En d’autres temps, les seuls départs vraiment de saison concernaient les vacanciers et pratiquement tout le monde. Mais cela fait bien longtemps que nous constatons que ce juillet, et pour tout dire cet été 2012 nous réserverait des mauvais départs, c’est plutôt déjà mal parti. Nos médias lundi soir s’affolaient sur la crise et évoquèrent la « chute des places boursières » comme un avant-goût de l’Apocalypse, sacralisation oblige : « le sort de l’euro se joue encore une fois devant nos yeux, les marchés son frileux mais ils exercent des pressions, l’Allemagne fait souffler le froid aussi sur les marchés... », voilà pour un extrait de la litanie. Mais nous en sommes fatigués, trop même. On nous annonça par la même occasion des mesures chiffrées à 11 milliards d’euros, mais à quoi bon s’en émouvoir puisqu’on attend la fin de l’euro par les pluies d’automne ou par l’été indien, c’est selon.
Finalement on ne sait plus quoi attendre. Nos métallos se disent détermines à poursuivre leur mouvement, la Troïka arrive, et durant les prochains jours le Secrétaire d’État adjoint du Trésor, Charles Collyns (U.S. Department of the Treasury’s Assistant Secretary for International Finance [1]), se rendra dans l’urgence à Rome et à Athènes, selon la presse économique de ce lundi [2]. Inquiétudes alors, de la part des États-Unis ? Et on vient d’apprendre par les bulletins d’information à la radio (mardi après-midi) que José Manuel Barroso arrive aussi à Athènes jeudi afin de rencontrer Samaras et certains de ses ministres, une « visite d’urgence », décidément...
Samaras vient de déclarer qu’il fera baisser le taux de chômage en 2014, le ramenant de 24% actuellement à 10% et toute la Grèce en rigole mais dans l’amertume. Les professionnels du petit commerce estiment le nombre de faillites à prévoir d’ici la fin de l’année à 35.000, d’où déjà ce ridicule gouvernemental qui à lui seul ne suffira pas à... le tuer, c’est certain. Et la Troïka demeure intraitable. Les informations sur les « négociations » en cours laissent penser que « seuls les policiers de terrain et certains militaires échapperaient à la nouvelle baisse des salaires imposée par la Troïka sur l’ensemble de la fonction publique ». Au même moment, trente deux établissements de la Protection de l’enfance tirent la sonnette d’alarme : « le financement de l’État est réduite de 50%, les mécénat et les donations sont en chute libre car la nouvelle législation en fait un désavantage fiscal, le personnel n’est pas payé depuis des mois parfois, et nous risquons les fermetures en série en septembre. Ainsi plus de quinze mille enfants malades ou dont les parents ne peuvent plus faire face à leur entretien au quotidien se retrouveront dans la rue » (intervention sur l’antenne d’un responsable-coordinateur d’un établissement de ce type sur la radio Real-Fm mardi après-midi).
Les apories de notre système se dérèglent les unes après les autres au point où on doit se demander s’il ne faudrait plus tellement adopter le terme « système ». Cela ne veut pas dire pour autant que nous autres sur la planète des singes, nous soyons davantage clairvoyants sur les suites... « métaporiques ». En réalité on ne voit guère mieux, sauf que nous croyons sentir la poudre dans l’air du temps. Dèmos, un architecte rencontré hier, exprimait même ses « certitudes » à ce sujet : « En septembre déjà, tout va exploser, certains prendront les armes. Les Troïkans, ainsi que leurs valets bien de chez nous, auront des soucis à se faire. Nos dernières réserves ayant fondu sous le soleil de l’été, plus les nouvelles mesures, eh bien cela ne tiendra plus si longtemps. Je dois huit mois de cotisations à la Caisse d’Assurance des Indépendants et dix mille euros à la banque. Je cours derrière deux affaires qui ne se précisent plus tellement non plus.
La première serait presque conclue, je devrais en organiser le chantier mais je n’ai pas été payé du tout, même pas trois cent euros sous forme d’une petite avance, avant la crise une avance de cinq mille euros était d’emblée acquise et d’ailleurs déjà elle n’était pas de trop, donc j’attends. C’est la première fois dans ma vie et dans ma vie professionnelle que je me trouve dans une situation pareille. Ma fille étudie aux États-Unis (mon ex-épouse y habite), je pense m’y rendre et trouver un travail, n’importe lequel. Ici à Athènes je me suis remis à cohabiter avec ma mère, c’est insupportable que de dépendre en partie de sa maigre retraite, j’ai 52 ans et cela ne devrait pas se passer ainsi. Je crois qu’au niveau de l’Europe et du monde il y a quelque chose qui cloche vraiment, la dictature des banques, ainsi que la tromperie des dettes souveraines devenues tellement grosses et visibles, leur affaire n’est pas logique donc elle finira par s’effondrer ».
Au demeurant, j’ai fait remarquer à Dèmos qu’il y a six mois il disait la même chose sur la prochaine révolte estivale alors pressentie, et pour l’instant, il n’en est rien. Puis, l’histoire humaine a souvent été soumise à des affaires qui n’étaient pas logiques, mais vraiment pas du tout. De même que les révolutions ne paraissent jamais comme très logiques non plus, parait-il. Dèmos qui porte finalement assez bien son nom, est déboussolé car ses repères en prennent un coup en deux ans de mémorandum. En plus, il doit supporter sa mère qui le... supporte, on tourne dans le vide même chez soi, et cette « intériorisation » de la crise y ajoute dans la mauvaise psychanalyse dans tous les cas de figure. « Je ne me sens plus chez moi à la maison, et je ne me sens plus chez moi dans la rue, ce n’est plus mon pays », explique Démos. Il a fini son verre d’alcool fort, car il boit, et il est parti pour rentrer « chez lui ».
Ce qu’arrive à Dèmos aura valeur de topos (lieu) sociologique largement partagé. Finalement, la société, ce haut lieu des luttes, ce terrain des affrontements entre les classes sociales se trouve à son tour dérobée par les bancocrates. D’où d’ailleurs le malaise ressenti à travers certaines tentatives de lutte « à l’ancienne ». Interdits de « terrain social » nous serions alors prêts pour l’Apocalypse, sur Internet circulent de plus en plus des « affirmations sur preuves que le jugement dernier est imminent, ce qui validerait certaines prophéties issues des moines du Mont Athos », rien que cela et... amen !
La société étant dérobée, il nous reste heureusement les plages. Sur la côte Est de l’Attique au bout d’une mauvaise route il y a une crique, jadis (et à jamais ?) enlaidie par des « bâtisseurs » ayant abandonné une fois n’est pas coutume, leurs constructions illégales donnant sur la petite baie. C’est dans ces ruines... des années 1980 ou 1990, que certains plantent des tentes afin d’y passer le week-end. Dimanche dernier, trois familles albanaises qui avaient ainsi campé s’apprêtèrent à partir, lorsqu’un couple de Grecs quitta son parasol bleu pour aller leur faire la remarque concernant les poubelles « à ne pas laisser sur place ». L’ambiance n’a pas dégénéré, néanmoins les Albanais ont ramassé les poubelles... pour les abandonner finalement entre les murs des ruines, nos autres « poubelles fixes ». Le couple découvrant la « tromperie » s’est emporté nous expliquant que « ces gens nous salissent les plages et il nous est souvent difficile de réagir car ils s’énervent, mais je sais ce qu’il leur faut » a dit l’homme. « Nous devrions prendre leurs immatriculations et alerter la Police a rajouté la femme », mais son compagnon s’est montré plus « déterminé » : « Non, pas la Police c’est l’Aube dorée qu’il faut faire venir » a-t-il dit et la jeune femme a aussitôt porté son regard ailleurs, gênée. Visiblement, les précipices et les éboulis de nos usages descendent jusqu’aux plages les moins accessibles, de plus en plus tout lien construit ou déconstruit avec autrui se résumerait à la seule rupture initiatrice des comportements, l’altérité et l’identité jusqu’à l’extrême. « L’Âge des extrêmes II » aurait déjà commencé en 2012, écrira sans doute le prochain Eric Hobsbawm vers la fin de notre « court XXIe siècle ». Mais nous espérons en organiser les prolongations, lui inversant la vapeur à ce siècle.
Hier matin en me rendant à la supérette du quartier, j’ai remarqué que le seul chantier du coin, une... entière fierté si intrigante, avance de jour en jour. On entend les ouvriers immigrés et natifs de la Baronnie travailler dès 7h du matin. Des passants s’arrêtent parfois admirer non pas l’architecture, car il s’agit en somme d’un futur immeuble d’habitation comportant plusieurs appartements, mais le chantier, le travail autrement dit, car sa raréfaction l’a transformé en spectacle, drôle d’époque. Plus la question qui reste en suspens alors posée par un retraité : « Et qui va acheter ces appartements lorsque la moitié des appartements du quartier sont vides, à vendre ou à louer ? ». Il était sorti un gobelet rempli d’eau dans la main qu’il entreposa au pied d’un arbre, « c’est pour les chats du coin » a-t-il ajouté. En rentrant chez lui, dans un immeuble voisin il s’est penché pour prendre quelques citrons ramassés, laissés devant l’entrée de son immeuble sur un dépliant « expliquant le basculement définitif et nécessaire des nos télévisions vers le signal numérique ». De l’autre côté de l’entrée effectivement, un chat errant mais habitué des lieux attendait son hypothétique dû.
Sauf que les hypothèses de l’humanité quotidienne ont changé. À la supérette – épicerie du quartier tout le monde se connait. Une employée observant l’hésitation d’une cliente face à deux packs de bières a voulu intervenir : « Madame Evgenia, prenez la marque « M », plutôt que le pack de la firme « A », vous savez la bière « M » est grecque ». Madame Evgenia a pourtant opté pour la bière importée : « Comment voulez vous que j’achète de la bière grecque qui est plus chère, lorsque mon salaire a été diminué de moitié en deux ans, je touche six cent euros par mois ». L’employée s’est excusée : « Comme vous voulez, je comprends, je gagne d’ailleurs exactement comme vous ». Pour la... micro-histoire économique, j’ai noté que la bière « M » est vendue 4,97 euros, tandis que sa concurrente « A » 4,54 euros... seulement.
Madame Evgenia faisant ses calculs au centime près, d’autres citoyens partaient encore en vacances chargeant même leurs berlines allemandes jusque sur le toit. Départs remarqués et remarquables, bientôt un autre nouveau spectacle.
Dans la même rue de la supérette j’ai remarqué que le deuxième électricien du coin vient de faire faillite. Les locaux sont à louer et l’enseigne du magasin mise à la poubelle. L’autre électricien, étant jadis situé pratiquement en face, avait déjà fait faillite il y a un an. Mais on annonce par un papier collé derrière une vitre du magasin vide, « l’ouverture prochaine d’une boutique qui vendra du vin et du tsipouro » (ouzo non anisé) de culture biologique en provenance de l’île de Lemnos en Égée du Nord.
En attendant le vin de Lemnos, l’autre vraie vie ne perd plus une seconde. Le métallos d’Aspropyrgos résistent devant l’aciérie, encore une fois ce matin ils ont reçu la « visite chimique » de la Police. Hier soir (lundi), ces grévistes ont manifesté au centre ville d’Athènes place Omonia, tandis que le ministre du Travail... sinistré les recevra enfin vendredi.
Ce matin également, les conducteurs du métro athénien ont débrayé durant deux heures pour dénoncer la mise en détention d’un de leurs collègues depuis hier soir, suite à une tentative de suicide survenue à la station Attiki. Une personne s’est jetée sur les voies, fort heureusement, le machiniste a alors stoppé la rame juste à temps et la personne a échappé à la mort. Pour « s’en assurer de la déposition ficée pour le lendemain » (aujourd’hui) le Procureur a ordonné la mise en détention du conducteur, encore une première dans ce « genre d’affaire ». Départs précipités et parfois manqués...
Panagiotis Grigoriou