Le sens de l’histoire en gestation, n’est pas perçu de la même manière en tout lieu ni dans toutes ses subtilités. Hier, 14 novembre, « de violents affrontements ont opposé la police aux manifestants, à Madrid et à Barcelone, au terme d’une journée de mobilisation européenne contre l’austérité ayant conduit des centaines de milliers de personnes dans les rues », selon les reportages de la… grande presse , et à Athènes, on manifestait également. Néanmoins, le nombre déjà, n’y était pas. C’est vrai aussi, qu’après une semaine de mobilisation contre le mémorandum III et contre l’adoption du budget 2013, les syndicats grecs avaient en quelque sorte… minimisé cette journée d’action internationale. Ailleurs en Grèce, dans les petites et profondes campagnes, comme on dit parfois, il régnait alors un calme apparent, tous volets fermés et toutes paupières résistantes abaissées.
Depuis le fenestron de Trikala par exemple, ville thessalienne située au centre de la Grèce, ce 14 novembre parut telle une journée des plus ordinaires… autant dire que l’univers de la crise (nous) deviendrait-il familier, voire banal. Pas une seule manifestation, ni même une seule banderole symbolique, rien. D’ailleurs, les syndicats locaux ont même « oublié » d’informer les employés et agents de l’administration régionale de la grève du jour. C’est de l’intérieur des cafés, qui ne sont plus tellement fréquentés ces derniers mois, que les clients… ont découvert la journée de mobilisation européenne contre l’austérité, c’est-à-dire en regardant la télévision. On se sent pourtant concerné malgré tout : « Ah… tiens, ils ont raison, c’est pareil partout. Au village, nous avons déjà rempli nos hangars en bois de chauffage. Makis, mon frère ainé, a déjà ramassé tout ce qui trainait du côté de la rivière, voilà comment on passe notre temps désormais. A ramasser le bois, mais aussi à espionner et à… glorifier la délation. Récemment, un médecin-vétérinaire au service de la Région a démissionné, suite à une dénonciation anonyme sur un site approprié , dont la force probante ainsi que la réputation n’est plus contestable. En tout cas, et concernant cet individu, je pense que la corruption serait facile à prouver, d’où sans doute sa démission, à deux ans seulement du départ à la retraite. Espionnite, terreur et délation, tel est le nouveau triptyque en vogue dans les administrations et même dans les écoles. Lors des dernières élections syndicales chez les enseignants, les… paterno-syndicalistes de la Nouvelle Démocratie et du Pasok ont emporté la majorité des sièges au conseil syndical, en plein mémorandum III. Tout le monde est terrorisé : Quel avenir ? Qui sera licencié de la fonction publique ? Comment payer les cours d’anglais ou le conservatoire des enfants ? Et j’en passe. Déjà que certains cafés et restaurants ont fait faillite et que plus personne ne sort, la ville est presque morte. C’est pareil au village, les gens restent cloitrés chez eux, ils regardent la télé, les plus jeunes passent leurs temps sur internet, on ne se voit plus. Avant, les deux cafés du village étaient toujours pleins, chacun payait à son tour la tournée d’ouzo, c’était un autre temps. »
Nul autre moment ne peut se targuer d’avoir développé une conscience aussi explicite de la coupure à l’égard du passé que le temps du Mémorandum, cet… extraordinaire début de l’âge méta-démocratique. Le personnel politique de Trikala, les députés du département ayant apporté leur soutien au mémorandum III, devraient en être conscients, car ils sont ouvertement menacés par des activistes (ou « activistes »), du mouvement « Désobéissance ». Le texte sur leurs affichettes a au moins le mérite d’être précis et simple : « Député de Trikala. En votant en faveur des mesures d’austérité tu deviens un ennemi du peuple. La population de Trikala ne supporte pas ceux qui trahissent le peuple. Les collaborateurs des Allemands ne sont pas les bienvenus. Nous, le peuple, nous ne mourons pas (sic) ». Sauf que ces députés ont été élus (certes en promettant la fin des mesures d’austérité), par ce même peuple. Plus personne n’y songe finalement. Notre système, disons pour faire court, représentatif, s’effondre. J’y ajouterais que nos représentations s’effondrent avec lui. La classe moyenne à Trikala est d’abord terrorisée et ensuite dissoute. Peu importe la place ou le rang tenus avant la crise, on sait que désormais, l’avenir n’appartient plus à grand monde ici. J’apprends qu’au sein de la petite élite locale, on pousse la jeune génération à quitter le pays. Manos, ingénieur, fils d’ingénieur, Menis, cardiologue fils de cardiologue, se sont déjà installés ailleurs. A Londres, à Cologne ou à Amsterdam par exemple. Le petit peuple est furieux : « Toujours les mêmes. Ils se sont enrichis à l’échelle locale, ils ont triché, ils ont été soutenus par les politiciens et voilà qu’ils arrivent au moins à sauver leurs enfants, pas nous. Mais Dieu les punira, c’est notre dernier recours à tous, riches ou pauvres », dit Maria qui est devenue avec sa belle-mère, très assidues du catéchisme.
Le… surréalisme est même tel, que certaines boutiques de la ville exhibent déjà la camelote de Noël, tandis qu’une banque, ose une promotion publicitaire, décidément culturellement obsolète. Devant ses agences, les passants relèvent évidemment la contradiction : « Ah tiens, des billets de cent euros en photo, j’en ai pas vu en vrai depuis deux ans… Ils ne vont pas bien ces gens, non seulement ils nous volent, mais ils se moquent de nous en plus, honte ». La campagne thessalienne est hypnotisée mais elle ne dort pas. Espérons au moins, qu’elle ne… médite pas son cauchemar, le nôtre par la même occasion. Pour atteindre la Thessalie profonde par le train (dont les Météores), c’est d’ailleurs le seul moyen encore abordable (moins de 40 euros A/R depuis Athènes), il faut emprunter un train de correspondance à la gare de Paléofarsalos. Avec le mémorandum II (février 2012), les trains directs (depuis Athènes) ont été pratiquement tous supprimés. Le voyage à bord des voitures issues d’un certain savoir faire international demeure néanmoins confortable. La gare de triage… culturel à Paléofarsalos a été entièrement rénovée grâce aux fonds structurels de l’U.E. à un détail près : l’électrification de la ligne Salonique- Athènes (depuis le Nord) s’interrompt en Thessalie. C’est à la petite gare proche de Domokos que toutes les rames marquent un arrêt obligatoire de dix minutes afin de changer de locomotive. Et à Paléofarsalos, le train de correspondance arrive au mieux au bout d’une demi-heure, ce qui n’a rien de dramatique en soi.
Il fait déjà froid en Grèce centrale, ainsi, les habitués du café de la gare et les voyageurs… en transit, bien au chaud comme l’autre soir, peuvent suivre un match de football à la télévision… tout autant profonde que ce pays décidément devenu… trop réel : « Ah penalty… Le saviez-vous les gars ? Un oncle de Tsipras était lié à la direction de l’équipe de Panathinaïkos durant la dictature. Ensuite, Alexis est allé raconter que son tonton faisait de la résistance. Eh, les amis… notre Panathinaïkos était une véritable équipe à l’époque, pas comme aujourd’hui… décadence ». La nuit thessalienne est déjà fraiche, la saison s’annonce donc… authentique. L’Egée et ses derniers ferries abordables sont déjà bien loin aussi. J’avais remarqué un passager assis seul à l’extrémité du wagon, il était en train de lire un journal historique de l’extrême droite, connu pour ses positions en faveur des Colonels de 1967. Son titre du jour : « Il leur faut une vraie junte », voyons, c’est bien clair encore une fois. Tout comme le tabou de l’extrême droite qui n’en est plus un dans ce pays. On remerciera (aussi) les troïkans pour l’anagramme historique. Gare de Paléofarsalos, arrêt obligatoire. Sur la porte des toilettes des hommes, un seul et unique slogan : « Sang et honneur – Aube dorée ». Sur celle des toilettes des femmes par contre, rien. Il y a de l’espoir, comme toujours.
Jeudi matin (15/11), le journaliste Trangas, ce vieux renard de la droite centriste (c’est-à-dire de celle qui n’existe plus), a rappelé à ces « jeunes et ignorants députés et sympathisants de l’Aube dorée », que lors de la révolte des étudiants de l’Ecole Polytechnique d’Athènes en novembre 1973, il y a eu un certain nombre de morts, plus précisément 24, d’après Trangas (et d’après la plupart des sources), alors jeune reporteur au moment des faits. « J’étais justement sorti en reportage la nuit du 17 novembre à l’Ecole Polytechnique. J’ai vu des civils tomber sous les balles des militaires et des policiers snipers. J’ai vu, car il était assez près de moi, ce père qui tenait son jeune enfant par la main se faire tuer par balle… J’ai aussi vu l’expression au visage de cet enfant, terrifiant. Ces gens de l’Aube dorée ne peuvent donc pas dire n’importe quoi ». Nous ne sommes pas loin du 17 novembre et des commémorations qui auront lieu comme chaque année. Les aubedoriens ont alors cru trouver le moment propice pour ainsi provoquer et surtout, insinuer une propagande d’ailleurs née en son temps, par les prétoriens du régime des Colonels. Sur certaines affiches récentes du mouvement méta-nazi on peut lire : « Trouvez-nous un seul mort de l’Ecole Polytechnique et vous serrez récompensés d’une somme d’argent ». Leur stratégie est connue : ne pas permettre un renouveau de la démocratie dans ce pays, après la fin tant espérée du régime méta-démocratique bancocrate actuel.
Et ce n’est pas parce que certains anciens de la génération de 1973 ont figuré parmi les ministres Pasokiens ou que, la speakerine de la radio libre des étudiants qui émettait depuis les locaux de la révolte, termine sa carrière politique à la Commission de Bruxelles, que l’on devrait prendre l’histoire à contre-sens. Sauf que notre époque est désormais propice à tout, nous sommes en réalité exposés à tout vent. Je devrais évoquer (comme certains médias américains l’on fait ) ce jeudi, les jets de bouteilles et de verres en plastique par les manifestants, sur les membres de la délégation allemande (dont le Consul de ce pays), à Thessalonique lors de la 3e réunion gréco-allemande, entre élus locaux de deux pays. L’initiateur de ce type de réunions est Hans-Joachim Fuchtel, Ministre allemand chargé du « portefeuille grec », autrement-dit notre administrateur colonial.
Mais non, car malheureusement, il y a beaucoup plus grave. Deux jeunes femmes se sont suicidées ces derniers jours à Athènes, après avoir été licenciées. « C’est une mort tragique choisie - note notre hebdomadaire satyrique To Pontiki – qu’a été choisie par ces deux jeunes femmes suite à leur récent licenciement. La première, alors âgée de 20 ans, s’est immolée par le feu, tandis que la seconde s’est jetée du sixième étage d’un immeuble situé à l’angle de la rue l’Hymette et Timothée à Pangrati, elle travaillait comme infirmière. Sa sœur avait essayé de la retenir et ainsi de l’empêcher de se suicider, en vain… elle lui a échappé des mains. La deuxième jeune femme s’est immolée par le feu mardi soir derrière l’hôpital Amalia Fleming, d’après nos sources, elle habitait le quartier de Melissia ». La crise. De profundis.
Panagiotis Grigoriou