilleure façon de construire une organisation révolutionnaire dans le Vietnam de 1975 (en supposant qu’il était possible de recruter de tels “non organisés” à ce moment) ?
Le problème ne se résume pas au jugement sur le degré de bureaucratisation du parti dominant et de l’État. Nous défendons le principe du pluralisme et le droit au pluripartisme dans la transition au socialisme, indépendamment du degré de bureaucratisation. Nous pourrions être une composante de ce pluralisme ou de ce pluripartisme même dans une société de transition où nous n’appellerions pas à la révolution politique. Le problème est qu’un pluralisme nouveau, ou un éventuel pluripartisme nouveau ne peuvent naître que d’une expérience historique nouvelle dans un pays comme le Vietnam. D’une nouvelle épreuve pour le PCV : celle de l’après-victoire, de la construction d’une nouvelle société.
Nous ne sommes plus en 1975 et cette nouvelle expérience historique est en cours. Elle est critique pour l’avenir du PCV. Comme l’indique ce rapport, je ne suis pas particulièrement “optimiste” en ce qui concerne la situation. Le pays traverse une crise profonde et durable. La situation objective est fort difficile. Le pouvoir de la bureaucratie s’alimente à cette crise. L’autorité du PCV est en question. Sa légitimité s’érode. La situation évolue. Mais sur le plan politique, l’évolution ne fait que commencer. Il est encore trop tôt pour analyser la nouvelle géographie politico-organisationnelle qui émergera des années de l’après-guerre, ce qu’il adviendra du et dans le PCV, comme ce qu’il adviendra en dehors du PCV.
Ne pas être passif face à cette situation en évolution, ce n’est pas seulement faire connaître nos analyses de fond. C’est d’abord apprendre. II faut avoir conscience de nos limites. Nous ne sommes pas prêts à répondre à nombre des questions que soulève la transition au Vietnam. Nous avons l’expérience de l’ouverture de la situation chinoise, avec le développement du mouvement démocratique. Une ouverture qui a permis la multiplication des contacts entre nos camarades de Hong Kong et des cadres de ce mouvement démocratique. Cette rencontre a été très riche. Elle nous a permis de jouer un rôle actif dans la solidarité et dans l’information, de nouer un dialogue, de tester la validité de notre programme générale de révolution politique. Mais elle nous permet aussi de mesurer les limites de nos réponses politiques face à une situation concrète. Nous avons beaucoup de difficultés à – nous sommes souvent incapable de – répondre à des questions précises sur les formes et rythmes de l’action militante, les choix économiques, etc. Or, ces réponses sont essentielles à qui veut construire une organisation. Nous avons au moins autant à apprendre qu’à enseigner en ce domaine.
C’est l’une des fonctions du débat dont nous avons aujourd’hui besoin sur le Vietnam. Un débat politiquement utile, c’est à dire qui doit nous permettre d’apprendre et de nous préparer ainsi à la situation à venir, quelle qu’elle soit.
D. Poursuivre le débat
Ce débat doit aussi nous aider à concrétiser des positions solidaires en clarifiant les enjeux. Sans une connaissance réelle des problèmes, et sans une démarche d’analyse critique et indépendante, nous ne pourrons pas répondre aux questions que se posent nos propres militants et lecteurs.
Ce débat est aussi nécessaire pour éclairer un éventail de problèmes importants. En plus des questions déjà soulevées, il faudra poursuivre des études sur :
1. Les leçons de la lutte de libération des femmes. Nous avons l’exemple d’un pays où les femmes ont participé de façon très engagée à la lutte de libération, où elles ont investi le travail productif et où les résultats de cette lutte sont ambivalents : le statut et la place de la femme vietnamienne ont été profondément modifiés, mais elles restent subordonnées et opprimées.
2. La question agraire. Le Vietnam offre l’exemple d’un pays où les structures agraires, les équilibres ruraux ont été bouleversés par la pénétration capitaliste. L’exemple d’un pays où l’importance de la communauté villageoise par rapport à l’hétérogénéité de la paysannerie a donné lieu à de nombreux débats et études. D’un pays qui a connu une très grande variété de combats agraires, dans des contextes différents, à des étapes différentes.
3. Les formes d’organisation. Le mouvement révolutionnaire vietnamien a pris des formes d’organisation variées. Avec des succès souvent surprenants, comme en 1933-1935, quand le front uni “La Lutte” a réussi à s’imposer sur le terrain légal, après la violente répression de 1930-1931. Comme durant les guerres de libération, durant lesquelles le PCV a réussi à maintenir tout à la fois un réseau clandestin, un travail de masse, des formes d’organisations semi-légales. C’est un domaine où il n’est pas facile de réunir une documentation sérieuse, mais qui pouffait nous être très utile.
4. La question nationale. Le Vietnam soulève évidemment quelques problèmes de fond concernant la question nationale. Y compris la question de la date de formation de la nation vietnamienne. C’est un des points sur lequel le nationalisme vietnamien se cristallise, avec le thème des 4000 ans d’histoire de la nation vietnamienne. C’est aussi un problème lié à l’existence d’un Etat centralisé précapitaliste.
Pierre Rousset