Comme nous l’avions pressenti à l’époque [1], les nouvelles mesures du gouvernement espagnol prétendent réduire la dépense publique de 65 milliards d’euros en deux ans et demi, et consistent en la suppression du treizième mois de la majorité des fonctionnaires, l’augmentation généralisée de la TVA, la réduction des allocations de chômage, la baisse des pensions… Cela s’ajoute aux effets de la réforme du code du travail qui précipite les suppressions d’emplois, les baisses unilatérales de salaires ainsi qu’aux coupes claires dans la santé et l’Éducation nationale. Ces mesures touchent toute la population à la seule exception des grandes fortunes et de la haute bourgeoisie. Elles frappent y compris une bonne partie de la base sociale du Parti populaire (hauts fonctionnaires conservateurs, travailleurs indépendants et patrons de PME) ainsi qu’une partie très significative de son électorat (secteurs populaires dépolitisés et pleins de préjugés sexistes, racistes ou nationalistes).
Droit dans le mur…
Il n’y a plus aucun doute : l’avenir nous prépare un effondrement économique brutal, une destruction accrue de l’emploi et un degré d’instabilité politique comparable à celui de l’époque de la Transition (de 1975 à 1982).
La réduction brutale du pouvoir d’achat de la majorité conduit à une dépression économique sans issue possible en dehors d’une redistribution radicale de la richesse entre capital et travail. « Ni austérité ni croissance, redistribution des richesses ! » doit être à mon sens le slogan écosocialiste central de notre époque. La brutalité des dernières mesures peut se comprendre dans toute son ampleur si l’on prend en compte le seul fait qu’en éradiquant la fraude fiscale structurelle, l’État pourrait disposer de ressources supplémentaires estimées à 70 milliards d’euros par an. Qui plus est, la pression fiscale à laquelle sont soumises les grandes fortunes se situe parmi les plus faibles de l’Union européenne. Le simple alignement de cette pression fiscale sur celle des pays plus développés permettrait à l’État de disposer de ressources suffisantes pour développer les services publics au point d’absorber une bonne partie du chômage actuel.
Les temps changent…
L’année dernière nous disions : « rien ne sera plus pareil après le Mouvement du 15 mai » et nous ne nous étions pas trompés… C’est un événement majeur qui reflète qu’il se passe quelque chose au plus profond de la société. Après l’impasse provoquée par l’absence de volonté des centrales syndicales majoritaires de donner une suite à la grève générale du 29 mars dernier, ce sont les mineurs qui, en opposition aux réductions des subventions publiques au secteur minier (susceptibles de priver de revenus plus de 30 000 familles) ont pris le relais de la mobilisation sociale avec leur grève illimitée avec occupation de mines, d’importants blocages de routes et surtout leur marche sur Madrid. Celle-ci s’est terminée par un accueil historique de la part des masses populaires de la capitale, accueil chargé de sens politique : ce sont les mineurs des Asturies qui, avec leur grève il y a 50 ans, ont fait le premier pas vers la reconstruction du mouvement ouvrier sous la dictature dans le cadre d’assemblées générales ouvrières naissantes. Et ce sont eux qui, de nouveau, ont donné un exemple de combativité et de détermination dans un contexte critique pour l’avenir de la classe ouvrière, de ses organisations et de ses acquis.
De la crise économique à une crise politique majeure
Mobilisations des mineurs, mais aussi, grèves, occupations et manifestations de plus en plus fréquentes dans la santé et l’éducation ou dans les quartiers populaires semblent indiquer que cette société commence à dépasser la culture de la plainte, de l’envie et de la résignation héritée de 40 ans de dictature, pour aller vers une culture de la mobilisation. Malgré toutes ses limites et ses faiblesses, cette dernière n’est plus seulement une simple protestation impuissante et isolée, mais devient une épreuve de force qui défie les cadres légaux, qui crée des liens, qui recherche avec détermination la confrontation y compris en débordant les appareils et commence à toucher des secteurs traditionnellement passifs. Ces derniers jours, nous avons assisté à des manifestations, à des occupations (de ministères), à des rassemblements illégaux (devant les sièges du PP et du PSOE) contre les dernières mesures du gouvernement ; les événements inhabituels n’ont pas manqué : déclarations de syndicats de la police, d’associations de militaires et de collectifs de magistrats qui appellent à la mobilisation aux côtés de la population contre les mesures d’austérité. Voilà qui donne une idée du potentiel et du côté exceptionnel de la situation. L’accélération des événements est surprenante et il n’est pas impossible de voir dans les prochains mois ou années comment l’effondrement économique conduira à une crise de régime, ou directement, à une crise organique de l’État (comme celle qui est en train de se produire en Grèce). Il n’est pas impossible non plus que le gouvernement du PP soit destitué par la pression de la rue avant la fin de son mandat. Il ne fait aucun doute qu’ils subiront la même hécatombe électorale qu’a subie Zapatero.
Vers une crise de régime ?
Accentués par l’effondrement d’un système d’accumulation, plusieurs facteurs annoncent une crise institutionnelle. Le premier est la fin de l’activité armée de l’ETA et l’ouverture d’un processus de paix et d’un dialogue politique sur les limites à la démocratie héritées de la dictature, en particulier le droit à l’autodétermination. Avec l’ETA, disparaît « l’ennemi intérieur » qui a légitimé politiques répressives et « consensus » d’État pendant 40 ans. Ce à quoi s’ajoutent la perte de prestige du pouvoir judiciaire (la condamnation du juge Baltasar Garzon à l’initiative de son secteur le plus réactionnaire, l’inefficacité du tribunal constitutionnel, les cas de corruption du président de la cour suprême…), le refus « indigné » du bipartisme PP/PSOE, les affrontements au sein de l’establishment au sujet du rejet d’une bonne partie du déficit budgétaire vers les Communautés autonomes, les récents scandales autour de la monarchie (chasses du roi, corruption de son gendre et confirmation de l’implication de la couronne dans le coup d’État du 23 février 1981) et last but not least la revendication d’un processus constituant en mode républicain par un large secteur des indignés, apparaissent comme de gros nuages qui se regroupent et annoncent l’orage…
Où est la gauche ?
Pour la première fois, la chute de la confiance au gouvernement ne favorise pas le principal parti d’ « opposition » (le PSOE de Pérez Rubalcaba, apparatchik sans idées et dinosaure des gouvernements de Felipe Gonzalez). Le PSOE se présente comme un parti responsable qui cherche des accords avec le PP pour « renforcer la position de l’Espagne dans l’Union européenne » et qui ne s’oppose aux politiques gouvernementales que par des arguments quantitatifs et non qualitatifs. Ce n’est pas par hasard qu’il a appliqué les mesures dictées par la Troïka depuis mai 2010 avec la même docilité que Rajoy le fait aujourd’hui. Qui plus est, son électorat ne pardonne pas au PSOE la réforme constitutionnelle expresse qui impose le paiement des intérêts de la dette extérieure comme priorité budgétaire majeure de l’Etat. Le front commun PSOE/PP pour empêcher l’enquête parlementaire sur le scandale Bankia est tout aussi honteux. Avec tout ça, il n’est pas impossible qu’on assiste à un effondrement conjoint des deux partis qui ont dirigé le régime de la Réforme depuis la fin de la dictature, effondrement comparable à celui survenu en Grèce.
À propos de la Grèce, on spécule beaucoup ici sur une hypothétique Syriza, en particulier du côté d’Izquierda Unida, mais pas seulement. D’aucuns avancent en Euskadi que Bildu représente cet espace politique. Et en Catalogne, Esquerra unida i alternativa parle d’impulser une « Syriza catalane »… avec Iniciativa per Catalunya, des mouvements sociaux et jusqu’à la gauche indépendantiste. Il nous faudra être attentifs aux évolutions et aux débats qui pourront avoir lieu et sans aucun doute, il faudra prendre les initiatives politiques nécessaires à la recherche d’alliés dans la construction d’une gauche anticapitaliste de classe à une échelle de masse. Néanmoins, il vaut mieux s’en tenir aux faits plutôt qu’aux discours. Tout d’abord, rappelons que les progrès électoraux de Izquierda Unida lors des dernières élections ainsi que son discours contre les mesures d’austérité se trouvent sérieusement compromis du fait de sa participation à des gouvernement sociaux libéraux dirigés par le Parti socialiste en Andalousie et dans les Asturies, sans oublier la participation d’Esquerra unida i alternativa à deux gouvernements sociaux libéraux catastrophiques en Catalogne sans en tirer un bilan critique.
On oublie aussi que la dynamique de Syriza est le résultat d’une intense lutte de classe, d’un refus sans ambiguïté des mesures d’austérité et des propositions de participation au gouvernement, d’expériences altermondialistes et d’un poids spécifique de courants révolutionnaires en son sein. Dynamique très éloignée de la réalité du Front de Gauche en France et de Izquierda Unida en Espagne, forces « antilibérales » si l’on veut mais avec un faible engagement dans les luttes extraparlementaires, avec de fortes traditions gestionnaires, une faible vie militante à la base et dirigées par des politiciens professionnels. Il est d’autre part inquiétant qu’une récente expérience comme celle de Rifondazione Communista en Italie, si riche en enseignements pour l’avenir ait été évacuée du débat actuel.
Izquierda Anticapitalista doit donc poursuivre son processus d’extention, d’implantation ouvrière et populaire, d’élaboration statégico-programmatique et de renforcement organisationnel. Autant de tâches clés pour faire face à des temps tourmentés durant lesquels la perspective révolutionnaire peut à nouveau être d’actualité dans le sud de l’Europe pour la première fois depuis la Révolution portugaise et durant lesquels, par là même, se profile dans toute son acuité, la nécessité de doter ces hypothétiques ruptures d’une direction politique et de contenus programmatiques cohérents.
Andreu Coll (Izquierda anticapitalista)