Les massacres de masse, exterminations et génocides ont été nombreux au cours du 20e siècle. Leur reconnaissance reste très contrastée, acquise pour certains, toujours contestée et refusée à d’autres, tandis que d’autres encore entrent à peine dans le champ de vision historique. À ce titre, d’ailleurs, le négationnisme prétendant contester la réalité de la destruction des Juifs d’Europe est une menace persistante d’autant plus grave et dangereuse que pour diverses autres catastrophes du 20e siècle, le déni, l’effacement et l’oubli ont bel et bien fait leur œuvre. Àtitre d’exemple, ce n’est qu’en mai de cette année – 2021 – que, par la bouche de son ministre des Affaires étrangères, l’Allemagne a reconnu le génocide des peuples Herero et Nama en Namibie entre 1904 et 1908 (« Nous qualifierons maintenant officiellement ces événements pour ce qu’ils sont du point de vue d’aujourd’hui : un génocide »). Quant à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, celle-ci reste encore soumise aux aléas des rapports de forces diplomatiques de diverses puissances avec la Turquie.
Sans doute faut-il reconnaître, dans le silence historique concernant l’Indonésie, la trace même de l’effacement soudain de pans entiers de la société indonésienne, de ses institutions politiques et culturelles, de formes de vie entières au cours de l’année 1965-66. Depuis quelques années cependant, on doit au documentariste Joshua Oppenheimer d’avoir éveillé l’intérêt d’un large public pour cette histoire avec son stupéfiant « The Act of Killing », sorti en 2012 et suivi de « The Look of Silence » en 2014.
Un génocide aux visées anticommunistes
Prenant prétexte de l’arrestation ratée et de la mort de six officiers de l’armée indonésienne opposés au président indonésien et leader anti-impérialiste charismatique, Sukarno, le général Suharto lança, à partir d’octobre 1965, une entreprise de liquidation systématique du Parti communiste indonésien (PKI), à l’époque connu pour être le troisième plus grand parti communiste au monde après ceux d’URSS et de Chine. Furent englouties toutes les organisations ouvrières et populaires (syndicales, féministes, culturelles) et les individus qui avaient un lien réel, distant ou supposé avec le PKI. Le bilan est fréquemment estimé aux environs du million de morts.
Pour beaucoup de chercheurs travaillant sur les expériences génocidaires, la destruction du PKI relève bel est bien du génocide. Référence maintenant incontournable sur cet épisode, l’historien John Roosa [1] observe à ce propos :
« La violence de masse perpétrée en 1965-66 en Indonésie semble à première vue d’ordre politique. C’était une purge d’un parti politique, l’élimination d’une tendance politique au sein du corps politique, un génocide politique. Les cibles de ces arrestations de masse et de ces meurtres étaient des personnes affiliées au parti communiste. Les victimes appartenaient à toutes sortes de secteurs de la société : paysans, professions libérales de classe moyenne, artistes, petits entrepreneurs, soldats, étudiants, enseignants, bureaucrates, et femmes au foyer. Ils avaient en commun leurs liens plus ou moins étroits avec le PKI et ses organisations de masse. »
Pour Roosa, cependant, si l’on peut analyser cette répression en s’intéressant à l’État, à l’armée, aux milices, à la Guerre froide, entre autres, ces catégories risquent de faire passer à côté de la dimension économique du génocide : « L’attaque de l’armée contre le PKI fut aussi un assaut contre la classe ouvrière. La littérature sur le meurtre de masse est souvent restée allusive sur ce point. » Or, rappelle John Roosa, « quasiment toutes les campagnes anticommunistes à travers le monde ont été simultanément des campagnes contre les organisations ouvrières. Et l’inverse est tout aussi vrai : presque tous les massacres contre les organisations ouvrières furent justifiés au nom de campagnes contre le communisme, que les organisations syndicales aient eu ou non un lien avec un parti communiste ».
Rappelant nombre d’exemples de ce qui précède, Roosa en arrive à l’important constat selon lequel « il est que possible de lire des travaux sur les génocides sans jamais trouver de lien avec le capitalisme, et il est possible de lire des histoires marxistes sans trouver d’analyse à part entière du fait génocidaire. » Pour cet auteur, l’une des singularités de l’épisode indonésien tient alors à ceci : « L’histoire de la destruction complète des organisations ouvrières et le meurtre de masse de travailleurs en Indonésie en 1965-66 se trouvent à l’intersection des deux [2] » : violence d’État et violence de classe, violence politique et violence économique.
Si John Roosa n’ignore et ne sous-estime en rien l’assistance qu’apportèrent les États-Unis et la Grande-Bretagne à cette entreprise d’extermination et à la consolidation durable du régime (parfaitement brutal et corrompu de Suharto) qui a pris naissance avec elle, son analyse est particulièrement éclairante en ce qu’elle se concentre d’abord sur les dynamiques et rapports de forces internes à la société indonésienne elle-même, si méconnue : comment le communisme indonésien se caractérisait-il et quel était son degré de présence dans l’armée, déjà si omniprésente à tous les étages de la société indonésienne ? Quelles furent les séquences et les contrastes géographiques du carnage ? Voilà quelques-unes des questions explorées par Roosa.
Dans une perspective tout autre mais complémentaire, le journaliste et chercheur nord-américain Vincent Bevins a récemment enquêté sur la place occupée par le génocide politique indonésien dans la guerre anticommuniste globale. Dans The Jakarta Method : Washington’s Anticommunist Crusade & the Mass Murder Programme that Shaped Our World [3],il retrace dans une enquête très impressionnante la manière dont cette liquidation “réussie” – parallèlement à l’arrivée au pouvoir de la dictature militaire brésilienne – a servi de modèle et d’inspiration directe pour les stratégies d’élimination des mouvements de gauche en Amérique latine. Détail aussi sinistre que révélateur suivi par Bevins dans toute une partie du livre : « operation Jakarta » et « Jakarta arrive » furent les noms de code et expressions utilisés par les tortionnaires en préparation de leur passage à l’offensive. Bevins montre ainsi l’aura globale acquise par l’élimination sanglante du PKI, dont la signification ne se limitait donc en rien à la seule Indonésie, ni même au seul Sud-Est asiatique. Bevins explique par exemple qu’au début des années 1970 « dans le cadre de la collaboration entre le gouvernement brésilien et les forces de droite au Chili, le mot “Jakarta” acquit un usage nouveau. Dans les deux pays, la capitale de l’Indonésie avait désormais le même sens. Operação Jacarta […] était le nom d’une étape secrète d’un plan d’extermination, selon la documentation réunie par la Commission Vérité du Brésil. Des témoignages recueillis après la chute de la dictature indiquent que Operação Jacarta faisait probablement partie de Operação Radar, qui visait à détruire la structure du parti communiste brésilien. Operação Jacarta entendait procéder à l’élimination physique des communistes. Elle appelait au meurtre de masse, tout comme en Indonésie. »
Si les Brésiliens ne commencèrent à entendre parler d’Operação Jacarta que trois ans plus tard, le mot « Jakarta » fit rapidement son apparition publique au Chili : « Dans Santiago, surtout dans les quartiers Est de la ville, dans les collines, où habitaient les familles aisées, quelqu’un commença à placarder un message sur les murs, sous plusieurs formes : “Yakarta viene”. “Jakarta se acera”. Ou parfois, simplement : “Jakarta” ». Selon Bevins, les évènements d’Indonésie étaient déjà présents dans le discours de droite au Chili depuis des années [4].
Une stratégie du choc
Roosa rend compte de la complexité des dynamiques internes à la société indonésienne et à la dimension proprement de classe du génocide politique. Bevins montre l’aura acquise par les évènements de 1965-66 et le véritable modèle d’extermination politique que l’armée indonésienne vint à représenter ailleurs dans le monde. Mais une troisième recherche, tout aussi récente, ajoute un élément de singularité tout à fait considérable concernant l’épisode indonésien. Pour l’historien Wen-Qing Ngoei, basé à Singapour, et pour résumer bien trop rapidement une de ses analyses importantes [5], le massacre indonésien fut pour les États-Unis et leur allié britannique, une image inversée du Vietnam, un Vietnam réussi et aux implications régionales durables.
En Indonésie, l’armée sous le commandement de Suharto se chargea de tout ou presque. Nul besoin d’implication militaire directe : du renseignement, des listes de membres du PKI à éliminer, diverses formes de soutien logistique, des armes suffisaient. Grâce au « règne de la terreur contre le PKI » (selon un consul US sur place), une éventualité jugée désastreuse était effacée, celle de voir le « PKI dynamiser et unir la nation indonésienne » avec le risque d’une Indonésie « offrant un puissant exemple au monde sous-développé, rehaussant de ce fait la réputation du communisme, et faisant subir un revers au prestige de l’Ouest [6] ».
Ainsi, et après la victoire des Britanniques au Malaya au bout de douze années de guerre (rebaptisée « état d’urgence ») contre une insurrection communiste (entre 1948 et 1960), et après l’invention d’un nouveau pays « indépendant » (la Malaisie) aux frontières taillées pour les besoins postcoloniaux et néo-impérialistes de la Grande-Bretagne, l’Indonésie venait achever , en pièce maîtresse, le dispositif d’enserrement régional de l’Asie communiste : une succession d’alliés pro-US – Thaïlande, Malaisie, Singapour, Indonésie, Philippines – formait maintenant un « arc d’endiguement » du Vietnam révolutionnaire et encerclait la Chine (jusqu’au Japon et à la Corée). En cela, si la défaite impérialiste au Vietnam fut certes bien réelle, la victoire anglo-américaine à échelle régionale, moins connue et reconnue, selon Ngoei, le fut tout autant. Les conséquences allaient en être profondes et durables.
Voilà certainement ce qu’illustrent aujourd’hui les très graves tensions actuelles en Mer de Chine méridionale où l’expansion chinoise signifie peut-être d’abord et avant tout la remise en cause d’un ordre régional anglo-US historique en Asie du Sud-Est, issu des stratégies d’anéantissement des luttes d’indépendance de la paysannerie sino-malaise et des charniers anti-communistes de Sumatra, Java ou Bali (avant que les mêmes catastrophes ne s’abattent sur le Timor oriental)
Thierry Labica
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