L’une des vagues récentes de la lutte prolétarienne s’est poursuivie depuis janvier 2023 jusqu’au moment où nous écrivons ces lignes, menée par des retraité·es contre les changements apportés au système d’assurance sociale – y compris les coupes dans les prestations médicales et les propositions visant à augmenter l’âge de la retraite. Nous pensons que ce n’est pas une coïncidence si cette vague a eu lieu presque en même temps que le mouvement contre des réformes comparables en France : les deux répondent à la volonté du capital mondial de réduire les coûts de la reproduction sociale alors que la population vieillit et que la croissance économique continue de stagner. Il semble peu probable que ces protestations éparses se regroupent en un mouvement national avant que l’État ne les étouffe avec sa combinaison habituelle de tactiques de la carotte et du bâton, mais ces luttes ainsi que nombre d’autres luttes de ces trois dernières années confirment notre thèse (proposée pour la première fois dans notre article de 2015 « Pas d’avancée, pas de recul », puis mise à jour dans des écrits ultérieurs tels que « Choisir les querelles » – voir note 6) selon laquelle la Chine a entamé une intensification des conflits dans la sphère de la reproduction sociale, chevauchant et débordant les luttes « ouvrières » au sens traditionnel du terme. À cet égard, les tendances observées en Chine depuis le début des années 2010 sont conformes à celles de nombreux autres pays, reflétant un développement plus profond de la « loi générale de l’accumulation capitaliste ».
Les changements structurels dans l’emploi ont induit des changements similaires dans la subjectivité politique et l’activité des prolétaires en Chine. Ce double changement explique le déclin de la forme de militantisme ouvrier étudiée dans l’article de Wen ci-dessous – une forme qui, nous le soulignons, n’a jamais existé en Chine avant les années 2000 et pourrait ne jamais exister à nouveau [1] Outre la mise en évidence de ce contexte, nous aimerions également clarifier davantage notre compréhension de la relation entre les luttes industrielles et les militants ouvriers, déjà suggérée par l’article de Wen. Tout d’abord, les militants ouvriers spécialisés dont il est question ici ont été directement impliqués seulement dans une fraction des innombrables luttes industrielles qui ont vu le jour « spontanément » (bien que souvent organisées par des militants ouvriers qui n’avaient pas de liens avec des réseaux militants) tout au long des deux premières décennies du XXIe siècle. Deuxièmement, comme l’a dit un autre ancien militant, « ce sont les actions collectives des travailleurs chinois (en particulier ceux du secteur manufacturier côtier) qui ont attiré les militants et les ont poussés à avancer avec les travailleurs, plutôt que des militants ayant des antécédents et des visions du monde différents qui ont mené les actions des travailleurs. Toutefois, les militants […] ont joué un rôle certain dans la formation des réseaux d’organisation des travailleurs, jetant les bases de [certaines de leurs] actions ultérieures ».
Cet article est donc une contribution importante à la poursuite de l’analyse des luttes de masse et des interventions de la gauche en Chine, ainsi qu’une sorte de nécrologie d’une forme d’intervention historiquement distincte dont l’ère est désormais révolue. Avec l’auteur, nous espérons qu’une autopsie franche du mouvement ouvrier militant fournira des leçons à la génération actuelle de prolétaires qui initient de nouvelles formes de résistance plus appropriées aux conditions actuelles. Bien qu’il puisse y avoir quelques désaccords mineurs entre notre propre position et celle exposée ci-dessous, l’article est un aperçu de première main inestimable d’un moment crucial dans l’histoire de la lutte des classes en Chine.
Chuǎng
Le passage des années et des décennies crée des frontières temporelles arbitraires qui s’alignent rarement sur le rythme des changements sociaux et politiques. La fin des années 2010 semble toutefois avoir définitivement marqué la fin d’une époque. Les arrestations massives d’organisateurs de l’usine Jasic et de sympathisants étudiants, de militants syndicaux sans lien entre eux en 2018 et 2019, et la suppression de groupes syndicaux, de sociétés étudiantes radicales et de réseaux militants au cours de la même période, ont terminé la décennie sur une note nettement pessimiste. Nous savons que la scène militante syndicale qui nous était si familière – les membres, les organisations, les réseaux ainsi que leurs objectifs et leurs méthodes d’organisation – s’est évaporée et qu’il est peu probable qu’elle revienne. Mais quelle était exactement cette scène ?
La répression de la fin des années 2010
La première version de cet article a été rédigée au début de l’année 2020, au terme d’une période de deux ans de répression implacable. L’accent mis dans la première version sur cette répression, sur les personnes arrêtées, sur les raisons de ces arrestations et sur leur signification, reflétait l’état d’esprit et le point de vue de l’époque. Il convient de rappeler ce moment charnière qui a précipité cette analyse.
L’année 2019 s’est ouverte sur la détention en janvier de cinq des derniers militants ouvriers les plus importants de Chine (finalement libérés seize mois plus tard, en mai 2020), et l’année s’est achevée sur la détention en décembre de trois autres (étonnamment libérés au bout de quinze jours seulement). Entre-temps, cependant, un certain nombre d’autres militant·es syndicaux, y compris des journalistes indépendants et des travailleurs sociaux, ont disparu dans l’État sécuritaire pendant des mois, rejoignant celles et ceux qui avaient été détenus les années précédentes. La plupart des personnes détenues, si ce n’est toutes, ont été libérées, souvent discrètement, les conditions de leur libération incluant généralement la promesse de garder le silence et de couper tout contact avec le monde extérieur. En 2020, ces arrestations arbitraires (avec des durées de détention tout aussi arbitraires) étaient devenues si fréquentes qu’il y aurait un soupir de soulagement collectif si personne n’était arrêté pendant quelques mois. Alors que nous nous demandions inévitablement si une arrestation était liée à une autre, en 2020 il y avait eu suffisamment d’incidents de ce type pour penser que la cause spécifique de chaque cas individuel n’était pas importante.
Avec le recul, l’année 2019 a marqué un point d’inflexion où cette nouvelle approche de la répression étatique s’est fermement établie. Le maintien de l’ordre est devenu plus préventif, visant moins à punir les militant·es pour ce qu’ils avaient fait qu’à les empêcher de faire ce qu’ils pourraient se préparer à faire. Avec chaque strate de militant·es arrêtés, interrogés ou étroitement surveillés, la strate suivante devenait plus exposée, dans un cercle concentrique de répression qui ne cessait de s’étendre. Les deux années suivantes, de 2020 à 2022, n’ont fait que confirmer cette tendance. En 2021, au moins deux militants syndicaux ont été arrêtés séparément et tous deux inculpés pour le crime plus grave de « subversion du pouvoir de l’État ». Si le nombre de militant·es et d’organisations ciblées a diminué depuis 2019, cela reflète moins un relâchement de la répression qu’une normalisation qui a fait que très peu de militant∙es ont pu continuer à agir de manière publique ou organisée. Pendant ce temps, en dehors des détentions policières formelles, d’innombrables militant∙es et étudiant∙es ont été régulièrement emmenés et interrogés. Nous vivons toujours dans l’ombre de la répression de la fin des années 2010.
Alors que cette répression s’éloigne dans le rétroviseur, il ne suffit pas de pleurer ce qui a été perdu. Avant d’aller de l’avant et d’essayer de forger quelque chose d’approprié pour la « nouvelle ère », nous devons d’abord clarifier ce qui s’est levé et s’est écroulé tout au long des deux premières décennies du XXIe siècle. D’une part, les arrestations de 2019 ont été les derniers clous du cercueil d’un cycle de luttes ouvrières menées par des travailleurs migrants des zones rurales – d’abord principalement dans les nouvelles usines orientées vers l’exportation et les projets d’infrastructure des villes côtières, mais finalement étendues à l’ensemble du secteur privé chinois en plein essor. Ce cycle mené par les migrant·es a commencé par des actions syndicales sporadiques au milieu des années 1990, a pris forme tout au long des années 2000 et s’est intensifié au début des années 2010, pour se dissoudre à partir de 2015, bien avant la dernière vague de répression contre les militant·es spécialisé·es, qui peuvent maintenant être considérés comme engagés dans des efforts de la dernière chance pour faire revivre le militantisme de classe antérieur. Il s’est développé juste au moment où un autre cycle de luttes ouvrières a commencé à s’affaiblir : celui des travailleur·es urbain·es du secteur public qui ont lutté sans succès pour défendre leur « bol de riz en fer » socialiste contre la restructuration orientée vers le marché du début des années 1990 à la fin des années 2000, avec un pic autour de 2002. Le cycle mené par les migrants a été défini non seulement par son propre arc intrinsèque d’actions syndicales, mais aussi par les réseaux de militants et d’organisations spécialisées qui ont émergé depuis le milieu des années 2000 jusqu’au milieu des années 2010 dans le but de soutenir et diriger les actions des travailleurs, ainsi que par certaines idées sur ce qui était permis : des hypothèses sur la meilleure façon d’organiser les (camarades) travailleurs et des interprétations sur les objectifs à court, moyen et long terme. Maintenant que ce cycle a été enterré et que l’on ne sait toujours pas comment le prochain émergera du contexte actuel de « dépression politique » (une expression qui a été sur les lèvres de nombreux anciens militant∙es au cours des deux dernières années), nous avons la responsabilité d’honorer les morts en faisant le point sur le cycle des luttes ouvrières menées par les migrants au début du XXIe siècle. Beaucoup a déjà été écrit sur le travail, la vie et les luttes des travailleurs migrants chinois [2], de sorte que cet essai se concentre plutôt sur le milieu militant qui a émergé des luttes des travailleurs et les a parfois influencées. Ce faisant, je rejette l’idée largement répandue selon laquelle la répression a été principalement motivée par la personnalité autoritaire de Xi Jinping. Je souhaite plutôt montrer que ce cycle de luttes avait sa propre logique interne et son propre rythme, liés aux tendances matérielles plus profondes de l’époque.
Nous commençons à voir une nouvelle génération de militant·es s’efforcer d’émerger dans les pires conditions possibles. Ils n’ont pas l’infrastructure ni les connaissances du passé récent, mais ils sont aussi libérés de certains de ses fardeaux historiques et idéologiques. Dans ce contexte, nous devrions également chercher à savoir comment le prochain cycle pourrait diverger des deux précédents.
L’apogée d’un cycle
Si le point de départ de ce cycle de lutte ouvrière remonte à la fin des années 1990, son plateau supérieur s’est étalé sur un peu plus d’une décennie, du milieu des années 2000 au milieu des années 2010. Cette période a été marquée par de grands espoirs. Les années 2010 ont débuté par une grève marquante au cours de l’été 2010 – la grève de l’usine de pièces automobiles Nanhai Honda – qui a fait l’objet de nombreuses recherches et qui a été largement décrite comme représentant le passage à l’âge adulte de la nouvelle classe ouvrière chinoise [3]. Une vague de grèves de travailleurs de l’automobile a rapidement suivi et, plus tard dans l’année, une grève de plus de 70 000 travailleurs dans la zone industrielle de Dalian a couronné ce qui pourrait être appelé « l’Année de l’Ouvrier » [4].
Ces grandes grèves avaient été précédées par des années d’intensification de la lutte ouvrière dans le delta de la rivière des Perles, ce qui avait contraint l’État à adopter des lois sur le travail – sur le papier plutôt progressistes selon les normes internationales du droit du travail – à la fin des années 2000, en guise de concessions dans le cadre d’une tentative de paix sociale. Pendant quelques années, le gouvernement a semblé se ranger, au moins en apparence, du côté des droits légaux des travailleurs, ne serait-ce que pour s’assurer le soutien aux fondements socio-économiques de son modèle de développement capitaliste. Rétrospectivement, cependant, la grève de Honda n’a pas marqué le passage des luttes ouvrières défensives à des luttes offensives, plus expansives et de plus en plus organisées, comme beaucoup l’ont cru à l’époque, mais simplement l’apogée d’un cycle de luttes encore principalement défensives et locales, qui n’ont fait que décliner au cours des années suivantes.
Au cours des cinq années qui ont suivi la grève de Honda, chaque année a été marquée par des développements significatifs, soit sous la forme de grèves de grande ampleur qui ont eu des répercussions au-delà des usines, comme la grève de l’usine de chaussures Yue Yuen à Dongguan (2014), qui a rassemblé 40 000 personnes, soit sous la forme d’informations syndicales qui ont galvanisé la sympathie du public, comme les suicides de Foxconn (2010-2014). Les travailleurs et les militants n’ont jamais été à l’abri du harcèlement et de la surveillance. Des voyous ont été engagés pour agresser les grévistes, la police a régulièrement harcelé et interrogé des militants et les ONG des travailleurs ont été contraintes de déménager leurs bureaux. Mais les militants ont réagi à ces nouveaux développements de manière optimiste et active, en discutant de la meilleure façon d’intervenir. L’État a cherché à réprimer l’activité ouvrière par la législation et une rhétorique pro-ouvrière correspondante, se montrant disposé à s’associer aux ONG syndicales dans le cadre d’un mariage de convenance afin d’obtenir le consentement des travailleurs au système de relations industrielles émergent, plus réglementé, qui prenait lentement forme. L’État a toléré les ONG des travailleurs pour leur travail de service, tout en surveillant et en définissant les paramètres de leurs activités, de manière plus ou moins subtile.
De nombreux participants et observateurs des luttes ouvrières ont fait preuve d’un optimisme injustifié quant à l’inévitabilité de l’émergence d’un mouvement ouvrier croissant et mieux organisé à partir de la densité réelle des luttes ouvrières. Alors que le mouvement ouvrier euro-américain classique était plus spécifique sur le plan historique qu’on ne le reconnaît souvent [5], les militants, les universitaires et même certains dirigeants réformistes de la Fédération syndicale pan-chinoise (ACFTU) ont pendant des années cherché dans l’histoire de l’Europe et des États-Unis la voie à suivre pour l’avenir de la Chine. Au début des années 2010, alors même que l’espace politique interdisait toute activité syndicale autonome, rares étaient ceux qui pensaient que la possibilité pour les travailleurs de développer un mouvement syndical fort était totalement exclue [6]. Au contraire, l’horizon des luttes apparaissait ouvert, et il semblait qu’elles pouvaient prendre de nombreuses directions. Il était certain que la question n’était pas de savoir « si » mais « dans quelle direction » et « quand » les travailleurs développeraient des formes d’organisation syndicale puissante. Il est peut-être difficile de se souvenir aujourd’hui de cette excitation, qui frise le sentiment d’inéluctabilité, mais elle a été omniprésente pendant de nombreuses années.
Les milieux militants
Au cours de ce cycle, deux générations de militant·es ont émergé, ont été façonnées par d’autres actions syndicales et les ont à leur tour influencées. C’est dans le contexte d’actions collectives importantes de la fin des années 2000 et du début des années 2010 que certains des militants ouvriers les plus actifs de Chine, qui ont été parmi les principales cibles de la répression entre 2015 et 2019, ont développé leurs compétences d’organisation presque à partir de zéro. Ils avaient été largement déconnectés des générations précédentes de militants, telles que celles des ouvriers militants des usines d’État chinoises des années 1990 et du début des années 2000, dont certains ont fait l’objet d’une répression particulièrement dure pour leur rôle dans la résistance à la privatisation et aux fermetures d’usines. Les premiers de ces nouveaux militants sont entrés en scène au moment où les luttes des travailleurs du secteur public s’essoufflaient à la fin des années 1990. La génération suivante est apparue au début des années 2010, bien après que ces batailles eurent été perdues.
Cette nouvelle génération de militants était loin d’être homogène. Je me concentre sur trois groupes aux caractéristiques distinctes qui ont joué un rôle notable dans l’organisation et la tentative de construction d’un mouvement ouvrier [7].
Tout d’abord, la première génération de militant·es du travail migrant pourrait être appelée celle des « migrant·es de base », centrés sur les villes du delta de la rivière des Perles, à savoir Shenzhen, Guangzhou et Dongguan, qui connaissaient encore une industrialisation rapide dans les années 1990 et 2000. Les membres de ce groupe ont des antécédents largement similaires en tant qu’anciens travailleurs migrants, ayant quitté leurs localités rurales pour travailler sur la côte au cours de ces deux décennies. Certain·es ont fondé leurs propres organisations syndicales ou ont rejoint des organisations établies, bien que beaucoup aient également agi en tant qu’organisateurs non affiliés. Nombre d’entre elles et eux sont devenus les visages publics du nouveau « mouvement ouvrier » chinois. Peu d’entre eux avaient fait des études secondaires et la plupart de leurs organisations étaient composées d’anciens travailleurs de base et, dans une moindre mesure, de diplômés de l’enseignement secondaire. Ils et elles manquaient souvent de bases idéologiques, mélangeant souvent leur défense des intérêts des travailleurs avec un anti-autoritarisme et une politique favorable au marché qui peut sembler incohérente aujourd’hui, mais qui a été assez courante dans les pays post-socialistes. Parmi ceux qui étaient politiquement plus sophistiqués, quelques-uns considéraient une version indéfinie de la social-démocratie européenne comme l’avenir souhaitable pour les travailleurs chinois et étaient généralement opposés à des formes de socialisme recouvertes d’une domination autoritaire. Nombre d’entre eux ont travaillé avec des universitaires intéressé·es par les relations industrielles et avec des avocat·es sensibles à leur cause et prêts à prendre le risque de représenter des travailleurs dans des affaires modérément délicates. Cela tendait à orienter le milieu vers la modernisation progressive du système juridique – pour qu’il soit libre de toute ingérence de l’État – et vers une conception des relations industrielles centrée sur la négociation collective tripartite du style OIT. Malgré leur politique modérée, leurs antécédents de travailleurs migrants, leur caractère plus organisé, leurs liens avec des financements étrangers via des fondations internationales et l’étendue de leurs réseaux émergents ont fait en sorte qu’ils ont été perçus comme des menaces pour l’État. Ils ont donc souvent été les premières victimes de la répression.
Le deuxième groupe est celui de la « société civile ». Ce milieu avait été façonné par le développement de la société civile, à la fois comme cadre conceptuel de leurs actions et comme réalité dominante à Guangzhou – une réalité qui s’était développée dans les universités libérales de la ville, dans les médias commerciaux et en relation avec les militants de la société civile de l’autre côté des postes de contrôle frontaliers de Hong Kong. La plupart de ces militant·es syndicaux à la tête d’ONG ne se seraient pas identifiés comme étant de gauche ou radicaux, même si, dans la pratique, ils n’étaient pas nécessairement hostiles aux positions plus explicitement de gauche des étudiant·es et des travailleur·es qui se portaient parfois volontaires ou travaillaient pour eux ou avec lesquels ils collaboraient. Ils et elles partageaient le libéralisme social et politique qui s’est développé parallèlement au virage réformateur du gouvernement du Guangdong au début des années 2010, sous la direction du secrétaire provincial du parti, Wang Yang. Nombre d’entre eux ont été politisés alors qu’ils fréquentaient les universités locales, souvent en s’engageant dans des sociétés de bénévolat, en étant exposés aux médias libéraux ou en participant à des activités telles que les performances artistiques et les manifestations à petite échelle. En raison de l’environnement plus permissif, ils ont eu la possibilité de participer aux nombreuses organisations de la société civile qui existaient à cette époque et de former des réseaux avec des militant·es travaillant sur toute une série d’autres questions sociales et politiques. Certains d’entre elles et eux ont finalement choisi de travailler pour ces organisations, tandis que d’autres ont poursuivi leur parcours universitaire, tout en conservant parfois des liens avec la société civile.
Enfin, un groupe de « gauche radicale » est apparu, principalement à Pékin. Ce groupe se composait d’étudiant·es et de jeunes diplômé·es explicitement marxistes, prenant souvent la forme de « groupes d’étude » fortement influencés par une version du maoïsme qui s’était développée dans certaines des universités les plus prestigieuses du pays. Ce maoïsme était moins un programme politique cohérent qu’une nostalgie et une défense de Mao Zedong et de ses politiques perçues comme progressistes et favorables aux travailleurs. Souvent influencée par les professeurs et par des réseaux maoïstes plus anciens, généralement liés à d’anciens travailleurs du secteur public qui avaient perdu leurs moyens de subsistance et se sentaient floués par la restructuration des années 1990, la formation idéologique de ces étudiants radicaux a généralement précédé leur militantisme ouvrier. Nombre d’entre eux ont commencé à s’orienter vers l’organisation syndicale au cours de leur formation idéologique, guidés par des étudiant·es radicaux plus âgés. Ces groupes ont eu tendance à devenir idéologiquement uniformes et très disciplinés, menant souvent des enquêtes (ciblant le personnel du campus ou les travailleurs des usines et des sites de construction voisins) pour s’informer sur l’organisation et pour construire des alliances étudiants-travailleurs. Ce faisant, ils représentaient une double menace pour l’État en raison de leur hétérodoxie idéologique et de ces alliances entre classes. Mais ce n’est que plus tard que leur activité – principalement limitée à des discussions et à quelques formes rudimentaires d’organisation – a été reconnue comme dangereuse par l’État. Ce tournant s’est produit fin 2017, lorsque les autorités ont arrêté un certain nombre de militants étudiants, collectivement connus sous le nom de « Huit jeunes militants de gauche », qui avaient organisé des groupes de lecture et des activités de sensibilisation auprès des étudiants et des travailleurs à Guangzhou – certains d’entre eux s’étant déplacés de Pékin vers cet ancien foyer de lutte des migrants dans le delta de la rivière des Perles à cette fin [8]. Même s’ils ont ensuite été libérés, apparemment grâce à l’intervention d’anciens dirigeants de gauche du parti, cela a mis les étudiant·es marxistes en général dans le collimateur de l’État. Peut-être en raison de leur implantation dans les universités d’élite (les étudiants étant généralement traités avec plus d’indulgence que les travailleurs et les militants non étudiants), aucune répression sérieuse n’a eu lieu à l’échelle nationale jusqu’à l’affaire Jasic en 2018 et ses conséquences l’année suivante [9]. Depuis lors, les étudiants sont surveillés de beaucoup plus près.
Déconnecté des traditions syndicales chinoises antérieures, émergeant au moment où le haut niveau des mouvements de la société civile mondiale favorisait la formation d’organisations non gouvernementales et dans le contexte de la suppression par l’État du syndicalisme indépendant, la principale forme d’organisation du militantisme syndical a été celle de l’ONG. Les deux premiers groupes ont largement travaillé dans ce cadre. Ces ONG, qui n’étaient pas homogènes, ne se sont jamais transformées en quelque chose de comparable aux organisations de masse, telles que les syndicats historiques ou les partis politiques, et nous n’aurions pas dû nous attendre à ce qu’elles le fassent.
Si les groupes de la « société civile » et de la « gauche radicale » ont divergé sur le plan idéologique, ils ont partagé en grande partie les mêmes antécédents. Ils appartenaient tous deux à peu près à la même génération de jeunes diplômé·es, idéalistes et engagés. À la fin des années 2000 et au début des années 2010, nombre d’entre elles et eux ont fréquenté les universités chinoises les plus prestigieuses de Guangdong et de Pékin. Leur éducation dans des universités d’élite leur aurait donné un bon départ dans la vie, mais pas nécessairement une vie de confort ni un statut. Ils n’étaient pas nécessairement issus de familles d’élite, et nombre d’entre eux ont été influencés par leur milieu familial rural et migrant, ils et elles se sont donc identifiés à cette classe ouvrière migrante, la plus défavorisée et pauvre, dans les usines et sur les chantiers de construction. La recrudescence des nouvelles luttes ouvrières dans la seconde moitié des années 2000 et au début des années 2010, avec la grève de Honda et les suicides de Foxconn comme deux événements clés, a encore plus radicalisé ces étudiant·es. Cependant, l’endroit où ils se sont radicalisés (Pékin ou Guangzhou) peut avoir été aussi important que ce qui les a radicalisés (par exemple, la lutte ouvrière). Dans la pratique, il y a également eu un chevauchement important entre les groupes des « migrants de base » et de la « société civile », car ils ont fini par occuper le même espace politique sous la forme d’ONG de travailleurs, malgré leurs backgrounds très différents. J’insiste sur ce point pour souligner que, sur le terrain et au fil du temps, les relations entre les différents groupes ont évolué, s’éloignant parfois les uns des autres, voire devenant hostiles, alors qu’à d’autres moments, ils collaboraient et maintenaient des alliances.
Typologie d’engagement dans les luttes ouvrières
Pour comprendre l’importance de la répression de la fin des années 2010 visant ces militant·es spécialisés et les réseaux de soutien par rapport au monde plus large des luttes ouvrières en Chine (auxquelles ces militant·es n’ont participé que dans une faible mesure, même si ces luttes sont parfois devenues plus importantes en raison de facteurs tels que l’attention des médias), il est utile de s’inspirer de la typologie des grèves – et des caractéristiques des participants associés à chaque type de lutte – élaborée par Parry Leung dans ses recherches sur les grèves et le militantisme ouvrier dans le secteur de la bijouterie du sud de la Chine [10] :
« Grève du type 1 : grève spontanée – action de masse spontanée par nature, sans organisateur ni préparation ; elle est dépourvue de planification stratégique et de représentants des travailleurs pour négocier avec la direction.
« Grève du type 2 – grève menée par des militants (action ponctuelle) : planifiée et organisée par une poignée de militants syndicaux et soutenue par l’ensemble des travailleurs ; négociations informelles entre la direction et les représentants des travailleurs, mais aucun accord formel n’est conclu. Les militants ouvriers sont confrontés à des représailles et à des licenciements peu de temps après une grève. Le noyau organisateur des militants est généralement dissous ou démantelé après une grève.
« Grève du type 3 : grève menée par des militants (avec un noyau dur de militants) – la grève n’est pas un évènement unique. Le noyau militant qui dirige la grève ou l’action de protestation a déjà eu l’occasion d’initier une ou plusieurs grèves. Le réseau du noyau militant des travailleurs est capable d’initier ou de soutenir des actions de grève de manière répétée. Le noyau militant est dirigé par des « quasi-leaders ». Cette forme de grève peut être divisée en deux sous-types :
« – 3-A : le noyau militant durable est un réseau de militants inter-usines, collaboration inter-usines des militants, la structure d’organisation des militants peut être maintenue après l’action de grève, mais elle fonctionne à l’intérieur d’une usine particulière. Le noyau militant est formé de militants ouvriers issus de différentes usines.
« – 3-B : le noyau militant est maintenu dans une usine particulière, il peut se maintenir et fonctionner à l’intérieur de l’usine après la grève, généralement grâce à l’élection de représentants des travailleurs pendant la grève et à des accords écrits formels après les négociations.
« Grève du type 4 : Grève dirigée par un leader (inexistante en Chine à l’heure actuelle), un mouvement syndical organisé, des actions inter-usines ou inter-régionales promouvant les intérêts de classe des travailleurs, peuvent présenter une vision claire du mouvement à la communauté des travailleurs. Les dirigeants du mouvement ont la résolution de mettre cette vision en pratique. »
Il semble que la plupart des grèves qui ont eu lieu en Chine au cours de ce cycle de luttes relevaient des deux premiers types : grèves spontanées et grèves menées par des militants (actions ponctuelles). Dans certains cas, elles se sont transformées en un troisième type : grèves menées par des militants (avec un noyau dur de militants), qui ont entretenu des réseaux, mais toujours sur un seul lieu de travail. Comme l’a fait remarquer Leung, le dernier type de grève, qui couvre plusieurs lieux de travail et régions, n’a pas eu lieu au cours du cycle de lutte des migrants du début du XXIe siècle (à quelques exceptions près, comme la vague de grèves de 2010 mentionnée plus haut et les grèves nationales de 2018 des grutiers et des chauffeurs routiers – la première vague était limitée à des grèves de courte durée, inspirées par les succès de grèves ayant eu lieu ailleurs et les deux dernières reflétant la structure unique de ces secteurs, plutôt que d’impliquer un type d’organisation nécessaire pour d’autres secteurs, tels que l’industrie manufacturière).
Cependant, je soutiens que les trois groupes de militant·es, chacun à leur manière et avec des succès et des échecs variés, ont essayé de construire le dernier type de lutte, conçu comme une étape vers la construction d’un mouvement ouvrier, au lieu d’une accumulation de mouvements de grève sans rapport les uns avec les autres. Dans les années qui ont précédé la répression finale, les groupes de « migrants de base » et de « société civile » se sont concentrés sur la promotion de leurs versions de la négociation collective et d’un système de représentants des travailleurs (moins une invention qu’une adaptation par certaines ONG et par les avocats du travail d’une tendance émergente parmi les luttes ouvrières où les travailleurs avaient initié des formes ad hoc de négociation avec les managers) pour formaliser la représentation des travailleurs. Même si les différentes organisations ne réussissaient pas toujours à s’entendre, elles devenaient un réseau, au sens large, avec des objectifs et des méthodes largement partagés. Le groupe de la « gauche radicale » était lui aussi devenu plus organisé dans son approche de la construction d’une alliance étudiants-travailleurs pour radicaliser idéologiquement les luttes ouvrières, développant également ses réseaux non seulement sur les campus universitaires mais aussi à l’intérieur des usines (Jasic n’étant que l’exemple le plus connu des nombreuses tentatives des étudiants et autres militants de gauche de s’implanter dans une usine).
Bien que ces militant·es aient souvent surestimé leur propre importance et leur niveau de réussite dans toutes ces entreprises, leur influence n’était pas négligeable. Les militants des trois groupes ont joué un rôle déterminant dans la cohérence de la lutte ouvrière à plus grande échelle en mettant en relation des travailleurs de différents lieux de travail et secteurs, en les mettant en contact avec des militants et des groupes de soutien étudiants ailleurs, tout cela dans le but de conserver et de transférer les expériences entre les grèves momentanées et d’orienter la stratégie des travailleurs dans leurs luttes. Les efforts déployés pour organiser la lutte par le biais de réseaux sont devenus le point focal de la répression au cours des dernières années. Ces réseaux ont tous été démantelés. Contrairement à l’idée que la répression est le résultat de la personnalité autoritaire de Xi Jinping ou de tout autre dirigeant de l’État, le facteur clé de la répression et l’explication de son calendrier pourraient être que les groupes de militants s’efforçaient en fait de faire converger les deuxième et troisième types de grève vers le quatrième type : quelque chose qui ressemble davantage à un « mouvement ouvrier ».
Cependant, ces militant·es étaient bien trop peu nombreux pour constituer un mouvement à partir de ces luttes et leur capacité à faire émerger à partir de ces luttes une direction organique – parmi les travailleurs eux-mêmes – était généralement réduite. Les groupes de militant·es se sont surtout efforcés d’intervenir « de l’extérieur », comme l’a montré l’affaire Jasic. Les rares exceptions à cette règle ont été éliminées avant même d’avoir eu la moindre chance de s’enraciner. Cela reflète la reconnaissance du fait que la révolte ouvrière en elle-même a beaucoup moins de chances de se transformer en un mouvement organisé si l’État est en mesure de supprimer les organisateurs et les organisations ouvrières. Les restrictions croissantes imposées à la recherche universitaire dans le domaine des études sur le travail ont également privé les universitaires de l’espace nécessaire pour débattre de la stratégie d’organisation des travailleurs.
L’État chinois est généralement en mesure de gérer les conflits du travail organisés par des travailleurs agissant seuls, mais il s’est montré particulièrement vigilant à l’égard des agitateurs extérieurs. La répression des militants syndicaux n’a toutefois pas dissuadé les travailleurs de faire grève, car l’organisation sur les lieux de travail dépendait rarement de ces militants. Dans les grèves et manifestations sauvages des migrants depuis les années 1990, les travailleurs n’ont que rarement été massivement arrêtés [11], en partie parce qu’en l’absence d’un syndicat ou d’une autre organisation dirigeant la grève, les meneurs qui ont existé émergent souvent de manière organique et changent au fil du temps plutôt que d’être officiellement sélectionnés, de sorte que leur identification par les autorités n’a jamais été une tâche aisée. Pourtant, le risque qu’ils soient la cible d’une répression intensive augmente considérablement chaque fois que les meneurs identifiés par les autorités s’organisent au-delà de leur propre lieu de travail, même si des concessions sont parfois faites aux grévistes eux-mêmes pour pacifier la grève.
En mettant l’accent sur ces groupes de militants, je ne veux pas suggérer qu’ils représentent les luttes des travailleurs ou qu’ils sont même les facteurs les plus importants dans l’organisation de la lutte. Après tout, au cours des deux dernières décennies, les luttes des travailleurs en Chine ne se sont pas appuyées sur des organisateurs externes pour organiser des grèves. Les travailleurs se mobilisaient sur leur lieu de travail grâce aux réseaux personnels et locaux, et organisaient eux-mêmes actions collectives. Cette auto-organisation, que les organisateurs syndicaux des économies plus désindustrialisées d’aujourd’hui ne peuvent qu’envier, était à la fois une bénédiction en tant que forme de lutte directe entre le travail et le capital, sans médiation de la bureaucratie syndicale, mais aussi, en l’absence de toute consolidation organisationnelle, un obstacle au développement de la classe en tant que force organisée. Néanmoins, les militant·es essayaient, à leur manière, de faire avancer le cycle des luttes dans des directions particulières.
La fin du cycle
Toutefois, ce cycle de lutte ouvrière touchait à sa fin au milieu des années 2010. Ce n’était pas du tout évident à l’époque. En fait, les années 2013 et 2014 ont été marquées par certaines des grèves les plus importantes depuis les luttes du secteur public du début des années 2000, et le discours académique de l’époque parlait de la transition de luttes syndicales défensives à des luttes syndicales offensives. Cependant, l’industrialisation de la Chine (définie en nombre d’emplois industriels par rapport à la population active) a atteint son apogée vers 2013, juste au moment où les luttes ouvrières ont également atteint un sommet, suivi d’une désindustrialisation qui se manifeste clairement par la fermeture et la délocalisation de l’industrie manufacturière de centres tels que le delta de la rivière des Perles vers l’arrière-pays et à l’extérieur de la Chine. La nature des conflits sociaux, y compris certaines des grèves les plus importantes, est souvent devenue défensive, exigeant des employeurs de meilleures indemnités de licenciement et des cotisations de retraite impayées. Même si elles ont été victorieuses, ces actions ont rarement donné lieu à une lutte prolongée. En d’autres termes, le déclin et finalement la fin de ce cycle de luttes ouvrières dans la seconde moitié des années 2010 a été conditionné par les changements structurels en cours dans les domaines de l’économie et de l’emploi.
La décennie d’espoir et d’enthousiasme a rapidement cédé la place à la déception, puis au désespoir. Dans le contexte du déclin général et de la fin du cycle, la marée répressive a balayé les trois groupes en 2020. L’espace qu’ils avaient tous partagé à des degrés divers au début des années 2010, dans lequel ils avaient appris et pratiqué leur militantisme, s’est rapidement évanoui après 2015. Les arrestations de 2019 n’ont fait que marquer le point culminant de la spirale descendante de cette décennie. Une partie de cette spirale avait été annoncée dès 2012, lorsque le gouvernement de Shenzhen a harcelé les propriétaires afin de contraindre les ONG de travailleurs à déménager leurs bureaux. Aussi choquante qu’elle ait été à l’époque, lorsque nous la comparons rétroactivement à ce qui se profilait à l’horizon, cette répression indirecte était presque dérisoire, clairement destinée à ne faire rien de plus qu’envoyer un avertissement et visant à perturber mais non à arrêter le travail des militants. La criminalisation du militantisme ouvrier qui a débuté en 2015 a marqué un saut qualitatif.
L’intensification a commencé sérieusement dans les premiers mois de 2015, au milieu d’une vague de répression contre d’autres types de militantisme. Les premières à tomber ont été les Cinq féministes, détenues le 6 mars pour leur projet de lancer une campagne contre les agressions sexuelles dans les transports publics à l’occasion de la Journée des droits des femmes deux jours plus tard [12]. Ces arrestations ont été suivies, fin mars, d’un vaste coup de filet visant les militantes du réseau Yirenping (qui travaillait principalement contre la discrimination et employait certaines des féministes arrêtées au début du même mois), de la détention de plus de 200 militant·es des droits humains et avocats le 9 juillet, et enfin, le 5 décembre, des premières arrestations massives de militant·es ouvriers basés à Guangzhou [13]. Dans quelle mesure ces répressions étaient-elles liées ? D’une part, la fertilisation croisée entre ces organisations et réseaux pourrait avoir précipité une répression généralisée ciblant de multiples secteurs de la société civile. Mais il y avait aussi un contexte unique pour la répression contre les militants syndicaux, puisque 2014 et 2015 avaient vu l’émergence de grèves massives portant sur les paiements de la sécurité sociale et la délocalisation d’usines, grèves particulièrement militantes et difficiles à désamorcer en raison du désespoir et de la détermination des travailleurs [14]. De plus, certaines ONG de travailleurs sont intervenues dans les grèves, y voyant une occasion de faire pression pour que les travailleurs jouent un rôle plus important dans les négociations industrielles. Dans le cas initial, celui de la grève de l’usine de chaussures Lide, qui a conduit à l’emprisonnement de militant·es d’ONG ouvrières de Guangzhou, certaines d’entre elles avaient aidé les travailleurs à s’organiser en une structure quasi-syndicale et les avaient aidés à organiser la grève, ce qui a conduit à des mois de perturbations et de négociations continues avec la direction [15]. Ces ONG ont clairement désavoué l’intervention du gouvernement local et du syndicat affilié au gouvernement. À ce moment, la Fédération nationale des syndicats de Chine (ACFTU), qui faisait partie de la structure de l’État et travaillait en étroite collaboration avec le gouvernement local pour gérer les conflits du travail, s’était retrouvée dans une concurrence perdante avec les ONG des travailleurs lorsqu’il s’agissait de gagner la confiance des travailleurs et de les représenter dans des cas de conflits du travail à grande échelle.
La répression de 2015 a créé un précédent en criminalisant le militantisme ouvrier fondé sur les droits, qui n’avait, pour l’essentiel, subi que du harcèlement policier par le passé. Les effets des procès tenus en 2016 contre trois des militants ouvriers ciblés ont résonné pendant une bonne partie de l’année 2016 et au début de l’année 2017, lorsque l’introduction de la loi sur la gestion des ONG étrangères a rendu tout le monde encore plus nerveux quant à sa sécurité (la Chine n’est pas la seule à introduire de telles lois pour se protéger de ce qui est décrit comme influences étrangères : parmi les grandes puissances, la Russie en a introduit une en 2014, et l’Inde en 2020). Cette loi visait à bloquer les aides financières internationales vers les organisations de la société civile chinoise (aides dont elles étaient devenues très dépendantes) et créait une base juridique et une légitimité politique pour de futures affirmations selon lesquelles les interventions des militants étaient liées à des intérêts étrangers. La loi est entrée en vigueur en janvier 2017. La même année, trois enquêteurs affiliés à l’organisation China Labor Watch, basée à New York, ont été brièvement détenus au milieu d’une enquête sur une usine de chaussures produisant pour la marque Ivanka Trump [16]. Dans un premier temps, l’événement a suscité des inquiétudes quant à la criminalisation des recherches sur les usines, que de nombreux groupes de travail effectuent en Chine et à l’étranger afin de recueillir des informations sur les conditions de travail. À la fin de l’année, tandis que des expulsions massives visaient les travailleurs migrants à Pékin et ailleurs, les groupes et les individus qui aidaient les migrants expulsés ont eux-mêmes fait l’objet de harcèlement et ont reçu des avertissements sévères de la part des autorités [17]. À peu près au même moment, les huit jeunes militants de gauche mentionnés plus haut ont été soit arrêtés, soit contraints de se cacher. Il s’agissait de la première grande vague de répression à l’encontre des étudiants radicaux. La décennie a été couronnée par la répression des organisateurs de l’usine Jasic à Shenzhen et de leurs sympathisants étudiants dans tout le pays, qui a commencé en été 2018 et s’est poursuivie jusqu’à la mi-2019, touchant des centaines de militant·es de gauche de tous bords, dont beaucoup n’avaient aucun lien avec les salariés de Jasic et leurs soutiens.
En outre, au cours des dernières années, d’autres groupes de travailleurs ont été démantelés et réduits au silence de manière plus discrète, sans arrestations et donc sans grande sensibilisation du public. Les militants qui, jusqu’à il y a quelques années, n’étaient exposés qu’à des risques relativement faibles, au-delà du harcèlement policier et des interrogatoires, sont désormais confrontés à la menace sérieuse de mois de détention et de procès pénaux, ce qui accroît considérablement les risques pour toute personne qui s’engage dans le militantisme. En 2020 et 2021, pour un nombre limité de cas, les chefs d’accusation ont été élargis à l’accusation la plus grave de « subversion du pouvoir de l’État ». Sans parler des nombreux travailleurs régulièrement détenus pour des périodes plus ou moins longues en raison de leurs activités de protestation, mais qui ne sont généralement pas jugés et dont nous apprenons rarement les noms. Après 2015, chaque année a été caractérisée par un sentiment croissant de détresse, une impression que les choses allaient de plus en plus mal sans aucun signe d’espoir à l’horizon.
L’approche fondamentale de l’État en matière de gouvernance semble avoir changé aux alentours de 2014 et 2015. Au cours de ces années, il est apparu clairement que le gouvernement n’était plus intéressé par la négociation avec les groupes de défense des droits ni par la mise en place de réformes progressives suffisantes pour maintenir les espoirs de la population. Ce que l’on croyait être un processus inexorable de libéralisation politique s’est avéré être un moment passager dans l’évolution de l’approche de l’État pour gouverner la Chine. De nombreux comptes rendus de ce changement font état de la transition entre l’administration Hu-Wen et l’administration Xi après 2012. Cette réduction d’événements politiques et économiques de grande ampleur en un simple récit centré sur les intrigues politiques et les stratagèmes des hommes d’État est un procédé courant dans les écrits sur l’histoire de la Chine et dans les reportages grand public sur la politique dans la Chine d’aujourd’hui. Ce type de simplification excessive est courant dans les analyses anglaises et chinoises. L’appareil de propagande, tant en Chine qu’en Occident, cultive ce récit de base, car il sert les intérêts de la classe dirigeante dans les deux pays. Mais les changements à cette échelle ne peuvent presque jamais être réduits aux décisions des dirigeants politiques, puisque ces décisions sont elles-mêmes des réponses à des problèmes qui dépassent l’échelle des intrigues à la cour. La montée de la répression ne peut être réduite à la personnalité autoritaire de Xi Jinping.
Rétrospectivement, la « société civile » était spécifique à une période particulière du développement de la Chine où « l’ouverture » économique nécessitait une relative ouverture politique et en bénéficiait, et où l’État jugeait utile que les groupes de défense des droits soutiennent les travailleurs migrants afin de combler les lacunes de l’offre gouvernementale en matière de services sociaux et juridiques. En outre, les autorités estimaient que l’augmentation des salaires des travailleurs par le biais de la négociation collective coordonnée par l’ACFTU, par opposition aux augmentations de salaires qui se produisaient de toute manière par le biais de grèves désordonnées des travailleurs, offrait une solution pour stimuler la consommation intérieure. Ce contexte économique est essentiel pour comprendre la logique de ces décisions. La courte décennie qui s’est écoulée entre le début des années 2000 et la crise financière mondiale de 2008 a enregistré certains des taux de croissance économique les plus rapides, et le ralentissement initial après la crise a ensuite été modéré par les mesures de relance. Mais alors que les taux de croissance continuaient à baisser et que le rendement des mesures de relance diminuait, le soutien de l’État à la protection des droits des travailleurs a été supprimé et la répression s’est intensifiée. Il ne s’agissait pas non plus d’une simple répression accrue du militantisme ouvrier. Alors que les fondements économiques de son régime commençaient à vaciller, l’État chinois s’est attaché à réaffirmer son contrôle sur les dissidents dans toute une série de domaines sociaux.
Si la répression des militants ouvriers a généralement été moins sévère que celle visant certains autres groupes tels que les avocats des droits humains, elle a à la fois abaissé le seuil des arrestations et élargi le filet pour englober davantage de types de militants ouvriers et de gauche, y compris désormais les étudiants qui soutiennent l’organisation des travailleurs ainsi que les journalistes sur les réseaux sociaux. L’emprisonnement à long terme et les accusations criminelles n’ont pas été les principaux outils de cette répression. Au contraire, la plupart des personnes ont simplement été « détenues » pendant une période prolongée, au cours de laquelle elles sont largement inaccessibles pour leurs familles, leurs avocats ou le monde extérieur. Certaines sont ensuite détenues sur la base d’accusations criminelles, mais sans procès, pendant des mois, voire plus longtemps. D’autres finissent par être transférés dans un lieu inconnu pour une période prolongée, une méthode qui est connue sous le nom de « surveillance résidentielle dans un lieu désigné ». Cette répression à feu doux évite le spectacle et l’indignation d’une condamnation publique sévère et épuise les campagnes de solidarité et les intérêts des médias en faisant traîner le processus pendant des mois sans aucun nouveau développement, tout en atteignant le même objectif. Il en résulte une peur et un désespoir généralisés.
L’absence générale de solidarité en Chine continentale ne fait qu’exacerber le pessimisme. Par le passé, lorsque de telles arrestations avaient lieu, d’autres groupes – de militants, de la gauche ou des universitaires – surgissaient immédiatement pour exprimer leur colère, signer des déclarations et condamner publiquement ce harcèlement, en appelant à la libération. Mais depuis 2018, ceci n’est guère le cas. Après plusieurs années de ces attaques incessantes, les réseaux de militants ouvriers ne peuvent plus se rassembler autour des militants détenus sans craindre eux-mêmes une visite de la police voire une détention. Pendant ce temps, la surveillance et le harcèlement continus de ceux qui ont été libérés visent à les rendre inaptes à l’action militante. Ce qui reste d’une scène militante ouvrière autrefois pleine d’espoir est aujourd’hui presque méconnaissable. À cet égard, le gouvernement chinois a réussi à augmenter le coût de la défense des droits, même dans les limites de la loi. Les soutiens sur le continent s’amenuisant de plus en plus, le centre de la solidarité s’est déplacé vers des réseaux internationaux plus éloignés, en plus de la base plus traditionnelle de Hong Kong. Après le mouvement de protestation de 2019 à Hong Kong, les mesures en cascade prises par le gouvernement de la région pour persécuter et criminaliser les militants ont également touché les organisations qui se concentrent uniquement ou principalement sur les questions sociales en Chine continentale, y compris plusieurs ONG de travailleurs basées à Hong Kong ainsi que la Confédération des syndicats de Hong Kong (HKCTU) – cette dernière ayant été forcée de se dissoudre en 2021. Il est devenu extrêmement difficile pour les militants basés à Hong Kong d’organiser la solidarité avec leurs homologues de Chine continentale, comme ils l’avaient fait au cours des deux décennies précédentes, ce qui a érodé ce qui avait longtemps été le plus solide bastion de soutien extérieur pour les militants de Chine continentale.
L’effondrement de l’édifice de la société civile en l’espace de quelques années seulement met brutalement en lumière le fait que ces groupements n’ont pas réussi à développer une base sociale solide, sans laquelle ils ne pouvaient pas se défendre contre la répression de l’État. De nombreux militants ouvriers ont sans aucun doute essayé de construire leur base sociale, mais les résultats ont été inégaux et, dans l’ensemble, limités à la fois par l’autocontrainte et la répression de l’État. Malgré des années d’efforts pour construire des réseaux de travailleurs, ces groupes se sont finalement révélés incapables de s’enraciner et de s’ancrer profondément dans les communautés de la classe ouvrière où ils avaient tenté de s’implanter. À une extrémité, les étudiants radicaux de Pékin étaient moins bien connectés à la classe ouvrière, contrairement à ceux de Guangzhou et de Shenzhen. Pour y remédier, certains ont choisi la stratégie de la « prolétarisation », en acceptant des emplois d’usine dans le but d’organiser les travailleurs. Mais ce type d’intervention idéologique risque d’aller plus loin que ce que les travailleurs sont prêts à faire. Elle tend à substituer au militantisme ouvrier le zèle idéologique des étudiants et finit par isoler les militants à la fois de leurs collègues et de toute base potentielle de soutien en dehors de l’université. D’autres, comme les militants de la société civile de tendance libérale de gauche, ainsi que les militants de base plus expérimentés issus du milieu des travailleurs migrants, ont principalement opéré en tant qu’ONG de travailleurs et quasi-ONG dans la province de Guangdong. Ces militants étaient mieux implantés géographiquement et organiquement au sein de la classe ouvrière. Mais la plupart d’entre eux étaient limités par le modèle de service de leurs ONG, qui visait à aider les travailleurs plutôt qu’à leur donner les moyens de s’organiser. Un paradoxe familier est apparu : les organisations les plus enracinées et comptant le plus grand nombre de travailleurs participants étaient également les moins politiques, tandis que les groupes les plus conscients des enjeux idéologiques, tels que les étudiants « prolétarisés », n’ont pratiquement pas réussi à constituer une base efficace parmi les travailleurs. En fin de compte, dans les cas les plus réussis, les ONG de Guangdong ont été en mesure de développer des réseaux de travailleurs, mais jamais rien qui ressemble à des organisations de masse. Les quelques ONG qui avaient au moins commencé à s’orienter vers un modèle d’organisation ont été éliminées peu de temps après avoir commencé à avoir un impact significatif sur les luttes des travailleurs. Cela signifie que face à la répression de l’État, les travailleurs n’ont pas pu être mobilisés en grand nombre pour soutenir les militants ouvriers qui subissaient les assauts de l’État.
La temporalité est importante. Les luttes des travailleurs migrants post-socialistes [18] ne sont apparues, sans grand lien avec les traditions ouvrières antérieures, que dans les années 1990 et se sont étalées sur moins de trois décennies. En revanche, la résistance des travailleurs du secteur public contre la privatisation et les fermetures d’usines dans les années 1990 et au début des années 2000 ressemblait davantage à un « mouvement ouvrier » que les actions ultérieures des migrants, même à leur apogée. Cela s’explique par le fait que les travailleurs du secteur public avaient acquis une capacité d’organisation et une certaine identité de groupe soutenue par une idéologie d’État à travers des générations d’expérience, au moins depuis les années 1950 – et dans certains cas depuis avant 1949 – avec un fort caractère régional centré sur le nord-est. En revanche, le cycle des luttes des migrants a atteint un sommet moins spectaculaire, puis a décliné plus rapidement, et ce n’était pas simplement le résultat de la répression de l’État. Cela reflète également la période plus courte de leur prolétarisation et de leur intégration dans de nouveaux secteurs industriels (en particulier le secteur privé des industries d’exportation), qui ont atteint leurs propres pics régionaux d’emploi moins de deux décennies après leur création – commençant à décliner en même temps que l’emploi manufacturier de la Chine dans son ensemble au début des années 2010. Ce schéma est similaire à ceux qui ont été observés dans de nombreux autres pays, avec des effets comparables sur les luttes prolétariennes [19]. Étant donné que le type de militantisme ouvrier dont nous avons parlé ici a émergé sur la base des luttes des migrants dans les zones côtières de production pour l’exportation, il n’est pas surprenant que ce militantisme n’ait pas été en mesure de survivre à la répression de l’État à un moment où il perdait également sa propre base matérielle.
Alors que nous sommes témoins de la fin d’un cycle de luttes ouvrières en Chine, nous sommes confrontés au fait que la lutte ouvrière ne s’est jamais consolidée sur le plan organisationnel ou politique et qu’il ne lui restait donc pas grand-chose à quoi s’accrocher lorsque la vague de grèves a semblé s’estomper. Nous devons nous rendre à l’évidence que l’avenir immédiat est sombre. Les organisations et les réseaux développés au cours de nombreuses années vont nécessiter des années pour se reconstruire. Mais en plus de cela, l’espace politique pour le faire n’existe tout simplement plus, avec un contrôle idéologique croissant dans le monde universitaire visant précisément à éradiquer les militants potentiels. Nous sommes confrontés à la possibilité de perdre deux générations de militants chinois qui ont consacré leur vie à l’amélioration de la société. Certains des meilleurs sont ou ont été en détention et d’autres sont surveillés de si près que même de très petites actions peuvent conduire à un harcèlement, voire à des détentions répétées. Cela est particulièrement vrai pour la minorité de groupes de militants qui ont réussi à cultiver un leadership organique parmi les travailleurs. Ceux qui sont restés en Chine et n’ont pas abandonné doivent faire des choix de plus en plus difficiles impliquant des risques personnels énormes.
Certaines des hypothèses avancées au cours du dernier cycle de luttes ouvrières doivent être reconsidérées. L’idée d’un soulèvement de la classe ouvrière industrielle au début de la décennie a également été ébranlée. Les travailleurs industriels représentent toujours une fraction importante du prolétariat chinois, même si le pays se désindustrialise progressivement, et leur pouvoir collectif ne doit pas être sous-estimé. Nous avons été surpris de constater à plusieurs reprises qu’une nouvelle vague de grèves d’ouvriers d’usine avait soudainement éclaté, au moment même où nous devenions pessimistes. Mais dans le contexte des changements structurels de l’emploi et de la montée en puissance du secteur des services, la lutte industrielle a été de plus en plus reléguée à l’arrière-plan. Cela se reflète également dans la recherche universitaire, qui a suivi la tendance et mène désormais des études sur les travailleurs du secteur des services, la modernisation industrielle et l’économie de plateforme. Il ne s’agit pas seulement d’un changement d’orientation, mais aussi d’un changement de perspective plus fondamental, qui consiste à ne plus considérer le travail sous l’angle des luttes industrielles.
Un nouveau cycle de luttes ouvrières ?
Les années 2020 pourraient devenir la décennie au cours de laquelle l’État chinois ne sera plus en mesure de gérer les contradictions capitalistes – qui se sont manifestées au niveau national sous la forme de la crise du logement, de l’augmentation de la dette publique ou de l’intensification de la surcapacité industrielle, et au niveau international sous la forme de conflits commerciaux et géopolitiques avec les États-Unis. Mais lorsque les revendications économiques des travailleurs se doublent d’autres conflits, les mouvements de masse qui émergent peuvent élargir leur champ d’action au-delà des revendications économiques. Toutefois, en l’absence d’organisations et de dirigeants reconnus, les formes que peuvent prendre les mouvements de masse sont imprévisibles. La fin d’une époque met à mal nos anciennes certitudes, mais elle nous oblige aussi à prendre en compte l’émergence d’une nouvelle ère et de ses nouveaux horizons de lutte.
Peut-être une note d’espoir : dans les ruines, une nouvelle couche de militant·es commence à émerger, même dans les circonstances les plus difficiles. La destruction des groupes de militant·es décrits ici et des infrastructures qui les soutenaient, y compris les groupes sociaux et les sociétés universitaires, a privé les jeunes de l’espace nécessaire pour apprendre à s’organiser. Toutefois, un renouveau limité du militantisme a été brièvement observé au cours des premières semaines de la pandémie. Les autorités chinoises n’étant pas suffisamment préparées à la riposte à la pandémie, les gens ont été livrés à eux-mêmes pour se préserver et se protéger les uns les autres. Le chaos a donné l’occasion aux gens de s’organiser par nécessité, mais aussi par solidarité sociale, pour se soutenir les uns les autres [20]. C’est alors que toutes sortes d’initiatives d’entraide ont vu le jour, certaines entièrement spontanées, d’autres s’appuyant sur les militant·es existants et leurs réseaux. Les activités de plaidoyer ont temporairement repris autour des droits du travail, par exemple, en se concentrant sur les travailleurs médicaux et sanitaires qui avaient besoin d’équipements de protection. Des militantes féministes se sont également organisées autour de la violence domestique, qui a connu une recrudescence au cours des premiers mois du confinement à Wuhan et dans d’autres régions de Chine, et des militants LGBTQ se sont mobilisés autour des besoins des personnes LGBTQ. Des journalistes citoyens sont venus faire leurs propres reportages sur ce qui se passait, estimant que les autorités ne disaient pas la vérité. Bien sûr, le renouveau de l’activisme social n’a pas duré très longtemps, car le gouvernement a réprimé ces efforts au milieu de l’année 2020, et il ne faut pas exagérer l’étendue et la profondeur de ce renouveau du militantisme. Néanmoins, il s’agit d’une période cruciale pour les nouveaux militant·es, qui peuvent ainsi goûter à la pratique militante, et pour les autres, qui peuvent renouveler leur engagement [21].
Assistons-nous à l’émergence d’un nouveau cycle de luttes ouvrières ? Il y a eu quelques éléments qui pourraient éventuellement constituer un nouveau cycle. Un développement quelque peu surprenant est la mobilisation encore limitée des cols blancs, principalement centrée sur l’industrie technologique qui était en plein essor, mais qui pourrait maintenant être en train de s’effondrer. Même au milieu de la répression de 2019, le débat public sur le travail n’a pas été complètement étouffé. La mobilisation anti-« 996 » (travail de 9 heures à 21 heures, 6 jours par semaine) des employés des entreprises technologiques en 2019 a révélé la réalité du mécontentement qui couvait parmi les jeunes employés professionnels chinois à propos de la culture de travail toxique impliquant de longues heures de travail, puis le terme « involution » est entré dans le vocabulaire populaire pour refléter non seulement le sentiment de surmenage, mais aussi le constat désabusé que le surmenage ne mène qu’à la stagnation personnelle [22]. Plus récemment, ce mouvement s’est transformé en ce que certains observateurs ont appelé le mouvement « anti-travail » de la Chine, qui consiste à « toucher du poisson » [mō yú, une expression chinoise synonyme de farniente au travail – ndt] et à « s’allonger » [23]. Tout cela marque une forme rudimentaire de conscience de classe, dans la mesure où les gens ont commencé à reconnaître que leur situation difficile transcende leurs expériences individuelles. Puis, presque au même moment, nous avons assisté à l’explosion de l’intérêt du public pour les livreurs en 2020.
Le passage au travail à la demande dans le secteur des services, précipité par la désindustrialisation, les changements structurels en matière d’emploi et l’investissement de capital-risque dans les sociétés plateformes, a déjà entraîné une certaine mobilisation des travailleurs. Des réseaux spontanés de livreurs ont vu le jour face aux problèmes croissants et à la mobilisation des protestataires. Chen Guojiang, un ancien livreur devenu défenseur des droits des travailleurs, connu sous le nom affectueux de Mengzhu (« chef de l’alliance des livreurs »), a émergé en tant que leader, mais sans organisation derrière lui. Très confiant et stratège, à l’instar des leaders syndicaux des générations précédentes, Mengzhu a facilité l’entraide, mis en relation les travailleurs par le biais de groupes de discussion en ligne et attiré l’attention par ses courtes vidéos en ligne hébergées sur des sites chinois populaires. Il a aussi réussi parfois à mobiliser les travailleurs et mener des actions coordonnées pour dénoncer les mauvais traitements infligés aux travailleurs par les plateformes de livraison. Ce travail d’organisation l’a conduit en prison de février 2021 à janvier 2022 [24]. Cela correspond largement au schéma des récentes arrestations de militants syndicaux, en particulier à la nature de plus en plus préventive de la répression. Dans le passé, un militant était souvent toléré pendant des années – à condition qu’il ne dépasse pas certaines limites – avant d’être confronté à l’éventualité d’être détenu sur la base d’accusations criminelles. Mais il n’a fallu que quelques années d’organisation de bas niveau, d’une manière qui n’est même pas immédiatement reconnaissable comme une « organisation syndicale » selon les modèles des années 2000-2010, pour que Mengzhu connaisse ce sort. Attirés par les conditions et les actions collectives des livreurs, certains des jeunes militant·es et étudiant·es radicaux encore actifs actuellement se sont intéressés à ce secteur, mais l’espace est limité pour une participation significative [25].
En ce qui concerne le prochain cycle de luttes ouvrières, s’il émerge un jour, il semble probable que la plupart des membres des deux générations de militant·es ouvriers du cycle précédent ne seront tout simplement pas en mesure de poursuivre leur travail, soit parce qu’ils auront abandonné, soit parce qu’ils auront été contraints à l’inactivité. Nous devons nous tourner vers la nouvelle génération de jeunes travailleurs en cols bleus, blancs et roses qui tentent d’articuler leurs expériences de classe et dont certains apprennent à s’organiser à la fois sur leur lieu de travail et en dehors. (Et pour beaucoup d’entre eux, comme les livreurs, leur principal lieu de travail est la rue, tandis que pour d’autres, comme les employés de bureau qui travaillent maintenant à distance dans le cadre de la pandémie, c’est la maison et le cyberespace). Ce qui leur manque en termes d’organisations de la société civile et de groupes d’études marxistes signifie également qu’ils sont libérés de certains fardeaux idéologiques, contraints d’expérimenter de nouvelles méthodes d’organisation et peut-être plus libres d’articuler leur propre politique pour l’ère à venir.
Chuǎng est une revue et un collectif formé par des militant·es qui vivent ou voyagent en Chine continentale depuis la fin des années 1980. Dans une interview radiophonique réalisée fin 2021 par l’éditeur américain de leur livre Social Contagion, Charles H. Kerr, ce collectif s’est présenté ainsi : « Chuǎng : un cheval qui fonce à travers une porte. Ce mot signifie “se précipiter, s’élancer ou charger devant soi”, mais il peut aussi désigner le tracé d’un chemin semé d’embûches et jalonné de combats. Nous avons choisi ce nom pour souligner le caractère nécessairement incendiaire du communisme, ainsi que le cheminement difficile vers l’avant, et sa persistance malgré des défaites parfois désespérantes ». Comme le collectif le dit dans son introduction, Wen est un de ses membres vivant en Chine continentale.
Traduit de l’anglais par JM
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