LES LUTTES CONTRE LE DÉMANTÈLEMENT DU SECTEUR PUBLIC
par Au Loong-yu, Zhang Ping et Lam Chi-Leung [1]
Dans les années 1990, d’importantes luttes ont eu lieu contre le démantèlement d’entreprises publiques [2] avec manifestations, blocage de routes et de voies ferrées, affrontements avec la police, et parfois même occupations d’usines avec remise en route de la production par les travailleurs.
En 2002, la lutte des salariés des champs pétrolifères de Daqing [3] a constitué le mouvement contre les suppressions d’emplois le plus important que la Chine ait jamais connu.
L’échec de cette lutte a été vécu comme la défaite du mouvement national de résistance des travailleurs des entreprises d’État contre les privatisations. Mais en 2005, le mouvement des salariés des entreprises d’État est entré dans une nouvelle phase. Non pas parce que de grandes luttes se sont produites, mais plutôt parce que la nouvelle vague de suppressions d’emplois concernait maintenant le secteur des services, comme par exemple les banques [4].
L’entrée de la Chine dans l’OMC [5] impose en effet à la Chine d’ouvrir à la concurrence son secteur bancaire. Pour cette raison, depuis 2000, les banques d’État commencent à supprimer des emplois. En quelques années, la Banque commerciale et industrielle de Chine a licencié 110 000 salariés sur 400 000, et une autre banque 150 000. Les salariés licenciés se sont contactés et ont organisé une manifestation à Pékin. Bien que celle-ci ait réuni peu de monde, son existence a montré que, pour la première fois, les « cols blancs » - perçus comme relativement privilégiés, conservateurs, et ne se mélangeant pas aux « cols-bleus » - se mobilisent contre les suppressions d’emplois.
LE DÉVELOPPEMENT DES LUTTES CHEZ LES TRAVAILLEURS MIGRANTS
par Au Loong-Yu , Nan Shan et Zhang Ping [6]
En dépit de la capacité répressive de l’État et du patronat, les travailleurs commencent à résister. Selon le syndicat officiel ACFTU, plus de 10 000 grèves éclateraient chaque année dans la province du Guangdong [7]. D’après nos propres sources, de nombreuses grèves ne sont pas comptabilisées. À Guangzhou (Canton), la capitale du Guangdong, un travailleur nous a déclaré : « dans notre usine, les grèves sont très utiles et très efficaces. À chaque fois que les salaires sont payés en retard ou que la direction introduit de mauvaises mesures, nous faisons grève, et ça marche ».
Dans le passé, le despotisme de l’État et de la direction de l’usine était extrêmement efficace pour juguler les mobilisations des salariés. Aujourd’hui, ces mécanismes commencent à produire l’effet inverse et c’est justement l’ampleur des mesures répressives qui conduisent les travailleurs à riposter. Dans les cas que nous connaissons, les grèves résultent toujours d’une surexploitation dépassant largement les limites physiques et psychologiques des travailleurs.
À l’entreprise Computime, les salariés ont fait grève car, depuis 10 ans, ils ne touchaient que 40 % du salaire minimum. À l’entreprise Juxi, les travailleurs ont fait grève car on les a contraints à faire des heures supplémentaires pendant plus de trois mois, les obligeant à travailler très tard la nuit. À l’entreprise Gold Peak, les salariés ont fait grève parce qu’on leur mentait de façon répétée à propos de leur empoisonnement par le cadmium. Il existe un dicton populaire parmi les travailleurs : « grandes luttes, grandes avancées ; petites luttes, petites avancées ; pas de lutte, pas de victoire ».
Dans la plupart des cas, les travailleurs commencent par s’adresser aux antennes locales du ministère du Travail, en espérant qu’elles interviennent en leur faveur. Et ce n’est qu’après avoir constaté le refus systématique de leurs requêtes qu’ils se mettent en grève. Mais la plupart de ces grèves ont lieu spontanément, sans être préparées car des grèves planifiées supposeraient une organisation préalable. Étant donné la politique répressive menée par gouvernement central, les comités de quartier et les services de sécurité des entreprises, il est impossible de mettre en place des organisations ouvrières. Toute tentative préalable d’organisation constitue une cible facile pour la direction et les autorités locales. Les pays où existent des traditions de mouvement syndical indépendant, ainsi qu’une couche de cadres syndicaux et de militants peuvent plus facilement faire un travail organisationnel préalable à la grève sans risquer la répression. En Chine, le manque de telles traditions et de militants expérimentés rend ce travail d’organisation dangereux et, pour cette raison, il est rare que les grèves soient bien préparées.
Comme le montre le cas de l’entreprise Gold Peak, les jeunes et les salariés ayant fait des études sont en général plus militants que ceux qui sont plus âgés et moins éduqués. À l’entreprise Computime, les travailleurs les plus âgés avaient peur de bloquer le trafic car ils avaient peur d’être frappés par les policiers ou les forces paramilitaires. Ils proposaient à leurs collègues de démissionner plutôt que de faire grève. Mais les plus jeunes leur ont rétorqué que la justice était de leur côté et qu’ils devaient se battre pour elle. Là aussi, le niveau d’éducation a joué. Les jeunes qui avaient fait le plus d’études ont rassemblé des articles du code du travail et expliqué de façon convaincante qu’il n’y avait rien à craindre parce qu’il était clair que c’était l’employeur qui violait la loi.
Dans les quatre conflits décrits ci-dessous (Computime, Gold Peak, Stella, Uniden), la lutte n’a pu déboucher sur la constitution d’une organisation, à cause de la répression ou de la division des salariés, ou l’un et l’autre.
1. La lutte de Computime
Computime International est une compagnie d’électronique dont le siège est à Hong Kong, et qui a au moins deux usines autour de Shenzhen [8]. L’une appartient totalement à Computime, l’autre est détenue en commun avec une compagnie locale. C’est dans la seconde que la lutte s’est déclenchée. La principale revendication était que les salaires étaient très inférieurs au salaire minimum. À Shenzhen, le salaire minimum était de 610 yuans en 2004-2005, mais les travailleurs étaient payés seulement 230 yuans. D’autres revendications concernaient les heures supplémentaires obligatoires, l’intensité du travail sur les chaînes de production, le refus de l’entreprise de contribuer financièrement aux avantages sociaux, etc.
Avant le conflit, les salariés avaient déposé une série de revendications auprès du bureau du travail local de la ville de Shenzhen, mais les fonctionnaires avaient négligé ces revendications.
Le 5 octobre 2004 au matin, l’information selon laquelle la direction s’apprêtait à licencier des travailleurs se répandit dans l’usine. Le lendemain matin, 3 000 salariés d’une des principales usines, majoritairement des femmes, sont partis en grève et ont bloqué la route principale pendant quatre heures. Un millier de policiers furent envoyés pour forcer les salariés à évacuer la route. En plus des forces de police régulières, il y a avait des agents d’une société de sécurité dirigée par des responsables du pouvoir local. Quatre heures plus tard, les salariés ont été évacués par la force. Deux d’entre eux furent arrêtés par la suite dans l’usine, les forces paramilitaires ayant aidé la police à les identifier grâce aux photos prises pendant cette action. À 16 heures, un premier accord fut trouvé entre les délégués des salariés, la direction de l’entreprise et les autorités locales, qui incluait un alignement des salaires sur le minimum légal.
Les deux ouvriers arrêtés furent relâchés au bout de 15 jours. Le 7 décembre 2004, le bureau du travail de Shenzhen infligea à cette entreprise une amende de 1,96 millions de yuans pour violation du code du travail. Depuis, les travailleurs ont reçu le salaire minimum légal, mais le nombre d’heures supplémentaires a été considérablement réduit. Il en résulte que leur rémunération globale n’est que légèrement supérieure. Suite au conflit, les dortoirs ont été améliorés. Dans les interviews réalisées, les salariés expliquaient clairement qu’ils n’étaient toujours pas satisfaits des salaires pratiqués mais n’avaient pas prévu d’engager d’autre action pour le moment.
Après le conflit, la compagnie Computime déclara publiquement qu’elle payait chaque mois le salaire minimum légal, mais qu’à son insu, le management s’appropriait 60 % de la masse salariale. Nous ne sommes pas parvenus à vérifier cette information. De toute façon, l’usine de Meizi Haiyan a été fermée et les salariés n’ont jamais récupéré les salaires impayés.
2. L’exemple de Gold Peak
Gold Peak [9] est une multinationale asiatique basée à Hong Kong et Singapour. Le matériel électrique fabriqué par Gold Peak est vendu dans le monde entier sous différentes marques. La filiale de Gold Peak produisant des piles électriques a commencé à se déplacer de Hong Kong vers la Chine intérieure dans les années 1980 pour profiter des bas salaires qui y sont pratiqués. Dans la province du Guangdong, les capitaux provenant de Hong Kong représentent les deux tiers des investissements étrangers et emploient plus de 10 millions de salariés. Le groupe Gold Peak a plus d’une douzaine d’usines en Chine. À Huizhou, ville de 300 000 habitants dans la province de Guangdong, il y a deux usines du groupe Gold Peak (ABT et PP) qui emploient un peu plus de 3 000 personnes, principalement des femmes.
Ce cas se distingue des autres exemples de la zone du Delta de la rivière des perles (Hong Kong, Guangzhou, Macao) par le rôle moteur que des femmes y ont joué.
En novembre 2003, une ouvrière de l’usine PP est tombée malade et se fit faire des examens médicaux. On découvrit alors qu’elle avait un taux anormalement élevé de cadmium dans le corps. Le cadmium est utilisé pour fabriquer les piles électriques. Il peut provoquer le cancer, des insuffisances rénales et d’importantes douleurs osseuses. Après qu’il ait pénétré l’organisme, il faut entre 7 et 30 ans pour l’éliminer. Les travailleurs atteints rencontrent, dans les années qui suivent, des problèmes de santé. L’Union européenne a restreint fortement l’usage du cadmium, et les piles comportant du cadmium seront interdites d’importation à partir de 2008 à cause de leur toxicité. Les fabricants de piles savent parfaitement qu’une formation ainsi que des équipements de protection sont nécessaires lorsque l’on utilise du cadmium. Le seul moyen de protection fourni par Gold Peak était des masques en papier, totalement inefficaces parce que le cadmium est une poudre fine qui peut être aisément inhalée, même à travers un masque en papier. Gold Peak est même allé jusqu’à imposer à des femmes enceintes de manipuler du cadmium. C’est pourquoi on a trouvé un taux important de cadmium chez leurs enfants. Pendant ce temps, l’empoisonnement se développa aussi dans d’autres usines. En 2005, il a été révélé que dans deux usines de Jet power à Shenzhen et à Hong Kong, on a détecté des taux excessifs de cadmium chez certains salariés dont des cas d’empoisonnement. Soit, au total, dans quatre usines. Un groupe écologiste a détecté une présence de cadmium supérieure aux normes autorisées dans les zones où sont situées les usines.
Rapidement, la nouvelle s’est répandue dans l’usine PP et les ouvriers ont demandé à passer des examens médicaux. La direction n’ayant donné aucune réponse, les salariés ont contacté les services locaux du ministère du Travail pour porter plainte, mais ils n’ont pas eu de réponse non plus. Après de laborieuses négociations et une grève, la direction a finalement organisé des examens sanguins pour plusieurs centaines de travailleurs le 25 mai 2004. Les résultats furent rapidement connus et montrèrent qu’il n’y avait pas de raison de s’inquiéter : le taux de cadmium chez les ouvriers était seulement légèrement supérieur à la moyenne. Mais les travailleurs étaient devenus soupçonneux, et ils se rendirent à l’hôpital de la région du Guandong pour avoir leurs propres analyses. Les résultats étaient alarmants : certains ouvriers avaient des taux de cadmium de très loin supérieurs à ceux qui résultaient des analyses organisées par la direction de l’entreprise. Scandalisés, 500 travailleurs firent grève pendant trois jours en juin, réclamant la vérité et un traitement médical approprié.
Le 12 juillet, plus de 1 000 salariés de l’usine ABT suivirent l’exemple de l’usine PP et se mirent à leur tour en grève et plusieurs centaines d’entre eux participèrent à une manifestation. « Nous avions préparé un grand nombre de petits drapeaux rouges sur lesquels était écrit “rendez-nous notre santé” ! Nous scandions le slogan et agitions nos drapeaux en allant jusqu’à l’Hôtel de ville. Deux travailleurs de la région du Sichuan étaient en tête. Il s’agissait d’un couple. L’homme criait des slogans avec un haut-parleur et la femme agitait un drapeau. Bien que n’étant pas des salariés de GP, beaucoup de maris accompagnaient leur femme à la manifestation. Les voitures de police vinrent et essayèrent sans succès de nous arrêter. Les policiers nous disent que si nous arrivions en manifestant, le maire serait obligé de démissionner. Un travailleur répondit alors “et bien qu’il le fasse” ! D’autres ouvriers contactèrent l’hôpital de la province pour faire des analyses à titre personnel, mais cette fois l’hôpital refusa, ce qui est clairement contraire à la loi. Certains ouvriers tombèrent malades et, après avoir été hospitalisés, ils furent très souvent renvoyés rapidement à l’usine, sans médicament ni diagnostic. C’est alors que l’ONG de Hong Kong, Globalization Monitor, eut connaissance de cette affaire et fit des communiqués dans les médias de Hong Kong. Cela fit immédiatement les gros titres d’un des plus importants quotidiens de Hong Kong. Ce n’est qu’à partir de ce moment que les médias de Chine intérieure commencèrent à parler de cette affaire, mais en tentant toujours de la minorer.
Le 23 juillet 2004, Globalization Monitor ainsi que 33 syndicats et associations de Hong Kong firent irruption dans l’immeuble de Gold Peak à Hong Kong pour protester contre les cas d’empoisonnement. Peu de temps après, des salariés de Gold Peak reçurent des menaces de mort. Le 11 août, la chaîne nationale de télévision fit une émission plus équilibrée sur cette affaire. Cela donna de l’espoir aux travailleurs de Gold Peak, et des dizaines d’entre eux décidèrent de faire une pétition auprès du gouvernement central à Pékin.
Fin août, la police et les représentants des autorités de la région du Huizhou ne parvinrent pas à les empêcher de prendre le train pour Pékin. Mais les responsables de la région les attendaient à l’arrivée : ils avaient en effet pris l’avion et étaient arrivés avant eux. N’osant pas empêcher les salariés de venir déposer leur pétition, ils les suivirent à la trace. Au grand soulagement des autorités régionales, les ouvriers rencontrèrent de la part du gouvernement central la même indifférence que celle qu’il leur avait manifestée précédemment, et ils retournèrent chez eux sans avoir rien obtenu.
Le 3 septembre, craignant une aggravation du conflit à Huizhou comme à Hong Kong, l’entreprise décida finalement de révéler partiellement la vérité. Deux ouvriers étaient bien victimes d’un empoisonnement au cadmium (ce nombre a été porté ultérieurement à 11), et 177 étaient placés en observation car ils avaient un taux de cadmium élevé (ce nombre a été porté ensuite à 400). L’entreprise acceptait de payer une petite compensation à ces salariés (3 000 ou 8 000 yuans), ainsi qu’une indemnité en cas de départ volontaire. Dans un communiqué commun, la municipalité de Huizhou et Gold Peak avertirent les travailleurs que, s’ils adressaient à nouveau des pétitions à Pékin, ils seraient poursuivis en justice. Les ouvriers jugèrent que le montant de la compensation était beaucoup trop faible, mais, finalement, presque tous les salariés malades la demandèrent et démissionnèrent ayant peur que l’usine soit maintenant trop polluée et craignant la répression (une force spéciale avait été envoyée dans les usines par les autorités locales pour tout surveiller). Début 2006, 65 salariés des usines PP et ABT décidèrent de poursuivre en justice la compagnie et demandèrent 250 000 yuans d’indemnité chacun. Peu de temps après, 244 ouvriers firent de même.
Entre mars et mai, le tribunal de Huizhou examina l’affaire et rendit ensuite un jugement favorable à l’entreprise en dépit des preuves accablantes fournies par les travailleurs. La municipalité de Huizhou a aidé par différents moyens Gold Peak à fuir ses responsabilités dans cette affaire d’empoisonnement. Les raisons d’une telle attitude sont simples. On trouve en effet à Huizhou un grand nombre d’industries électriques, dont des entreprises publiques, comme par exemple TCL, qui appartient à la municipalité et qui est maintenant une des plus grandes entreprises chinoise de l’électronique. La municipalité et Gold Peak ont un donc un intérêt commun à réprimer les travailleurs et à leur verser les compensations les plus faibles possible. De plus, de nombreuses entreprises publiques ont des relations commerciales avec Gold Peak, et elles détiennent toutes des actions de Gold Peak. Quant à Victor Lo Chung Wing, le PDG de Gold Peak, il a développé des liens étroits avec des responsables importants de la municipalité. C’est le principal actionnaire individuel de TCL et il a été nommé au conseil exécutif de la municipalité de Hong Kong fin 2005.
Entre 2004 et 2006, Globalization Monitor a organisé quatre actions de protestation lors de réunions d’actionnaires de Gold Peak tout en organisant les salariés de Gold Peak. Le PDG de Gold Peak a fini par accepter de mettre en place un fonds médical pour les salariés. Mais, rapidement, on s’aperçut que ce fonds n’était là que pour amuser la galerie et qu’il n’améliorait qu’à la marge la vie des travailleurs. En juin 2006, Gold Peak attaqua en justice pour diffamation Globalization Monitor, la confédération syndicale HGCTU et l’association NWSC. Une campagne de solidarité avec les travailleurs de Gold Peak et ces trois organisations de Hong Kong a été lancée au niveau local et international à laquelle participent diverses structures syndicales internationales.
3. Stella
Stella est une compagnie à capitaux taïwanais qui fabrique en Chine continentale des chaussures pour Nike, Timberland, Clarks et autres marques. Elle possède quatre usines dans la province de Guangdong et y employait 35 000 salariés en 2004. Stella a fabriqué 30 millions de paires de chaussures en 2004, pour une valeur totale de 3 milliards de yuans (282 millions d’euros).
Les quatre usines ont connu la même année des mobilisations avec différents niveaux de violence. Les usines de Stella sont de véritables bagnes. Les salariés y travaillent 60 heures par semaine, soit 10 heures par jour. Le salaire moyen était de 700 yuans (66 euros), mais, une fois déduits la nourriture et le dortoir, il ne leur restait plus que 500 yuans (47 euros). Les salariés étaient exposés à des produits chimiques toxiques pendant leur travail. Les méthodes de la direction y étaient militaires. Aucune compensation n’existait pour les heures supplémentaires, contrairement à ce que prévoit la législation. Les salaires étaient souvent payés avec retard. Tout cela a donc poussé les travailleurs à revendiquer. La compagnie Nike, propriétaire de la marque sous laquelle étaient fabriquées les chaussures, dans ses efforts pour promouvoir son code de bonne conduite, avait demandé à Stella de respecter scrupuleusement le repos dominical prévu par le code du travail.
Stella se conforma à la demande de Nike en faisant effectuer davantage d’heures supplémentaires pendant la semaine. Il s’ensuivit une intensification importante des cadences ainsi qu’une baisse de la rémunération car les heures supplémentaires sont mieux compensées le dimanche qu’en semaine. Ce nouveau régime fut l’étincelle qui mis le feu à la plaine.
Le 19 mars 2004, deux usines de Stella payèrent les salariés 50 à 100 yuans de moins que le mois précédent (soit une baisse de 7 à 14 %). Lorsque les travailleurs demandèrent des explications, la direction leur répondit que c’était de leur faute et que, s’ils voulaient gagner plus, il fallait qu’ils travaillent plus. Les salariés ne pouvaient pas accepter une telle explication et demandèrent à négocier. Leurs délégués présentèrent également d’autres revendications concernant la nourriture, l’interdiction de châtiments corporels, etc. La direction accepta finalement de satisfaire les revendications. Le directeur expliqua par la suite qu’il n’avait pas réalisé que 100 yuans représentaient une somme importante pour ces travailleurs migrants. Le 21 avril 2004, dans une autre usine de Stella, 1 000 salariés furent payés 50 à 200 yuans de moins que le mois précédent. Ils réagirent immédiatement de façon violente, saccageant les machines, renversant les automobiles, frappant les contremaîtres, etc.
Le 23 avril, exactement la même chose se produisit dans une quatrième usine. À 23h30, 3 000 salariés firent entendre une grande clameur. Ils étaient dans les dortoirs, mais n’étaient pas allés se coucher. Ils criaient des slogans comme : « Augmentez les salaires ! améliorez la nourriture ! ». Des bassines, de la vaisselle, des sandales et autres objets furent lancés de toutes parts. Puis, les femmes, qui représentent 70%du total des salariés, appelèrent les hommes à l’action. Comme ils ne le faisaient pas, elles protestèrent contre leur inutilité et leur dirent que ceux de l’autre usine étaient plus courageux qu’eux. Leurs cris et remontrances furent efficaces. Les hommes descendirent de leurs vestiaires et se rassemblèrent sur le terrain de sports. Rapidement, la situation échappa à tout contrôle. Des travailleurs firent irruption dans les ateliers et détruisirent tout à l’intérieur, des machines aux ordinateurs, renversèrent les véhicules et brisèrent les vitres. La police arriva , mais elle fut submergée par le nombre. Après trois heures d’émeutes, les ouvriers, fatigués, regagnèrent les dortoirs.
Les représailles commencèrent dès le lendemain. La direction avait décidé, cette fois-ci, de ne faire aucune concession. Les salariés des deux usines subirent des interrogatoires. La police et la direction forcèrent les salariés à s’accuser mutuellement et, ceux qui dénonçaient leurs collègues reçurent une récompense de 1 000 yuans (94 euros). Le 24 mai, la police engagea des poursuites contre dix salariés pour « atteinte à l’ordre social ». Après être allés en prison quatre mois, ils passèrent au tribunal le 25 août. Le procès n’était pas équitable car les avocats de la défense eurent peu d’occasion pour s’exprimer. Finalement, les salariés écopèrent, en octobre 2004, de trois ans ou trois ans et demi de prison. Pendant ce temps, la direction de l’entreprise licencia plusieurs centaines de salariés, voire davantage, et remit en place le travail le dimanche. Après ces incidents, des avocats à l’étranger firent campagne pour la libération des ouvriers emprisonnés et demandèrent que Nike, Reebok, Timberland et Adidas fassent pression sur Stella. Il semble que ces multinationales de la confection aient fait effectivement pression sur Stella pour adoucir la situation, et on a signalé que Stella a écrit au tribunal pour demander que les travailleurs soient relâchés. En 2005, le jugement a été révisé. Sept ouvriers obtinrent un sursis à la place de l’emprisonnement, et trois autres furent amnistiés. Tous les dix furent immédiatement relâchés.
4. Le conflit Uniden : un premier exemple d’organisation ?
Uniden est une entreprise japonaise d’électronique, implantée en Chine depuis 1987 qui emploie 12 000 salariés. Le salaire mensuel de base était de 480 yuans (43 euros) en 2004, à peine de quoi survivre. Pour gagner 800 yuans (72 euros), les travailleurs doivent faire quatre heures supplémentaires après leurs huit heures quotidiennes. La faiblesse des salaires a toujours été le principal motif d’insatisfaction. Un autre concernait la mauvaise qualité de la nourriture à la cantine. Tout cela fit partie des revendications à l’origine de la grande grève du 10 décembre 2004. Comme l’a écrit une militante « le matin, lorsque nous sommes arrivées au travail, nous avons tous trouvé un billet écrit à la main sur la porte de nos vestiaires. Nous comprîmes toutes que quelque chose allait se passer. Vers 16 heures, les salariées abandonnèrent leurs postes sur la chaîne. Imaginez ce que cela donne quand 10 000 salariées se rassemblent. Si on ne les avaient pas poussées au-delà de leurs limites d’endurance physique, toutes ces adolescentes ne seraient pas parties en grève, mais auraient continué à travailler comme des robots ». De décembre 2004 à avril 2005, cinq grèves ont été planifiées, un phénomène très rare dans les zones franches. Les grévistes appelèrent même à la fondation d’un syndicat, ce qui ne fait pratiquement jamais partie des préoccupations des travailleurs migrants. Un comité syndical provisoire a été constitué et a commencé à fonctionner. Cela s’explique principalement par le fait que les techniciens et les ouvriers qualifiés ont joué un rôle essentiel dans ce travail d’organisation et qu’ils provenaient vraisemblablement des villes. Ils ont fait circuler des tracts parmi leurs collègues et utilisaient Internet pour faire connaître leurs revendications et leurs textes – ce qui nécessitait des compétences dont sont habituellement dépourvus les travailleurs migrants venus des campagnes. Ces derniers peuvent avoir beaucoup de revendications, mais ils ont peu d’expérience du syndicalisme. Ce sont les techniciens et les ouvriers les plus qualifiés qui ont été à la tête du mouvement et ont donné une orientation plus organisée au mouvement des travailleurs de base. Ce cas est donc différent du conflit de Stella où les travailleurs de base s’insurgèrent sans avoir de direction et ne réussirent pas à proposer une plate-forme revendicative claire. À Stella, il semble qu’aucun technicien ou travailleurs qualifié n’ait joué un rôle dirigeant ou ait même participé au mouvement. Lorsqu’ils ne sont pas dirigés, les mouvements des travailleurs migrants sont en général spontanés et de courte durée.
Même lorsque certains travailleurs migrants élaborent d’eux-mêmes des revendications, celles-ci tendent à être restreintes aux problèmes particuliers des salariés engagés dans l’action. La conscience de la nécessité de généraliser les revendications pour englober tous les salariés et développer la solidarité est peu présente. Mais dans le cas d’Uniden, les revendications étaient beaucoup plus claires :
1. Le salaire de base doit correspondre au salaire minimum prévu par la loi,
2. L’entreprise doit l’assurance de base prévue par la loi,
3. Les femmes doivent avoir un mois de congé maternité (la loi prévoit 90 jours),
4. Les heures supplémentaires doivent être payées 150 à 300 % de plus que des heures normales,
5. Pas d’heures supplémentaires obligatoires comme le prévoit la loi, 6. Les salariés doivent avoir le droit de constituer leurs propre syndicats,
7. Pas de retrait de salaire en cas de congé maladie,
8. Des indemnités pour la nourriture et le logement,
9. Les salaires doivent être augmentés en fonction de l’ancienneté.
Le 20 avril 2005, les salariés d’Uniden firent grève au moment où il y avait des manifestations contre le Japon. Etant donné le contexte, la grève devint rapidement plus radicale. Le droit de former des syndicats fut demandé et quelques fenêtres furent brisées. La grève fut rapidement réprimée par la police, comme cela avait été le cas des quatre grèves précédentes, et les dirigeants furent arrêtés, mis en prison ou licenciés. D’après une salariée : « Des responsables locaux du ministère du Travail nous ont dit que nous devions coopérer sinon les investisseurs partiraient ailleurs et nous perdrions nos emplois ». De telles menaces dissuaderont-elles les salariés de protester dans le futur ? Nous verrons bien. Mais en décembre 2004 lorsque la première grève a eu lieu, une femme dit : « Si nous étions des hommes, nous aurions fait grève depuis longtemps. Les femmes sont plus faciles à tyranniser, mais nous avons des cœurs d’acier ».