Quatre-vingts ans. Il aura fallu attendre quatre-vingts ans pour que, d’Espagne, vienne un chef de gouvernement pour demander « pardon ». Ce qu’a fait, avec éloquence, le président du gouvernement espagnol, Pedro Sanchez, le 24 février. « Pardon » pour l’exode de centaines de milliers d’hommes, femmes, enfants, civils et combattants qui durent quitter, au début 1939, la péninsule ibérique en train de tomber sous le joug franquiste. Un voile noir allait recouvrir l’Espagne jusqu’en 1975, date de la mort du dictateur Francisco Franco.
La Retirada (« la retraite ») : ce mot résonne-t-il toujours en Espagne ? Signifie-t-il toujours l’exil forcé, le désespoir, l’humiliation ? Quelles images surgissent encore aujourd’hui à l’esprit des Espagnols à sa seule évocation ? Le geste historique et hautement symbolique accompli par Pedro Sanchez exprime une ferme opposition à son oblitération. Une oblitération allant de pair avec les manœuvres de ces dernières années pour édulcorer le régime dictatorial franquiste. Manœuvres révisionnistes dont on ne peut dissocier les propos récurrents sur la « guerre fratricide » et la « folie collective » qui se seraient emparées de l’Espagne entre 1936 et 1939. Ainsi ce récit revient-il à balayer et le contenu idéologique de cette guerre et la cause de celle-ci : un coup d’Etat contre un gouvernement de front populaire légitimement élu.
Un hommage au peuple espagnol
Dans son discours, Pedro Sanchez a inscrit avec vigueur l’Espagne exilée dans la continuité de l’Espagne démocratique. Une Espagne démocratique qu’il a fait remonter aux Cortes de Cadix [Assemblée constituante, 1810-1814] et à la Constitution de 1931, c’est-à-dire à une Espagne républicaine. Ce n’est pas le moindre des aspects de son allocution.
Avant la parole, il y eut le geste. Se recueillir – à Montauban sur la tombe de Manuel Azaña, président de la République espagnole [jusqu’en 1939], écrivain, gauche modérée ; à Collioure sur celle d’Antonio Machado, poète, antifasciste, républicain convaincu – a constitué un acte politique éloquent. Ces deux personnalités mortes de ce côté-ci de la frontière symbolisent en effet la perte intellectuelle connue par l’Espagne lors de la Retirada. Transformer leur oraison tardive en un hommage au peuple espagnol et à diverses autres personnalités, tels Federica Montseny, ministre de la santé, anarchiste, ou Francesc Boix, militant communiste déporté, « photographe de Mauthausen », ne peut être attribué à un simple effet de manches oratoire.
C’est assurément insister sur la dimension unitaire nécessaire du combat antifasciste. Mais c’est aussi insérer toutes les tendances de la gauche de l’échiquier politique espagnol dans l’histoire de la péninsule et les distinguer équitablement.
« Tant que les chemins et les routes espagnols seront parsemés de cadavres sans sépultures, l’Espagne ne pourra pas être une véritable démocratie »
Après la mort de Franco s’ensuivit la – fameuse – transition démocratique (1976-1982). Elle contribua indubitablement à placer l’Espagne dans une autre période, désormais démocratique, mais elle induisit aussi l’occultation de la parole des vaincus. Des « vaincus » dont on avait interdit l’expression durant toute la dictature, où celle des « vainqueurs » régurgitait quotidiennement sa violence, dont l’acmé portait le nom du garrot [exécution par strangulation utilisée jusqu’en 1974].
Avec la transition, les vainqueurs bourreaux et oppresseurs étaient laissés en paix ; la loi d’amnistie de 1977, considérée comme son ciment, renvoyait dos à dos les putschistes et le gouvernement élu, les franquistes et les résistants. Et l’Espagne ne redevenait pas une République.
Une autre ère s’ouvrit au milieu des années 1990. Des associations furent créées, la plus médiatisée étant l’Association pour la récupération de la mémoire historique. Les petits-enfants des « vaincus », en particulier, réclamaient la justice ; et la fin du silence. Nouvelle ère : on se souvient de José Luis Zapatero qui, lors de son investiture, en 2004, termina son discours par des mots tirés de la lettre de son grand-père fusillé par les franquistes, de la promulgation de la loi, dite de la « mémoire historique », emplie de grands espoirs. Mais cette loi – qui n’emporta toutefois pas l’adhésion de toutes les associations mémorielles – laissait son application à la discrétion des édiles locaux.
Les paroles de Pedro Sanchez seront-elles accompagnées par des décisions politiques fermes ? Tant que les chemins et les routes espagnols seront parsemés de cadavres sans sépultures, tant que les fosses communes ne seront pas ouvertes, tant que les plaques et les monuments franquistes resteront rivés aux murs et aux sols des villes, tant que le Valle de los Caidos demeurera un lieu à la gloire de Franco, l’Espagne ne pourra pas être une véritable démocratie. Et que dire de l’absence d’annulation des sentences prononcées par les tribunaux d’exception de la dictature à l’encontre des résistants antifranquistes ?
L’Espagne garde au cœur la plaie sanglante de sa guerre. Il est insupportable que la moindre des pérégrinations sur son sol se métamorphose en ode au régime franquiste et à ses affidés. Comprenons-nous bien : nous ne voulons pas qu’elle soit remplacée par des incantations thuriféraires au camp antifasciste ou républicain. Seules la vérité et la justice revêtent une importance à nos yeux. Et avec elles la réparation envers les victimes et les combattants antifascistes.
Ces mots de vérité et de justice, nous les connaissons bien, nous, en France, où ils sont devenus les mots d’ordre des combats intellectuels, de l’affaire Dreyfus au refus de l’annexion de l’Ethiopie par Mussolini, de la non-intervention en Espagne à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie.
« Combien de nos compatriotes connaissent la réalité de cet exode des républicains espagnols ? Combien savent qu’ils furent internés dans des conditions terribles dans des camps du sud de la France ? »
En venant en France, Pedro Sanchez a aussi montré que l’Espagne et la France sont liées par une profonde histoire, douloureuse et tragique. Par une indéfectible histoire, également, fraternelle, solidaire, internationaliste.
Pourtant, ce mot de Retirada, résonne-t-il en France ? Combien de nos compatriotes connaissent la réalité de cet exode ultime des républicains espagnols ? Combien savent que ces derniers furent internés dans des conditions terribles dans des camps du sud de la France ? Que le chef du gouvernement espagnol ait prononcé son discours à Argelès-sur-Mer, où des centaines de milliers d’Espagnols – et autres étrangers « indésirables » – furent parqués comme des animaux, ne nous renvoie-t-il pas au visage la tache honteuse portée par la France depuis 1939 ?
Ajoutons : celle-ci ne devrait-elle pas endosser sa part de responsabilité dans la tragédie du peuple espagnol ? Celle d’avoir signé, en août 1936, l’accord de non-intervention ; celle d’avoir, au début 1939, « accueilli » les Espagnols dans des conditions infâmes ; de les avoir poussés, pour certains, à retourner chez Franco, pour d’autres, à s’engager dans la Légion ; de les avoir contraints, ensuite, pour d’autres encore, à s’enrôler dans les Compagnies de travailleurs étrangers, main-d’œuvre corvéable pour l’économie française ; de les avoir oubliés, à la Libération, dans leur part de résistance, comme tous les étrangers résistants, d’ailleurs ; et d’avoir oublié, à nouveau, qu’ils ont aidé notre pays à se reconstruire après-guerre. Sans omettre que la libération de l’Europe ne fut jamais celle de l’Espagne.
Si les gouvernements issus de la Résistance les ont appuyés, leur octroyant enfin un statut de « réfugié » en 1945, incitant les membres de la jeune ONU à condamner le régime franquiste, la guerre froide les a fait passer du statut d’« indésirables », qu’ils avaient en 1939, à celui d’anciens combattants oubliés.
Il a fallu attendre 2004 pour que Paris reconnaisse le rôle des républicains espagnols dans sa libération, que des hommages leur soient rendus dans des régions et des départements du Sud-Ouest où ils étaient restés nombreux du fait de la persistance de la dictature franquiste. Il a fallu atteindre l’année 2014 pour que, pour la première fois, un président de la République admette publiquement la place importante jouée par les exilés d’Espagne dans la libération de notre pays…
Accepter la vérité de l’histoire
Il ne peut y avoir de « réconciliation », proclamait au Père-Lachaise, ce 9 février, la maire de Paris, Anne Hidalgo, lors du lancement des commémorations du 80e anniversaire de la Retirada. Aucune réconciliation n’est en effet possible au-delà des Pyrénées. Justice doit y être faite au nom de la vérité de l’histoire. En deçà, rien ne peut excuser l’attitude du gouvernement de Daladier et de ses « camps de concentration » en 1939 – et y compris celle du gouvernement de Blum, même si leurs actes ne possèdent aucune similarité.
Accepter la vérité de l’histoire, c’est prendre ses responsabilités, hier comme aujourd’hui. Dans cette affaire espagnole, ce simple courage de la France a manqué. Quatre-vingts ans après la fin de la guerre d’Espagne, sa manifestation officielle d’excuses ne serait-elle pas, enfin, la bienvenue.
Sur la tombe d’Antonio Machado figure une boîte aux lettres. Elle a souvent reçu des missives de Républicains espagnols exilés, de leurs enfants et de leurs petits-enfants. Il serait temps qu’y soit glissée une lettre d’excuses de la France pour ce drame dont elle a été l’artisan, pour cet internement xénophobe et répressif, pour cette longue occultation de ceux auxquels elle doit, aussi, sa libération. Certes la lettre aura pris des chemins de traverse, certes elle se sera perdue en route. Mais, quand le destinataire sera enfin atteint, le chemin ne sera plus difficile à parcourir pour qu’une nouvelle page de l’histoire s’écrive. Antonio Machado continue de l’attendre.
Geneviève Dreyfus-Armand (Historienne), Odette Martinez-Maler (Hispaniste) et Anne Mathieu (Maîtresse de conférences en littérature et journalisme)