Beaucoup de militantEs chez Renault et plus largement connaissent Pierre Louis comme ami et militant. Avec Enfance d’un petit eurasien, Phom Van Thanh nous livre, un témoignage rare sur son enfance d’enfant eurasien au Vietnam, « petit vietnamien comme les autres » bercé par les contes et les légendes du Vietnam. Après que le père, militaire français, soit parti, l’administration coloniale, au lieu de donner une pension pour aider mère et enfant décida de les séparer « en achetant l’enfant à la mère ». Comme beaucoup d’autres, Pierre se retrouva dans un orphelinat réservé aux métis tenu par des religieuses.
Punitions corporelles, apprentissage à marche forcée du français, l’histoire de « ses » ancêtres les gaulois rythment la vie dans l’orphelinat. Quelques événements franchissent les portes de l’orphelinat : l’occupation par les troupes japonaises en mars 1945, la bombe « a to mic » tombée sur Hiroshima, l’arrivée du Viet Minh avec les mots de liberté.
La guerre d’Indochine commençant, les autorités françaises organisèrent le départ en France de nombre de ces enfants métis. Son récit s’arrête en août 1947, date de son débarquement à Marseille ; à douze ans, « son histoire devient une histoire d’adulte ». Un récit à lire pour apprendre comment se forge dans une société coloniale une conscience de jeune révolté.
Il a été édité et imprimé au Vietnam à la fin de l’année 2014 par les éditions Thé Gioi. Disponible à la librairie La Brêche. 16 euros
Jean-Claude Vessillier
Des extraits du prologue
Ta mère t’a abandonné, mais est-ce bien elle qui t’a abandonné, n’est-ce pas la misère qui le lui a imposé ? N’est-ce pas l’administration qui l’y a obligé ? Tu es fils d’un père inconnu, présumé français et d’une mère vietnamienne. Tu es donc français et vietnamien. Mais non tu n’es ni français, ni vietnamien, tu n’es que métis. Quel est ce nouveau mot que tu ne connaissais pas ? Mais il va te falloir t’y habituer. Oui, tout le monde ne te traitera plus que sous ce vocable, Mé-tis, car tu n’es ni français, ni vietnamien. Pas vietnamien pour les Vietnamiens car tu as du sang français. Pas français pour les Français car ton sang est vietnamien. Tu apprends que les Français méprisent les Indigènes et que ceux-ci devaient baisser la tête devant eux. Et toi devant qui dois-tu te baisser ? Devant tous les Français te disent les Français, devant les Vietnamiens aussi, te disent les Vietnamiens, car les enfants doivent le respect aux adultes. Tu dois non seulement baisser la tête, mais aussi les yeux devant eux, te dit-on, seuls les enfants effrontés ne baissent pas les yeux devant les adultes.
Pourtant, dans ton village où tu étais si heureux, il n’y avait que des Vietnamiens et toi tu étais un petit Vietnamien comme les autres enfants même si tu as des cheveux un peu « jaunes » et des yeux plus clairs. Tes petits camarades t’acceptaient, tous les gens du village les jeunes comme les vieux t’acceptaient parce que tu parlais vietnamien comme ta mère qui est vietnamienne et habitait une paillote comme tout le monde. Le soir, tu étais assis au milieu de tes camarades pour écouter les histoires que vous racontaient les vieux, écouter la musique que ceux-ci jouaient. Ils vous racontaient le Vietnam et vous apprenaient son histoire, ses contes, ses légendes et ses épopées contre les Chinois et les Mongols. Dans ton village, tu n’étais que vietnamien car tu avais l’âme vietnamienne de ta mère.
Ici à l’orphelinat tu es métis, une autre race disait-on. Pourtant ton sang est rouge comme celui des Français et des Vietnamiens. Qui a bien pu inventer le mot race ? Tu apprends qu’il y a d’une part les Indigènes qui sont annamites (encore une race) et n’ont pas les mêmes droits que les Français (une autre race) qui eux sont des colons et dirigent le pays. Les deux ne doivent pas se mélanger, chacun à sa place la règle est stricte, mais où est la place des métis ? Sont-ils entre les deux ? Et où est cet entre les deux ? Toi le petit garçon tu réfléchis trop. Tu apprendras que c’est à toi de trouver cette place. Pour le moment, tu es encore jeune et faible, ta maman n’est plus là pour te protéger elle est repartie au village, loin de toi.
Mais tu as tes nouveaux camarades et ils sont nombreux et tous métis comme toi, des frères. Ils parlent autour de toi et te disent qu’eux aussi ont été abandonnés c’est dur mais on s’y habitue. Et toi entendant ces mots on s’y habitue tu t’enfuis, car comment peut-on s’habituer à l’absence d’une mère ? Mais tu ne peux aller bien loin, l’espace de l’orphelinat est grand mais entouré de grilles impénétrables. Alors on te laisse tranquille et là tu vides tes restes de larmes.