Le 5 mars vers 18h00, aux abords du capitole de Caracas, des ouvriers terminent de lisser le ciment des dalles qu’ils viennent de couler au centre de la rue en réparation. Le ciment ne peut attendre, tout comme les gens qui s’assemblent à deux pas de là, sur la place Bolívar, pour extérioriser leur peine. La mort de Hugo Chávez à 16h25 vient de leur être annoncée à la télévision par le vice-président, Nicolas Maduro. Ils ne sont alors que deux ou trois centaines, mais leur nombre ira croissant au cours des prochaines heures, jusqu’à dépasser le millier. Ils arrivent en petits groupes, d’un peu partout dans la ville, arborant drapeaux et photos de leur leader. À 19h30, un groupe de motocyclistes arrive, moteurs pétaradant, par l’Avenida Sur. Le bruit interrompt le discours qu’un politicien du régime prononce depuis le piédestal de la statut de Bolívar, qui est habituellement gardé libre par deux gardes qui empêchent les gens de s’y asseoir. Mais ce soir, le climat est spécial. Des gens de tous âges, hommes et femmes confondus, pleurent et s’embrassent. Ils expriment leur profonde tristesse face à la perte du Comandante, du Libertador. Ce dernier titre, le libérateur, autrefois réservé à Bolívar, est aujourd’hui utilisé pour Chávez.
Les gens chantent des slogans pour consoler leur peine. Entre quelques couplets de l’hymne national, ils crient « nous sommes tous Chávez » ; « Nous sommes chavistes, anti-impérialistes » ; « Chávez est en vie, la lutte se poursuit ». Plus tard en soirée, alors que la place se vide tranquillement, des gens s’arrêtent devant les dalles de ciment, qui ont maintenant la consistance parfaite. Ils y inscrivent leurs témoignages d’amour pour Chávez, qui resteront ainsi gravés pour longtemps.
Un attroupement similaire se déroule en même temps devant l’hôpital militaire, où repose toujours le corps du Comandante. Depuis le toit précaire d’une échoppe qui borde l’entrée, quelques tribuns autoproclamés crient les exploits de Chávez, et surtout, appellent à l’unité des révolutionnaires et des socialistes pour la défense de la révolution.
Appels à l’unité
Les appels à l’unité ne sont pas inopinés [1]. Le processus de construction de l’hégémonie chaviste au Venezuela s’est fait par la réunion d’une foule de secteurs et de forces sociales, originellement plus ou moins organisés, derrière la candidature de Chávez d’abord, puis en soutient au processus qu’il dirigeait. Bien que les partisans impliqués se soient épurés avec le temps, subsiste une diversité de tendances pour laquelle le symbole de Chávez représente une véritable clef de voute [2]. Il est en effet l’unique figure qui faisait l’unanimité. Même les mouvements qui supportent le processus tout en se montrant très critiques, appuient de façon générale Hugo Chávez.
Sa mort représente donc à moyen terme un défi. Défi d’une part parce que les différents courants au sein du chavisme risquent de se livrer une bataille pour contrôler l’État. Steve Ellner identifiait les tensions en termes de classe, entre les secteurs ouvriers historiquement organisés, les classes moyennes, et les secteurs populaires traditionnellement exclus de l’espace politique [3]. Cette tension se manifeste de différente façon, notamment à propos du rôle que doit assumer le parti et la démocratie qui doit l’habiter, où relativement à l’espace qui doit être accordé par l’État à la démocratie locale, ou encore sur la gestion économique.
De façon plus immédiate, il est possible d’identifier une tension à la tête du régime entre Nicolas Maduro le vice-président, dauphin de Chávez qui sera vraisemblablement le prochain candidat présidentiel des forces chavistes, et le président de l’Assemblée nationale, Diosdado Cabello, connu pour être près des militaires. Mais ils ne sont pas les seuls à contrôler des espaces de pouvoir. À court terme, ces tensions vont probablement demeurer discrètes : la discipline et l’unité vont probablement prévaloir en prévision de l’élection qui devra se tenir dans les 30 jours. Mais à moyen terme, la mort de Chávez avec toute la charge symbolique qu’il représente, signifie que disparaît l’un des principaux, voire le principal facteur d’unité de ces différents courants.
L’importance symbolique
Le mercredi 6 mars dès 10h00, soit moins de 24 heures après le décès, un défilé était organisé pour accompagner la dépouille de l’ex-président depuis l’hôpital militaire jusqu’à l’Académie militaire où s’installera jusqu’à vendredi une chapelle ardente ouverte au public. La foule qui a accompagné le cercueil sur tout le parcours, d’une durée près de huit heures, se compte certainement en centaines de milliers, et dépasse probablement le million. L’argument qui tente d’expliquer la participation aux manifestations et rassemblements chavistes par le petit clientélisme (petite allocation, goûter et transport fournis…) tombe alors de lui-même. Les partisans fondant en larme par dizaine au passage du convoi funèbre sont un contre-pied des plus convaincants. Des gens de tous âges et de toutes conditions sociales étaient ainsi envahis d’une émotion forte, une forme de catharsis momentanée donnant l’impression qu’ils et elles venaient de perdre un être cher, un proche parent.
Cette passion suscitée par Chávez est importante pour comprendre le phénomène. L’adhésion qu’il suscitait a permis de déplacer l’hégémonie par un discours qui s’est lui-même transformé avec le temps. D’un projet bolivarien, il est devenu d’abord anti-impérialiste autour de 2003-2004, puis socialiste à partir de 2005-2006. Mais une telle adulation populaire est loin de pouvoir expliquer à elle seule le phénomène et la persévérance au pouvoir au sein d’un système à élections démocratiques répétées. Chávez a pu se maintenir en selle d’une part parce qu’il est parvenu à mettre en lien des demandes des secteurs populaires qui l’appuyaient [4]. D’autre part, Chávez s’est également maintenu au pouvoir en stimulant l’organisation communautaire de ses partisans et des citoyens. Les missions sociales en sont un bon exemple, puisqu’elles requéraient souvent qu’un comité local de gestion se forme que la population locale s’organise afin obtenir les bénéfices promis. Cette forme d’organisation s’est développée au cours des dernières années notamment au sein de conseils communaux, qui permettent également aux citoyenNEs ainsi réuniEs de demander des fonds à l’État pour lancer de petites entreprises productives. Plusieurs quartiers pauvres de Caracas, ces fameux Barrios perchés à flanc de montagne, sont ainsi parvenus à bâtir des entreprises collectives fournissant un moyen de transport en commun motorisé dans des zones où ils étaient autrefois absents.
Or, cette forme d’organisation à la base s’est aussi renforcée au sein du parti politique de Chávez, le Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV). Formé après l’élection présidentielle de 2006, le PSUV devait rassembler en un seul la multitude des partis qui appuyaient le président. Il devait également permettre la formalisation d’un programme politique et de la participation des partisans. Si l’objectif d’unifier les forces fut atteint, la participation des membres de la base mérite un débat. Voyons un exemple.
Une dizaine de jours avant la mort de Chávez se tenaient les assemblées locales de nomination des candidats pour les primaires du PSUV en prévision des élections municipales. Des milliers d’assemblées se sont déroulés partout au Venezuela, rameutant les militantEs les plus compromisEs du processus afin de proposer des candidats. Or, bien que ce processus contienne sa part de démocratie, puisque touTEs les déléguéEs pouvaient exprimer leurs préférences par vote, il était clair que le choix des candidatEs se ferait par les têtes dirigeantes du parti. La démocratie de la base tenait plus du sondage. Si les mécanismes de participation au sein du parti se sont avérés être une machine électorale très efficace, l’impact réel de cette participation de la base sur la direction adoptée par le parti demeure toutefois bien moins clair.
Là réside la seconde tension que devra résoudre à moyen terme le parti. La participation et la mobilisation massive de la base chaviste se confronte à un pouvoir centralisé. Cette tension entre implication massive à la base et centralisation tant du parti que du gouvernement, trouvait une certaine résolution dans la figure de Chávez. La passion qu’il suscitait et la confiance de ses partisans justifiaient en quelque sorte les pratiques centralisatrices. Or, sa mort crée ainsi un vide qu’il sera difficile de combler. Le prochain président ne jouira pas du même soutien populaire, et si ses décisions déplaisent à la base, il n’est pas impensable que se créent de nouvelles tensions entre elle, le sommet du parti et le gouvernement.
Des tensions accrues par la situation économique ?
En février dernier, alors que Chávez était toujours soigné à Cuba, le gouvernement adoptait une dévaluation monétaire importante, corrigeant le taux de change au dollar fixé par l’État depuis 2003 [5]. Il y avait là signe de certaines difficultés économiques que rencontre le pays. Il est toutefois difficile de savoir si la source des problèmes conjoncturels vient du déficit de l’État, du manque de réserves internationales, ou des difficultés résultantes de l’explosion récente d’une raffinerie, diminuant les bénéfices tirés de la principale source de revenus du pays et de l’État, le pétrole. Bien que la situation économique ne soit pas alarmante, le Venezuela a été atteint plus vigoureusement que ses voisins par la récente crise économique. Le PIB a pris approximativement trois ans à récupérer son niveau d’avant la crise. L’inflation est plus importante que dans les autres pays du cône sud, et celle-ci, tout comme la récente dévaluation, affecte principalement les secteurs les plus pauvres. Si la récente dévaluation permet de réduire le poids de la dette interne pour l’État, dont les revenues sont essentiellement en devises étrangères provenant de la vente du pétrole, elle augmente le prix des produits importés sur le marché local, dans un pays où, faut-il le rappeler, l’essentiel de l’alimentation provient de l’étranger.
Dans un tel contexte, si le gouvernement devait adopter des mesures pour corriger un déficit budgétaire, cela affecterait fort probablement les secteurs qui bénéficient de la distribution de l’État, dans ce cas les plus pauvres [6].
Lors de la récente dévaluation, Nicolas Maduro a appelé les militants à défendre la mesure contre les attaques de l’opposition, soutenant notamment que bien que souffrant, Chávez les avait appuyées. Ce dernier n’étant plus, il pourrait devenir plus difficile de faire accepter des mesures économiques impopulaires par les partisans.
Conclusion
Les tensions identifiées dans ce texte, entre les différentes tendances au sein du chavisme, entre la base et l’avant-garde du parti et du gouvernement, et autour d’éventuelles mesures économiques, ne sont certainement pas les seules, mais aucune n’est insurmontable. Plus encore, il est fort à parier que dans le prochain mois, campagne présidentielle oblige, les troupes chavistes resserrent, les rangs observent le mot d’ordre d’unité et de discipline. Mais à moyen et long terme, commence avec la mort de Chávez un nouveau défi, peut-être encore plus grand que ceux que le chavisme a affronté à ce jour : celui de construire un chavisme sans Chávez. Les ennemis ne sont toutefois pas dans une position avantageuse non plus. La victoire aux dernières élections présidentielles et régionales en automne dernier a prouvé que l’opposition politique était encore loin de pouvoir remplacer l’hégémonie. Ceux-ci ont ainsi choisi d’appeler au calme et au respect du deuil. L’épreuve réside donc probablement au sein du chavisme lui-même : parviendra-t-il à approfondir la révolution, ou s’effondrera-t-il sur lui-même ayant perdu sa clef de voute ?
Thomas Chiasson-LeBel, Caracas, le 7 mars 2013