Se taire, dit-elle, serait « capituler ». Se taire, couvrir ses agresseurs, reviendrait à leur abandonner le terrain, à les reconnaître en nouveaux maîtres du jeu. Se taire, en se laissant intimider par la dimension politique que prend l’affaire du réveillon de la Saint-Sylvestre en Allemagne, n’est donc pas une option. « Je prends mes responsabilités, je parle pour toutes les femmes. » Pour celles qui ont vécu cette nuit de cauchemar à la gare de Cologne, le 31 décembre 2015, et se terrent désormais, avec leur traumatisme et leur secret (les plaintes ne cessent d’augmenter – 766 déposées à ce jour, dont plus de la moitié pour délit sexuel – mais les témoignages demeurent rares et souvent anonymes). Et aussi pour toutes les autres, « qui tiennent à leur liberté et au principe d’égalité entre les hommes et les femmes pour lesquelles tant d’Allemandes se sont battues », dit-elle. Car ce sont des valeurs et un mode de vie qui lui semblent menacés. « C’est bien plus grave que ce qu’Angela Merkel veut croire… »
Elle s’appelle Lisa C. Elle a 24 ans, habite Düsseldorf et termine ses études de dentiste. Surtout qu’on ne lui fasse pas le coup de la taxer de racisme. « Ah non ! Pas ça ! Ce chantage m’est odieux ! Toute l’Allemagne tremble depuis 1945 d’être exposée à cette accusation et cela nous paralyse ou nous fait faire des choses irrationnelles. Ce n’est pas la question, vous entendez ? Si des Allemands avaient fait ce que je vais vous raconter, je le dénoncerais avec la même vigueur. » Son père, roumain, a immigré en Allemagne il y a trente ans, et elle a des amis, assure-t-elle, de toutes cultures et de toutes religions. « Oui bien sûr, beaucoup de musulmans. Je vis depuis ma naissance dans un environnement multiculturel. Mais encore une fois, ce n’est pas la question. »
Cette soirée de réveillon, elle avait donc décidé de la passer à Cologne avec trois copines. La ville, chef-lieu du land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, a la réputation d’être l’une des plus cool d’Allemagne. Les fêtes y sont joyeuses, les habitants noceurs, et pas seulement en période de carnaval. La fête du Nouvel An, son chahut, ses pétards et son feu d’artifice tiré sur les berges du Rhin attirent la jeunesse de toute la région. Trois des filles devaient partir en train de Bonn et retrouver la quatrième dans la gare. C’est donc en débarquant vers 23 heures dans le grand hall central que Lisa découvre l’environnement. « Une masse compacte d’hommes bruns, entre 20 et 30 ans, visiblement originaires d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Des dizaines d’hommes au regard allumé et intrusif. Des hommes qui, d’emblée, nous ont encerclées en nous scannant, sans la moindre retenue. Comme s’ils nous déshabillaient, nous évaluaient, nous soupesaient. »
Les quatre filles se figent. Les hommes, comme un essaim, les serrent de plus en plus près et vibrionnent autour d’elles, sans les lâcher des yeux. « Heureusement qu’il y a beaucoup de policiers dans le coin… », murmure Lisa à l’oreille de sa voisine qui la regarde, terrifiée, en secouant la tête, ne voyant aucun uniforme dans leur champ visuel. « Mais si, ils sont sûrement en civil », continue la jeune fille, adepte d’humour noir. « Je conjurais ma peur, dit-elle. Mais je me disais : c’est inouï, pas un flic à l’horizon, mais pas non plus le moindre Allemand. De façon inexplicable, nous étions totalement isolées. » Il faut sortir de là au plus vite. Elles tentent de se faufiler vers la sortie de la gare, frôlées de toutes parts. Et là… « Waouh ! La place était noire de monde. Que des hommes. Les mêmes. Excités, arrogants, éméchés, menaçants. On en a eu le souffle coupé. Ils étaient sur nous. On ne pouvait plus bouger. »
Lisa, qui est blonde, mince, ravissante, avait pensé mettre une robe et opté à la dernière minute pour une combinaison pantalon sur laquelle elle porte une grosse veste. « Ce fut ma chance… » Car des dizaines de mains se saisissent de son corps, lui pressent les fesses, les seins, le cou, le visage, tentent de s’introduire sous la veste, se glissent entre ses jambes. Elle est tétanisée. Essaie de se calmer. « Cette salissure. Cet irrespect ! Une sensation atroce. » Les quatre jeunes filles se collent les unes aux autres en protégeant comme elles le peuvent leurs portables et sacs en bandoulière, se tiennent fermement par la main ou plutôt s’accrochent, conscientes que si, par malheur, l’une d’elles était séparée du groupe, « le pire pouvait arriver ».
Il faut à tout prix avancer, se soustraire à ces mains, à ces souffles sur leur visage, ces regards excités. Elles tentent de fendre la foule, se tenant toujours par les mains, mais en file indienne, la première avançant tête baissée. Il n’y a qu’une cinquantaine de mètres à parcourir avant de rejoindre le club dans lequel elles ont des réservations, ce devrait être possible. Cela leur prendra plus d’une demi-heure. « Je tremblais qu’une d’entre nous fasse une crise de panique ou éclate en sanglots. On courbait la tête pour ne pas croiser leurs regards. On essayait de ne pas penser à leurs attouchements obscènes, de rester concentrées sur la main de l’amie devant nous. » Elles entendent les cris, les rires, les insultes. « La place était à eux et on sentait qu’ils avaient l’intention d’utiliser toute la liberté que fournit l’Allemagne pour faire ce qu’ils voulaient avec les femmes. »
« Comme s’il y avait deux planètes »
En atteignant le club rempli de jeunes Allemands, qui festoient en semblant ignorer ce qui se trame hors des murs, elles ont une impression d’irréalité. « Comme s’il y avait deux planètes » et qu’elles étaient les rescapées d’un enfer dans lequel elles n’étaient « que des proies ».
Lisa n’est pas allée porter plainte à la police. Que lui dire ? On ne lui a rien volé, si ce n’est une confiance dans sa liberté à sortir sans protection masculine un soir de fête. Et elle serait bien incapable d’identifier ses agresseurs. Mais quand elle a vu les premiers communiqués sibyllins de la police (« nuit globalement calme, ambiance détendue »), puis les correctifs embarrassés, suivis de l’annonce de centaines d’agressions et au moins deux viols, elle a ressenti une immense colère. Et les recommandations, moins d’une semaine après, de la maire de Cologne, Henriette Reker, suggérant aux femmes « de conserver un bras de distance avec un homme inconnu » n’ont fait que l’accroître. « Quelle réponse grotesque ! D’abord, c’était impossible. Ensuite, ce n’est pas aux femmes qu’il faut faire des recommandations ! C’est à ces hommes qui veulent vivre en Allemagne sans la moindre envie d’en épouser les valeurs ! »
Quand son père – aujourd’hui dentiste – est arrivé de Roumanie, raconte-t-elle, il s’est employé à apprendre la langue le plus vite possible, mais aussi l’histoire, la géographie, les règles de ce pays. « Il avait si peur d’être rejeté ! » Ce n’est pas le cas, pense-t-elle, de tous les nouveaux migrants. « J’étais fan de Merkel. J’ai adhéré à sa politique de “bienvenue”. Mais je crois qu’elle a perdu le contrôle. On est débordé. Un million de réfugiés parmi lesquels une grande majorité de jeunes hommes qui ont un rapport aux femmes radicalement différent du nôtre, ce n’est pas un détail ! Alors affrontons le problème ! Débattons de cela ! Je ne veux pas que nous, les femmes, perdions quoi que ce soit ! »
Jessica P., 18 ans, peau ambrée, cheveux couleur de paille, veut aussi nous parler. Elle habite à Siegen, à 90 kilomètres de Cologne, travaille en formation alternée, et reste profondément meurtrie après cette soirée dont elle se faisait une fête. Ne lui parlez pas du carnaval de Cologne qui a lieu en février… « Fini ! Je dissuade tous mes amis d’y aller. La ville est devenue trop dangereuse. Je ne veux plus y mettre les pieds. En tout cas, jamais seule. Et jamais en robe ou avec un décolleté. Les filles sont devenues du gibier ! »
C’est dans le train de banlieue qui la menait dans la grande gare de Cologne avec son petit ami et un couple de copains, qu’elle a commencé à sentir le malaise, ce soir du 31 décembre. Le wagon était plein d’hommes qui l’ont dévisagée dès qu’elle est entrée main dans la main avec son ami, se sont jeté des regards complices en désignant ses fesses, puis se sont débrouillés pour se glisser derrière elle afin de les toucher. Elle s’est raidie, n’a rien osé dire, sentant que les regards brûlants pouvaient devenir violents et saisissant des intonations familières puisque son précédent petit ami « était arabe », précise-t-elle. En sortant sur le quai, son copain, de plus en plus nerveux, remarque des gestes obscènes de la part des hommes et manque de s’emporter. Elle lui serre fort la main et implore entre ses dents : « Surtout ne dis rien. » Il sait la situation inflammable et se retient à grand-peine.
La gare leur appartenait, jai cru qu’oin allait mourir
Ils sont d’abord bloqués à cause des pétards. Puis débouchent dans le hall.D’instinct, il la place devant lui et l’entoure de ses bras pour mieux la protéger. Mais des nuées d’hommes les encerclent, les collent, certains se mettent à quelques centimètres du visage du garçon, et le défient du regard, tandis que des dizaines d’autres les serrent, les touchent, leur interdisent le passage. « On était ballottés, tripotés. Je voyais dans leurs yeux que je n’étais qu’un objet avec lequel on fait ce qu’on veut. Ça leur faisait plaisir de sentir ma panique. La gare leur appartenait. J’ai cru qu’on allait mourir. » Elle cherche dans la foule un visage avenant, un allié potentiel. Mais les deux couples sont désespérément seuls. Hurler, appeler à l’aide, ne pourrait qu’aggraver les choses. Elle aussi se réjouit d’avoir renoncé à porter une jupe. Qui sont-ils donc, ces hommes ? Des sanspapiers ? Des réfugiés ? Comment savoir… Elle ne peut pas s’empêcher de penser que l’accueil généreux des Allemands aux migrants est payé d’ingratitude. « Et que les femmes vont trinquer ».
C’est ce qui angoisse Elodie G., lycéenne, 19 ans, notre troisième témoin, qui habite Dinslaken, à une heure de train de Cologne, et a vécu elle aussi l’un des pires moments de sa vie. « Je ne pouvais plus respirer. Dès que je trouvais un interstice pour avancer, deux hommes au moins me barraient le chemin. J’avais peur d’être entraînée dans un coin et violée. Et je me disais que la presse n’en parlerait même pas puisqu’il s’agissait d’immigrés et qu’ils sont systématiquement protégés. » Il lui a fallu plusieurs jours pour se décider à porter plainte contre celui qui a glissé sa main dans son entrejambe et qu’elle ne reconnaîtra jamais, elle le sait. « En me signalant à la police, je reprends le dessus sur mon agresseur, pense-t-elle. Et puis je grossis le nombre de plaintes. C’est la seule façon pour que les crimes contre les femmes soient pris au sérieux. »
Chaque jour qui passe voit croître le nombre de femmes qui osent prendre le chemin d’un commissariat. Plusieurs ont, dans un premier temps, affirmé avoir été dissuadées de se plaindre d’agressions sexuelles si celles-ci ne s’étaient pas accompagnées d’un vol d’objets, sac ou téléphone portable. Mais les langues se délient, encouragées par certaines associations, des avocates, des policières ou la revue féministe Emma qui, très tôt, devant l’avalanche de courriels reçus par sa rédaction, a ouvert un débat sur la « culture » des migrants et leur rapport aux femmes, et pointé du doigt ce que sa fondatrice Alice Schwarzer appelle « l’intégration ratée ». « Les agressions sexuelles ne sont pas chose nouvelle en Allemagne, insiste Monika Hauser, la présidente de Medica Mondiale qui travaille sur ce sujet depuis une vingtaine d’années. Chaque année, 8 000 cas sont officiellement répertoriés, ce qui signifie 100 000 dans la réalité. Il serait
temps que le déni prenne fin ! » Le rappel lui semble indispensable, au moment où les mouvements racistes instrumentalisent à tout-va ce drame du 31 décembre. Pas question de minimiser son incroyable étrangeté. Ni son ignominie.
Annick Cojean (envoyée spéciale à Cologne)