Les prémisses
L’année1936 s’insère dans une période marquée par une dépression économique profonde, dont les conséquences les plus spectaculaires sont le krach boursier de 1929 et une vague de chômage sans précédent ( douze millions de chômeurs en Allemagne, quinze millions aux États-Unis ). La classe ouvrière est très affaiblie.
Au niveau politique, si l’URSS a résisté, la vague révolutionnaire qui avait accompagné la fin de la guerre a fait long feu et des régimes réactionnaires s’installent en Europe, où les fascistes s’attaquent au mouvement ouvrier. En 1933, la victoire électorale de Hitler, malgré les scores électoraux des partis ouvriers ( douze millions de voix ) et six millions de travailleurs organisés au Parti communiste, au PS et dans les syndicats, sonne comme un dernier avertissement. Un sursaut populaire contraint les états-majors politiques à gauche à cesser de s’entre-déchirer.
En 1934, des ripostes unies se succèdent, y compris armées, de l’Autriche, où Vienne est occupée du 12 au 16 février par les milices socialistes, à l’Espagne en octobre - grève générale en Catalogne, insurrection des comités d’alliance ouvrière dans les Asturies. Leur échec ne sera, au moins en Espagne, que partie remise, et les « années noires » ne dureront que deux ans, malgré l’ampleur de la répression ( 30 000 prisonniers politiques ). En mai 1934, un coup d’État fasciste a lieu en Lettonie, tandis qu’une dictature militaire s’instaure en Bulgarie et que des grèves se développent aux États-Unis. Des émeutes ouvrières éclatent à Amsterdam, en juillet.
En France, la tentative des ligues d’extrême droite d’attaquer le Parlement, le 6 février 1934, à la suite de scandales financiers ( affaire Stavitsky ), suivie de la mise en place d’un gouvernement de droite musclé, voit une contre-attaque massive, dans la semaine qui suit, où les initiatives locales en province, comme la grève et la manifestation parisienne du 12, submergent les sectarismes aux cris d’« unité ! ».
Le grand tournant
Si, de son côté, le Parti socialiste regardait davantage vers sa droite que vers sa gauche, cherchant des formules d’alliance républicaine que les involutions du régime parlementaire en crise rendaient toujours plus utopiques, le Parti communiste, se prétendant révolutionnaire, portait la responsabilité essentielle de l’absence d’unité. Pour les staliniens, comme ils s’autodésigneront, les PS, caractérisés par les révolutionnaires de « social-impérialistes », devenaient « social-fascistes ». En France, l’appel ambigu du PC à participer à la manifestation antiparlementaire du 6 février 1934 était dirigé « contre les bandes fascistes, contre le gouvernement qui les développe, et contre la social-démocratie qui, par sa division de la classe ouvrière, s’efforce de l’affaiblir ». Cette politique sectaire ultragauche, si elle forgeait une phalange dévouée et prête à tout, se payait cher en terme de perte de militants et d’audience. A contrario, une politique de proposition d’actions communes lui aurait permis, qu’elle aboutisse ou non, de se renforcer.
Prenant avec retard la mesure du danger, dans la survie de l’URSS elle-même, et contraint de répondre à l’aspiration unitaire de plus en plus incontournable des masses, le Kremlin décide un tournant dont les limites résideront dans la volonté de se ménager l’alliance des “démocraties”, en ne le dotant pas d’un contenu révolutionnaire. Le feu vert est finalement donné à la recherche de l’unité en même temps que Staline reconnaît les nécessités de la défense nationale. Loin d’être un front de classe, l’unité, sous prétexte de gagner les classes moyennes, s’élargit à droite, intégrant ce qui est alors le principal parti de l’impérialisme français, les radicaux, qui n’ont plus rien de radical depuis longtemps. Le PC, qui ne s’est pas encore doté d’un F, joint le drapeau tricolore et La Marseillaise au drapeau rouge et à L’Internationale. Il se retrouve même, quant à son programme immédiat, à la droite du PS, dont la propre aile droite a scissionné et qui est sous la pression de son aile gauche en plein développement.
Mais, dans un premier temps, la magie de l’unité opère. Il est vrai que, à la base, dans les entreprises, dans la rue et dans les premiers comités unitaires qui surgissent, ce sont d’abord les militants du PC et du PS qui se retrouvent, parfois sous l’impulsion d’une petite extrême gauche (trotskystes et libertaires), davantage que les radicaux qui paradent au sommet. Le 14 juillet 1935 : 500 000 manifestants. En août, des manifestations des arsenaux se terminent en émeute avec combats de rue à Brest et Toulon. En novembre, il y aura des incidents sérieux à Limoges. Mars 1936 : réunification syndicale, quinze ans de division sont surmontés. De nombreuses instances de base n’avaient pas attendu les accords de sommet pour fusionner. Le 1er mai, pas encore férié, compte 250 000 grévistes à Paris. Renault est en grève pour la première fois depuis vingt ans. La confiance des travailleurs croît de façon colossale. Dans les mois qui suivent, c’est par millions qu’ils rejoindront la CGT réunifiée. La peur commence à changer de camp.
Victoire électorale
C’est en octobre 1934 que le PC avait lancé le mot d’ordre de « Front populaire pour le pain, la paix et la liberté ». Le terme sera repris en Espagne pour la coalition qui remportera les élections de février 1936. Dans le vocabulaire stalinien, il s’agit de distinguer ce front du front unique PC-PS. La coalition électorale qui se met en place, courant juin 1935, portera finalement le nom de Rassemblement populaire. Elle compte près d’une centaine d’organisations, dont les syndicats et de multiples associations où l’on trouve aussi bien le Comité national du centenaire de Victor Hugo, l’Union naturiste de France, l’Association d’émancipation de la Corse que les Jeunesses socialistes chrétiennes, la Ligue des droits de l’Homme ou diverses franc-maçonneries.
En dehors de généralités sur les libertés, le fascisme et la guerre, son programme ne prévoit que très peu de mesures concrètes : la dissolution des ligues fascistes, la réduction ( non chiffrée ) de la durée du travail, la nationalisation des seules industries d’armement ( pour ne pas mécontenter les radicaux, le PC a mis son veto aux autres nationalisations que proposaient les socialistes ), la Banque de France deviendra « Banque de la France » et une commission d’enquête sera nommée pour les pays coloniaux.
La coalition remporte, de peu, les élections. La droite ne perd que 3 % des voix. Mais ce qui est intéressant est le glissement interne, déjà noté avant même la constitution du Rassemblement aux municipales de mai 1935, au détriment des radicaux et au profit des socialistes, qui sont en tête, et des communistes, qui doublent leurs voix et voient leur nombre de députés passer de 11 à 72.
Juin 1936, grève générale
Les élections donnent une majorité à la gauche, mais les procédures de formation du nouveau gouvernement sont longues (un mois !). Un vide s’instaure dans lequel les travailleurs s’engouffrent, à la fois pour soutenir, de fait, le processus, mais aussi pour marquer leur confiance en leur propre force, sinon leur défiance dans ce qui se passe « là-haut ». Pour la première fois, à l’échelle nationale, ils se rassemblent et se manifestent en tant que classe. C’est un pas historique qui est franchi dans ce pays. Ce ne sont pas 100% des salariés qui sont en grève - le secteur public manque notamment -, mais c’est déjà considérable : un salarié sur quatre sans doute. L’économie est paralysée. Et, élément du rapport de force, autant que contestation en acte de la sacro-sainte propriété, les entreprises sont partout occupées. Enfin, c’est un mouvement spontané, auquel nul état-major central n’a appelé, qui se déploie en plusieurs vagues sur l’ensemble du territoire.
Les cadres et les employés appuient les grèves, la petite bourgeoisie (paysans, commerçants, artisans) soutient, l’extrême droite est aux abonnés absents. Les premières grèves débutent le 11 mai, une semaine après les élections ; un mois plus tard, il y a encore deux millions de grévistes, après la formation du gouvernement et après les accords Matignon. Réunis en hâte, syndicats, patronat et gouvernement les concluent le 7 juin. Le CGPF (ancêtre du Medef), qui a suscité la réunion, pour ne pas avoir à céder la place, lâche face aux revendications syndicales. On est bien au-delà du programme du Rassemblement populaire qui n’en disait rien : augmentation des salaires de 7 à 15 %, conventions collectives régionales par catégorie, institution de délégués (à partir de dix personnes employées), pas de sanctions pour fait de grève, durée légale du travail ramenée à 40 heures par semaine avec majoration du paiement des heures supplémentaires et, surtout, deux semaines de congés payés. Sur la lancée, après avoir ratifié les accords, profitant du rapport de force, le gouvernement rendra le 1er Mai férié, prolongera la scolarité jusqu’à quatorze ans et nationalisera les chemins de fer.
Syndicalisation
Avant 1935, il n’y a que 7 % de syndiqués, concentrés en grande partie dans les services publics. Plusieurs régions, et même de grandes entreprises, sont des déserts syndicaux. La réunification, les espoirs politiques, la grève générale vont modifier de fond en comble le panorama. La syndicalisation est fulgurante. En mai 1936, la fédération unifiée de la métallurgie se fixait l’objectif d’aller « vers les 100 000 adhérents ». En 1937, ils sont 800 000 ! Et on pourrait multiplier les exemples. Le secteur privé fait bientôt jeu égal avec le public et le dépasse même. En 1937, on compte quatre millions de syndiqués à la CGT. Les ex-CGTU, animés par les militants du PC, progressent considérablement, plus jeunes, plus dynamiques, plus combatifs. Au congrès de 1938, les courants ex-CGTU et ex-CGT, qui ne se compteront pas, ne sont sans doute pas loin de s’équilibrer. Les révolutionnaires « lutte de classe » se comptent à 0,5 % et les futurs collabos de la droite syndicale font 36 %. Dans les luttes, un certain nombre de militants CFTC commencent à se détacher du « syndicalisme jaune ». Cette syndicalisation massive est peut-être l’acquis le plus considérable de cette période. Les syndicats, affaire exclusive de militants jusque-là, s’enracinent maintenant en profondeur dans le paysage social, par-delà les fluctuations de cotisants.
Internationalisation
La vague de grèves française n’est pas isolée, la Belgique est aussi en grève et l’effervescence sociale se poursuivra jusqu’en novembre. Pendant six mois, en Yougoslavie, de mars à juillet en Pologne et en Grèce, où gouvernent les généraux, en Espagne. En juillet toujours, une riposte armée au coup d’État du général Franco et de l’armée espagnole a lieu ; en octobre, militants communistes et organisations juives mettent en déroute, à Londres, une manifestation de rue fasciste et le pays connaîtra, en 1937 d’importantes grèves « sauvages » (menées sans l’aval des syndicats). Aux États-Unis, la vague de 1934 rebondit en 1936-1937, avec de nombreuses grèves sur le tas, occupations et batailles rangées avec les gardes nationaux, soit la plus puissante mobilisation sociale qu’ils aient connue à ce jour.
En Palestine, une grève générale de six mois, en 1936, est réprimée par les troupes britanniques et des supplétifs fournis par les premiers colons juifs. En Irak, les grèves sont nombreuses et quasi générales en 1936-1937. En Syrie, sous mandat français, la grève générale dure cinquante jours, en janvier 1936, et le Liban s’en solidarise. En Indochine, de septembre à novembre 1936, puis de mai à août 1937, au Maroc, où les revendications nationalistes succèdent aux revendications ouvrières. La Légion exécute dix manifestants, en Tunisie aussi, jusqu’en 1938, où les automitrailleuses du Front populaire feront 200 morts.
« Il faut savoir terminer une grève » : la célèbre apostrophe de Maurice Thorez, secrétaire du PC, relayée efficacement par des militants à l’autorité retrouvée, face à un mouvement qui continuait après les accords Matignon, a été un élément important de la reprise progressive du travail. Ce n’est pas un hasard si, le même jour, le ministre de l’Intérieur socialiste, Roger Salengro, fait saisir La Lutte ouvrière, le Rouge de l’époque, et entame des perquisitions chez les militants trotskystes. Et, bien évidemment, le patronat n’étant plus sous la pression sociale, reprend vite l’offensive. Le gouvernement va progressivement abandonner ses velléités progressistes, on n’entendra plus parler de la commission parlementaire d’enquête outre-mer, on se ralliera à la non-intervention en Espagne alors que l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste arrosent les putschistes d’armes, de soldats et d’argent, on s’avouera impuissant devant le « mur d’argent » et les « 200 familles ». Les augmentations de salaires seront rognées par l’inflation, les 40 heures remises en cause. Passé l’orage, les capitaux - dont on se refuse de contrôler les mouvements - s’enfuient.
Léon Blum, chef du gouvernement, qui dira plus tard avoir pris le mouvement de juin 1936 comme une gifle, n’avait évidemment pas l’étoffe d’un révolutionnaire et son distinguo entre l’exercice du pouvoir (pour l’actualité, parce qu’il y a la menace fasciste) et sa conquête effective (pour les prêches des jours de fête) manifestait bien ses limites, en même temps que sa rupture avec les condamnations antérieures du « ministérialisme » et de la collaboration de classes.
• Lire, Jean-Pierre Debourdeau, « Joyeuses occupations » (Rouge du 31 juillet 2003).