Les 39 documents mis à disposition aujourd’hui proviennent d’une collection de près de 30 000 pages de fichiers constituant une grande partie des rapports quotidiens de l’ambassade des États-Unis à Jakarta, en Indonésie, de 1964 à 1968.
Ces documents montrent que le gouvernement américain savait pertinemment que l’armée indonésienne menait une campagne de meurtres de masse contre le Parti communiste (PKI) et les organisations de gauche du pays à partir de 1965.
Ainsi, le 21 décembre 1965, Mary Vance Trent, le premier secrétaire de l’ambassade au département d’État, a qualifié les événements de « basculement fantastique sur une période de 10 semaines ». Il comprenait également une estimation selon laquelle 100 000 personnes avaient été abattues.
Un câble de l’ambassade relate que, rien qu’à Bali, quelque 10 000 personnes avaient été tuées à la mi-décembre, y compris les parents et les parents éloignés du gouverneur pro-communiste de l’île. Deux mois plus tard, un autre câble de l’ambassade a cité des estimations selon lesquelles les tueries de Bali avaient atteint 80 000 personnes.
Un câble qui fait partie du volume du département d’État de 2001 indiquait qu’en avril 1966 l’ambassade était stupéfiée par l’ampleur des meurtres et reconnaissait : « Nous ne savons pas franchement si le chiffre réel est plus proche de 100 000 ou 1 000 000 ».
Les nouveaux documents montrent en outre que les diplomates de l’ambassade de Jakarta consignaient un fichier des dirigeants du PKI exécutés. Ils montrent aussi que les responsables américains ont activement soutenu financièrement les efforts déployés par l’armée indonésienne pour détruire le mouvement ouvrier de gauche.
Les documents montrent également que les responsables américains avaient des informations crédibles qui contredisaient la propagande de l’armée indonésienne (qui accusait le Parti communiste indonésien et Pékin de l’enlèvement et le meurtre de sept généraux lors d’un coup d’Etat avorté le 30 septembre 1965).
Ces documents révèlent que, sous la direction de l’armée, les organisations musulmanes Nahdlatul Ulama et Muhammadiyah étaient des participants enthousiastes au meurtre de masse, effectuant des exécutions aveugles ainsi que des exécutions organisées. Ils mentionnent également le recrutement de catholiques par l’armée pour aider à sa campagne d’extermination dans le centre de Java.
Les documents sont disponibles ici :
Files Show New Details of US Support for Indonesia Bloodbath :
https://www.nytimes.com/aponline/2017/10/17/world/asia/ap-as-indonesia-massacre-files.html
Indonésie. Crime de masse à l’ombre de la CIA
Des documents déclassifiés mardi confirment que Washington était « au courant » des grands massacres anticommunistes de 1965. Un euphémisme…
Plus d’un demi-siècle après les faits, Washington admet du bout des lèvres avoir été « au courant » des grands massacres anticommunistes perpétrés en Indonésie entre octobre 1965 et mars 1966. Mardi, le secret a été levé sur 39 documents de l’ambassade des États-Unis à Jakarta. Ils confirment, sur le mode de l’euphémisme, ce que l’on savait déjà depuis longtemps : ces crimes de masse, supervisés par le « commandement pour la restauration de la sécurité et de l’ordre » du général Suharto, ont été planifiés et commis avec la complicité active de la CIA.
En pleine guerre froide, le signal de cette chasse aux « rouges » et aux « athées » était donné le 30 septembre 1965 par l’enlèvement et l’assassinat de sept généraux de l’armée de terre. Jamais la responsabilité des communistes n’a pu être établie dans cette affaire, mais des militaires proches du Parti communiste indonésien (PKI) sont aussitôt accusés de fomenter une tentative de putsch. Le prétexte est tout trouvé pour le général Suharto, un haut gradé de l’armée, qui prend la tête d’une répression aux dimensions génocidaires, dont on ne connaît toujours pas l’ampleur exacte. Cette campagne de terreur a fait, selon les estimations, entre 600 000 et 2 millions de morts, des militants du PKI, mais aussi des étudiants, des femmes, des paysans, des ouvriers, des intellectuels soupçonnés de sympathies communistes. Dès l’automne 1965, les dirigeants du PKI Aïdit, Lucman et Njoto sont exécutés sans jugement. Celles et ceux qui échappent à l’extermination doivent endurer l’esclavage, la disparition, la déportation dans des camps de concentration, la torture, les viols, la prostitution forcée.
Objectif : la « complète extirpation » d’un « foyer d’infection »
Force politique de premier plan dans l’archipel avant cette mise à mort, allié du nationaliste Sukarno, le PKI comptait 3,5 millions de membres et une quinzaine de millions de sympathisants, ce qui en faisait le troisième Parti communiste le plus influent du monde, après ceux de Chine et d’Union soviétique. Un « foyer d’infection » menaçant de s’étendre à l’Ouest, selon le vocabulaire alors en vogue à Washington. Il faut dire que les États-Unis voient d’un très mauvais œil l’expérience originale du non-alignement initiée dix ans plus tôt à Bandung, dans le sillage de la décolonisation. Et c’est bien avec l’appui de la CIA que Suharto, mobilisant le camp réactionnaire et la droite religieuse, exécute son plan de « complète extirpation » du communisme du pays. La destitution de Sukarno, au printemps 1966, inaugure en Indonésie une longue nuit, jusqu’à la chute du dictateur, chassé par un soulèvement populaire en 1998. Il est mort en 2008, sans répondre de ses crimes.
Les documents déclassifiés mardi établissent que Washington disposait d’informations détaillées sur l’ampleur, le déroulement et les auteurs de ces massacres anticommunistes. Position de spectateurs ? En fait, les États-Unis ont pris une part active dans ces atrocités. Dès l’été 1971, la presse américaine révélait la teneur d’un mémorandum de l’état-major interarmées daté du 13 janvier 1962, relatif à l’extension de l’engagement américain au Vietnam. Voilà ce qu’on pouvait y lire : « La perte du Sud-Est asiatique aurait un effet préjudiciable sur notre stratégie militaire (…). Tous les archipels de l’Indonésie pourraient tomber sous la domination de l’URSS et devenir autant de bases communistes (…). Le bloc sino-soviétique contrôlerait l’accès oriental de l’océan Indien. Une pression serait exercée sur les Philippines et le Japon pour qu’ils adoptent, dans le meilleur des cas, une position neutraliste. » Se met alors en place une stratégie des dominos censée hâter une « victoire rapide » au Vietnam. Alors que l’escalade s’y poursuit, Washington intensifie ses contacts avec le camp réactionnaire au sein de l’armée indonésienne. Le fichage des communistes commence, avec l’approbation de l’ambassadeur Marshall Green, qui reconnaît en 1990, dans les colonnes du Washington Post : « Je savais que nous avions bien plus d’informations sur le PKI que les Indonésiens eux-mêmes. » Le diplomate n’est pas le seul à confirmer, dans une enquête publiée par le quotidien, l’implication américaine dans la préparation des massacres. Des officiels admettent « avoir systématiquement établi des listes détaillées de responsables communistes indonésiens, depuis les échelons supérieurs jusqu’aux cadres locaux dans les villages ». Ces listes sont remises aux généraux criminels. Commentaire glaçant d’un ancien membre de la « section politique » de l’ambassade américaine à Jakarta, Robert J. Martens, cité par le Washington Post : « Ils ont sans doute tué une masse de gens et j’ai beaucoup de sang sur les mains, mais tout n’est pas mauvais là-dedans. Il y a des occasions où l’on doit frapper fort à un moment décisif. » Frapper fort ? Dans un rapport datant de 1983, la CIA admet elle-même que le massacre des communistes indonésiens représente un « carnage » et même « l’un des pires meurtres de masse du XXe siècle ».
Dans l’archipel, les rescapés et les parents des victimes attendent toujours justice et réparations. Pour eux, la mise au ban, l’humiliation et les discriminations se perpétuent, jusqu’à nos jours. En Indonésie, le Code pénal sanctionne encore de sept ans de prison toute tentative, écrite ou verbale, de « diffuser la pensée communiste ».
Rosa Moussaoui
Journaliste à la rubrique Monde de l’Humanité
* JEUDI, 19 OCTOBRE, 2017. L’HUMANITÉ :
https://www.humanite.fr/indonesie-crime-de-masse-lombre-de-la-cia-644033
Washington au courant des massacres en Indonésie en 1965-66
Le gouvernement américain était au courant des massacres de l’armée indonésienne lors des purges anticommunistes de 1965-66 dans l’archipel d’Asie du Sud-Est, révèlent des archives déclassifiées par les Etats-Unis, sur l’une des pires atrocités du XXe siècle.
Les 39 documents de l’ambassade des Etats-Unis à Jakarta, sur lesquels le secret a été levé mardi, couvrent la période de 1964 à 1968, en pleine guerre froide. Ils apportent de nouvelles informations sur l’un des épisodes les plus mouvementés de l’histoire moderne en Indonésie.
Environ 500.000 personnes affiliées au Parti communiste indonésien (PKI) ont été tuées d’octobre 1965 à mars 1966 par des militaires et des milices civiles, selon des historiens.
Les massacres ont débuté après que le général Suharto a réprimé un coup d’Etat manqué en 1965, attribué par les autorités aux communistes. Le dictateur avait ensuite pris le pouvoir et dirigé le pays d’une main de fer pendant 32 ans. Il a été chassé du pouvoir par une révolte populaire en 1998, à la suite de la crise financière asiatique, et est décédé en 2008.
Au cours de son règne, les massacres ont été présentés comme une étape nécessaire pour débarrasser le pays du communisme, à une époque où l’Indonésie avait le troisième plus grand parti communiste au monde après la Chine et l’Union soviétique.
Les documents déclassifiés montrent que des responsables américains dans l’archipel disposaient d’informations détaillées sur les massacres perpétrés avec la complicité d’organisations musulmanes du pays.
Dans un télégramme diplomatique envoyé depuis la ville de Surabaya le 26 novembre 1965, le consul américain soulignait que nombre d’informations en provenance de l’est de Java fournissaient « une indication de massacres », ajoutant que jusqu’à 15.000 communistes pouvaient avoir été tués dans un seul massacre.
Un mois plus tard, le même consul indiquait que des prisonniers communistes aux mains de l’armée étaient « livrés à des civils pour être massacrés ».
D’autres victimes ont été « enlevées dans des quartiers populaires avant d’être tuées et les corps sont brûlés plutôt que d’être jetés dans des fleuves », selon ces documents.
« Comparable à l’abattage de poulets »
Des membres de l’une des plus grandes organisations musulmane d’Indonésie, Muhammadiyah, ont affirmé que les communistes étaient « des infidèles au plus bas niveau de l’échelle, verser leur sang est comparable à l’abattage de poulets », relève un câble diplomatique du consulat américain dans la ville de Medan, sur l’île de Sumatra.
Des défenseurs des droits de l’Homme ont appelé les Etats-Unis et l’Indonésie à publier tous les documents classifiés restants sur ces massacres.
« Ces documents classifiés sont cruciaux pour disposer d’archives historiques complètes sur ces tueries et pour que la justice soit rendue pour ces crimes », a déclaré à l’AFP Andreas Harsono, chercheur de l’ONG Human Rights Watch (HRW) en Indonésie.
Après la chute de Suharto, les appels se sont multipliés pour réclamer que l’Indonésie se penche sur ces événements. Un débat public à ce sujet est toujours tabou dans de nombreux milieux.
Le gouvernement a engagé depuis peu des mesures timides pour tenter de faire la lumière sur ce chapitre noir de l’histoire de l’Indonésie, au grand dam des éléments conservateurs au sein des forces de sécurité. Jakarta a récemment apporté son soutien à la première discussion publique sur ces massacres, à laquelle participaient des survivants et des militaires.
Mais ces initiatives provoquent aussi des réactions violentes. En septembre, une réunion organisée par des défenseurs de droits de l’homme sur ces atrocités a été interrompue violemment par des manifestants anti-communistes. Cinq policiers avaient été blessés et une vingtaine de personnes arrêtées.
L’an passé, le ministre indonésien de la Défense avait déclaré que les victimes des purges anticommunistes « méritaient de mourir ».
Par ailleurs, les livres scolaires omettent certains éléments concernant les violences perpétrées au cours de ces purges.
AFP, 18 octobre 2017 à 11:27