Avec l’encouragement et l’assistance de la Grande-Bretagne et des États-Unis, fut effacé le troisième plus grand parti communiste après ceux d’URSS et de Chine. Ainsi disparaissait l’éventualité d’un développement supplémentaire du socialisme en Asie du Sud-Est, dans l’un des plus grands pays du monde. Avec l’extermination du PKI et le début du long règne de Suharto (jusqu’à 1998), les puissances impérialistes complétaient et renforçaient alors d’une pièce maîtresse leur arc d’endiguement (Thaïlande, Malaisie, Singapour, Indonésie, Philippines) de l’Asie communiste.
Depuis la parution du livre Pretext for Mass Murder, paru en 2006, les travaux de John Roosa sur cet épisode font référence dans la quasi-totalité des recherches sur ce pays et sur l’Asie du Sud-Est des années 1960. À l’occasion de la parution de son ouvrage Buried Histories : The Anticommunist Massacres in 1965-66 in Indonesia (The University of Wisconsin Press, 2020), John Roosa a accepté de répondre aux questions de Contretemps.
Contretemps : Je voudrais commencer par les circonstances dans lesquelles vous avez conduit votre recherche et écrit votre travail sur l’Indonésie au cours des vingt dernières années. Le livre dont nous allons parler, comprend-on, forme le troisième volet de ce qui est maintenant une trilogie [1]. Pourriez-vous nous parler d’abord de la trajectoire d’ensemble de ce travail de longue haleine depuis la première publication (en indonésien) en 2004 ?
John Roosa : Je me suis rendu pour la première fois en Indonésie pour des raisons personnelles au milieu des années 1990 et les mobilisations, là-bas, contre le régime de Suharto [2], mais aussi, au même moment, pour l’indépendance du Timor oriental éveillèrent mon intérêt pour ce pays en m’incitant fortement à y consacrer mon travail. Survint en outre une succession d’évènements majeurs : la chute de Suharto en 1998, puis le référendum pour l’Indépendance du Timor oriental en 1999. Je me suis donc trouvé intimement lié à ces évènements, que je me suis mis à suivre de près en me liant d’amitié avec diverses personnes qui y étaient engagées, et en solidarité avec elles.
Compte tenu de ma formation d’historien, cependant, j’ai voulu entreprendre un projet sur l’histoire indonésienne. Je fus frappé par le fait que les évènements de 1965-66, lorsque Suharto prit le pouvoir et des milliers de gens furent massacrés, restaient assez mal compris. Donc, à partir de 2000, je me suis mis, avec un groupe de chercheurs indonésiens, à conduire des entretiens d’anciens prisonniers politiques. Notre priorité était de faire un simple travail d’entretien avec tous les prisonniers que nous pouvions rencontrer, soit, au bout du compte, quatre cents d’entre eux, ainsi que les membres de leur famille dans différentes régions d’Indonésie : à Java et à Bali, et ailleurs encore. À l’origine de ma recherche et de mon travail, jusqu’à mon livre le plus récent, il y a donc ce qui avait débuté en 2000 : des entretiens oraux avec d’anciens prisonniers politiques.
CT : Comment, en Indonésie même, les conditions de cette recherche ont-elles évolué au cours de ces vingt années ? Dans votre livre, vous faites référence à plusieurs évènements qui semblent avoir ouvert des possibilités nouvelles de discussion sur ce qui s’est passé en 1965 et après. Par exemple, le livre s’achève par une discussion du « symposium » qui eut lieu en Indonésie en 2016 [3]. Son produit final n’était certes guère novateur, mais elle eut au moins le mérite d’avoir lieu et vous semblez suggérer qu’elle autorisa une forme ou une autre de parole publique sur ces évènements. Je pense aussi à votre allusion à l’ouverture d’une collection aux archives nationales en 2013, ou encore à la fin de la censure contre votre livre de 2006 (Pretext for Mass Murder [4]). En dépit de toutes les difficultés persistantes, l’environnement de recherche est-il devenu un peu plus favorable dans l’ensemble ?
John Roosa : On a parfois le sentiment d’assister à de sérieux reculs quant à la possibilité même d’une parole publique, ou d’une quelconque mobilisation politique autour de la définition des droits des victimes de 1965-66. Dès la chute de Suharto, en 1998, il y eut un grand vent de liberté et les gens eurent le sentiment que les choses étaient désormais possibles. Les élites du pays furent saisies par la panique. Leur position dominante restait fragile. En outre, avec le départ de l’un des leurs au pouvoir – le général Suharto -, même l’armée s’inquiétait pour son avenir (Suharto est resté au pouvoir pendant trente-deux ans !). Tout était donc centré sur sa personne et d’un seul coup, le voilà qui quitte le pouvoir. Il y eut donc des manifestations, l’apparition de nouveaux médias, de toutes sortes d’organisation, et les victimes elles-mêmes, détenues comme prisonnier.es politiques, indéfiniment, sans motif, qui avaient été renvoyées de leur travail, qui avaient vu leurs amis, les membres de leur famille, leurs camarades assassiné.es ou disparaître, elles aussi, commencèrent à s’organiser. On vit alors bon nombre d’organisations se charger de représenter les intérêts des victimes qui s’exprimaient maintenant en tant que victimes et le revendiquant : « nous sommes des victimes ! » Il y avait des désaccords entre les uns et les autres sur la stratégie à adopter et divers groupes se formèrent, chacun publiant ses propres newsletters.
Lorsque j’ai commencé mes recherches en 2000, il y avait donc ce genre d’ouverture, mais il me fallait quand même rester discret. Je ne pouvais agir au grand jour. L’armée était toujours là. Elle est présente partout dans la société indonésienne où elle fait office de super-police. Le climat de peur et de répression ne s’était donc pas dissipé, mais de vraies failles apparaissaient parfois dans cette époque marquée par l’emprise de Suharto sur le pouvoir. Je pus donc mener ces recherches, et mes collègues aussi. Les victimes sortaient de l’ombre, prêtes à apparaître en public et à livrer leur témoignage. Certaines parmi elles étaient toujours terrifiées et refusaient de participer à des entretiens. Mais beaucoup se manifestaient. Dans une certaine mesure, il y a eu depuis un recul des libertés et une réaffirmation du pouvoir militaire. Mais en même temps, on a vu une nouvelle génération dont l’endoctrinement n’est pas celui qu’ont subi les gens qui ont grandi sous le régime de Suharto. La semaine dernière encore (à l’approche de cette période de l’année – fin septembre, début octobre – où beaucoup d’évènements sont organisés en Indonésie), ce journal plutôt grand public, sorte de revue généraliste, a fait sa une avec « La tragédie de 1965 ». C’est sans précédent, en fait. D’une certaine manière, les choses sont plus ouvertes parce que l’on parle d’un passé maintenant plus lointain. Mais l’armée continue de mettre sa propre version des évènements au cœur du processus de légitimation de ses pouvoirs exorbitants sur la société.
CT : Vous insistez également, vers la fin du livre, sur le fait qu’il y a aussi un certain nombre d’intérêts économiques en jeu, et donc que des révélations pourraient venir remettre en question la manière dont certaines ressources ont été accaparées au cours de ou en conséquence des évènements de 1965.
John Roosa : Il est très difficile, lorsque l’on est hors d’Indonésie, de comprendre les particularités de la place de l’armée au sein de cette société. C’est une situation inhabituelle. L’armée fonctionne par niveaux imbriqués, comme des poupées russes, couvrant le pays tout entier. C’est au point que l’on trouve du personnel militaire jusque dans chaque village. Ça commence donc au niveau du village avec de simples soldats ou des caporaux postés là. Puis on remonte au niveau supérieur, jusqu’au niveau national. Il existe une sorte de réseau d’officiers en fonction stationnés à travers la société sans rôle bien défini. L’ambiguïté de leur statut fait que l’on ne peut pas vraiment dire qu’ils servent les intérêts de la croissance économique ou même de la croissance capitaliste. Mais en général ils remplissent une sorte de fonction de police, ou de force de police supplémentaire s’ajoutant à la police à proprement parler, au service des intérêts patronaux, pour l’évacuation de terrains, la réquisition de terres pour le compte d’une exploitation houillère, ou la réquisition de terres pour de nouvelles surfaces agricoles. Voilà leur rôle : servir ce genre d’intérêts patronaux. Mais ils se servent aussi, au passage, sur le dos de ces mêmes entreprises.
CT : Ce sont là des aspects centraux de votre livre, notamment lorsque vous rappelez avec insistance que « l’armée doit être définie de manière plus précise ». Mais ceci vous conduit aussi à formuler un argument plus théorique dans lequel vous contestez les lectures de Gramsci restées aveugles au rôle du pouvoir militaire bien concret, et en regrettant également la façon dont les discussions autour de Gramsci sont passées à côté de ce que la trajectoire du PKI pouvait apporter à une compréhension plus complète et plus profonde des concepts gramsciens de « guerre de position / mouvement ». On va y revenir, mais dans l’immédiat, la compréhension plus serrée de la question de l’armée vous permet de proposer un cadre analytique de la dynamique des massacres en distinguant entre diverses catégories de responsables, en reconnaissant le rôle ceux qui s’y sont opposé, en contrastant des lieux et des phases (là où ont prévalu une certaine confusion, parfois un orientalisme crasse, et surtout, les inversions et les évasions fallacieuses de l’anticommunisme officiel). Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ce rôle et ce pouvoir de l’armée, en tant que force sociale et politique, au début des années 1960, c’est-à-dire à la veille de la catastrophe ?
John Roosa : L’armée telle qu’elle existe aujourd’hui est une créature des évènements de 1965-66. Ce n’est pas simplement la dictature du Général Suharto qui prit le pouvoir. C’est l’armée tout entière, tout le haut commandement de l’armée, qui s’empara de l’État. Les militaires ne se contentèrent pas d’investir la bureaucratie civile pour contrôler l’État. Ils avaient non seulement en main cette dimension de l’État, mais ils disposaient aussi d’un gouvernement parallèle sous la forme de commandement territorial, qu’ils étendirent après 1965, consolidant ainsi leur position de force. Tout ceci continue aujourd’hui et représente un obstacle permanent à toute forme de démocratisation du pays. Nombre de dirigeants politiques semblent l’accepter comme l’ordre naturel des choses et n’essayent plus d’y changer quoi que ce soit. On n’entend donc pas grand monde revendiquer la fin de ce commandement territorial, mis à part quelques officiers, très minoritaires, pour qui « nous devons être une armée professionnelle : le fait d’être si intimement mêlés à l’économie politique de l’Indonésie nous empêche de fonctionner comme une armée digne de ce nom ». Les généraux deviennent très, très riches et se lancent ensuite en politique. Il y a donc une sorte de politisation de l’armée à laquelle on assiste depuis l’après-1965.
Il faut quand même rappeler que ce commandement territorial précède l’année 1965 et prend forme à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Au départ, il permet aux composantes conservatrices dans la société de se confronter au parti communiste. Entre la fin des années 1950 et 1965, le parti était en croissance très rapide et les éléments anticommunistes dans la société en étaient particulièrement inquiets et se regroupèrent derrière l’armée. L’élite des généraux étaient anticommuniste pour la plupart d’entre eux. Mais c’était une armée dont les origines remontaient à la révolution de la fin des années 1940 et en Indonésie, on parle bien de « la Révolution Indonésienne ». Reste à savoir, cela dit, de quelle genre de révolution on parle exactement : le mot renvoie, en l’occurrence, à la lutte contre les Néerlandais qui tentaient, à la fin des années 1940, de recoloniser les Indes néerlandaises. Ce fut une lutte armée. Les Néerlandais finirent par renoncer en 1949, quand les États-Unis décidèrent de cesser leur soutien financier à la répression de ce qui s’avérait être, selon eux, un mouvement non-communiste de nationalistes indonésiens.
C’est donc une histoire intéressante. En 1949, les États-Unis constatent que les nationalistes indonésiens sont anticommunistes parce que fin 1948, ils avaient réprimé un soulèvement communiste d’ampleur très limitée. On pouvait donc compter sur leur anticommunisme. Pour les États-Unis, pas d’objection à ce que ces gens accèdent à leur indépendance ! Au Vietnam, cependant, les États-Unis continuèrent d’apporter leur aide financière aux Français jusqu’à la défaite de l’armée française en 1954. Mais les nationalistes indonésiens prirent leur essor, forts de leur propre État, en 1950.
Les Néerlandais étaient partis et l’armée était le produit de cette lutte. La situation était donc différente de celle de l’armée vietnamienne, suffisamment puissante pour mener des batailles rangées contre une armée européenne. Cette armée indonésienne était cependant très grande et traversée de diverses tendances politiques ; une armée très politisée dans laquelle des alliances s’étaient formées avec des partis politiques. Une composante de l’armée soutenait le PKI. Le PKI s’occupait d’organiser l’éducation politique, des classes pour soldats et officiers, à la fin des années 1940. Et une fois l’indépendance acquise, après 1950, le parti communiste y avait encore des contacts, avec des soldats et des officiers favorables au PKI, rendant des services au PKI, transmettant des informations au PKI pour lui faciliter le travail en contribuant à une meilleure compréhension de la situation politique.
Sukarno était alors président et avait pris la tête d’une campagne anti-impérialiste internationale. On remarque au passage que pas mal de choses sont parues sur la Conférence de Bandung en 1955 mais il n’y est quasiment jamais question du contexte indonésien. Cette conférence était organisée en Indonésie ! Par Sukarno ! Mais la question de savoir qui était Sukarno et ce dont il s’agissait, est passée sous silence. Et le fait que dix ans plus tard, Sukarno fut renversé et que toute cette génération d’anti-impérialistes liée à Bandung fut massacrée, n’apparaît pas dans cette littérature récente sur la Conférence de Bandung… Mais passons.
À partir de cette période 1950-65, on observe de très fortes tensions entre communistes, anticommunistes, diverses composantes non-communistes, pas franchement hostiles au PKI, mais pas favorables non plus. C’est une conjoncture compliquée et l’armée en était donc partie prenante.
CT : Au nombre des rares choses que l’on connaît à propos du PKI, il y a le fait que ce parti était le troisième plus grand parti communiste au monde après ceux d’URSS et de Chine. Je présume qu’il doit y avoir une certaine tendance à imaginer que la référence générique au maoïsme doit suffire pour se faire une idée générique de ce qu’était le PKI. À la lecture de votre livre, on comprend que les choses sont beaucoup moins simples et beaucoup plus spécifiques, notamment si l’on veut comprendre l’extrême vulnérabilité de cette organisation pourtant apparemment si puissante et dont les membres furent exterminés de manière aussi impitoyables tout en restant généralement sans défense. Que pouvez-vous nous dire du communisme indonésien, de sa singularité, au début des années 1960, à la veille de ces évènements ?
John Roosa : Je ne pense pas que la littérature sur le PKI, généralement écrite pas des universitaires étrangers, a bien saisi la nature tant de l’activité à la base de ce parti que des positions théoriques plus précises du parti. Du côté de l’activité de la base du parti, les analyses existantes ne parviennent pas vraiment à expliquer la croissance énorme du parti. On en trouve des explications de type culturel qui lient le parti aux traits de la culture javanaise (le parti était centré sur Java qui est l’île la plus peuplée d’Indonésie). Il y a aussi les explications malthusiennes, assez bêtes, pour le coup : la pression démographique sur la terre cause de la pauvreté, et les pauvres soutenaient le PKI… Bon, les explications culturelles ou démographiques de ce genre ne manquent pas.
Mais j’ai voulu regarder ces évènements en remontant aux années 1920 quand le parti commença à s’organiser, avec ses militants de base qui construisaient les mobilisations populaires, dans les villages, dans les usines et les lieux de travail, vraies figures de héros, très appréciés, respectés des pauvres, et dont le réseau s’étendait à toute l’Indonésie. Pour comprendre l’origine du parti et de son audience croissante, c’est de ce côté qu’il faut regarder !
En 1955, lors des premières élections législatives, le PKI arriva à la quatrième place, talonnant les partis arrivés en tête, et comptait donc parmi les quatre principales formations. Celles-ci se situaient tout juste au-delà des vingt pour cent et aucun parti n’avait d’avance nette sur les autres. Le PKI était donc de ceux-là et était maintenant très important. Beaucoup en furent surpris et les anticommunistes en état de choc : mais d’où sortaient donc tous ces gens ?! Beaucoup ne savaient rien de cette intervention dans les masses en cours depuis les années 1920, avec tous ces militants respectés des pauvres qui y voyaient leur soutien, leurs protecteurs, défendant leurs intérêts.
Le PKI s’édifia sur cette base alors bien en place au début des années 1950, s’appuyant sur la réputation de ses militants engagés dans la lutte pour l’indépendance. Fort de la protection de Sukarno contre la répression exercée par les diverses élites qui voulaient l’attaquer, le parti fut en mesure de se développer davantage. Cet accord avec Sukarno remonte principalement à 1959 lorsque celui-ci lança la politique de « Démocratie guidée » [5], soutenue par le PKI qui érigea alors Sukarno en dirigeant du parti hors du parti. Il fallait le suivre et le protéger. Mais en retour, il fallut modérer certaines interventions et se tourner plus vers la construction du parti, le recrutement d’un nombre toujours plus important de militants. Il leur était donc possible d’agir plus au grand jour, au cours de ces six années de la « Démocratie guidée », sans crainte de la répression. Le parti tira avantage de cette conjoncture et attira beaucoup de gens dans ses rangs (on ne sait pas bien combien exactement : le parti gonflait toujours ses chiffres pour annoncer des millions de membres, mais il demeure que ce soutien était massif). On comptait bel et bien des millions – combien précisément, on ne sait pas – de membres, de sympathisants sous une forme ou une autre, dans telles ou telles organisations de masse. Le parti en créa un grand nombre, qui lui servaient de vitrine, mais qui permettaient à toute personne de soutenir le parti sans en devenir membre à part entière. Paysans, femmes, travailleurs, artistes, et ainsi de suite (l’organisation de jeunesse étant par ailleurs celle du parti lui-même).
CT : Les organisations de femmes (Gerwani) et des artistes (Lekra) étaient donc affiliées mais sans être formellement des organisations du parti ?
John Roosa : Exactement. Le parti ne le souhaitait d’ailleurs pas. Les dirigeants du parti avaient encore dans l’idée que pour devenir membre du parti, il fallait avoir reçu une formation politique ; il fallait avoir accompli un travail organisationnel important, pour une grève, ou tout autre intervention permettant de faire ses preuves. Ils voulaient donc pouvoir disposer de ce genre de structures intermédiaires pour des sympathisants qui ne pouvaient pas encore adhérer au parti. Dans certains cas, le parti pouvait même expliquer à des personnes désireuses d’y adhérer qu’elles seraient plus utiles en apparaissant comme non-communistes.
Le PKI parlait de « lutte pour l’hégémonie ». Il s’agissait de construire cette hégémonie par le biais de ces organisations politiques civiles, non armées, et intervenant dans les institutions politiques existantes, à savoir, ces institutions étranges de la « Démocratie guidée ». Elles connurent un succès considérable à ce titre.
Le parti n’avait personne pour théoriser sa pratique, contrairement à ce qui pouvait exister dans d’autres organisations communistes ailleurs dans le monde. Sa littérature se résumait plutôt à des formules, en suivant des orientations soviétiques et chinoises. Mais dans son travail de masse, il avait recours à ses propres ébauches théoriques qui méritent d’être reconnues. Je veux dire par là que l’on a largement affaire à une sorte de cadre gramscien, en dépit du fait que le parti n’avait pas entendu parler de Gramsci qui avait formulé ses idées en prison. Le PKI les pratiquait dans les faits. Donc si l’on s’intéresse à Gramsci, il faut s’intéresser à l’action du PKI dans la mesure où il fut à la fois la version la plus aboutie d’une pratique gramscienne mais aussi son plus grand échec.
CT : Pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce propos ? Dans le livre, votre critique de certaines lectures expertes de Gramsci est assez sévère pour leur oubli de la question centrale du pouvoir militaire en tant que composante déterminante dans ce contexte.
John Roosa : Il va me falloir écrire plus longuement et développer cet argument qui reste tout juste évoqué dans ce livre dans lequel je m’efforce d’accomplir plusieurs choses en même temps. Je ne pense pas que le PKI ait été compris quant à sa stratégie militaire. Tout en mobilisant quantité de civils, il entretenait des relations avec des membres de l’armée. Il les utilisait et réciproquement. Puis en 1965, le dirigeant national du PKI, D. N. Aidit, (c’est l’objet de mon livre de 2006, Pretext for Mass Murder), entendait utiliser cette présence clandestine du parti au sein de l’armée pour conduire une action destinée à en purger la direction. Aidit eut donc recours à cette dimension clandestine, non-officielle du parti, à ce réseau de sympathisants dans l’armée pour passer à l’action. Ce fut un échec que l’on attribua au parti tout entier dont les militants furent persécutés et assassinés. Le livre Buried Lives se concentre surtout sur cette violence dirigée contre les militants du parti.
Mais j’ai voulu montrer que le PKI ne se contentait pas d’être juste une organisation civile. Il l’était certes au premier chef et luttait pour l’hégémonie dans la société civile. Mais il avait aussi cette autre dimension et disposait d’une stratégie pour faire face à la menace permanente de répression. Le parti avait été régulièrement la cible d’attaques depuis sa création dans les années 1920 et avait appris à vivre avec cette hostilité. Après 1950, la tactique consista à s’appuyer sur l’aile clandestine du parti pour déjouer la répression militaire. Après 1959, alors qu’il mobilisait plus de monde encore, le parti s’appuya sur Sukarno, commandant en chef des forces armées, et s’en trouva à l’abri tant que Sukarno resta pouvoir.
Le nombre de gens qui rejoignirent le PKI avant 1965 signale la plus grande réussite de cette stratégie. Mais par la suite, son échec fut lié au choix, vers 1965, de la marche à suivre pour se prémunir contre la montée des menaces venues des généraux de droite et pro-étasuniens. Le parti pensa pouvoir survivre à la répression qui, se disait-on, serait comparable à l’épisode de 1951 qui avait vu bon nombre d’arrestations de militants. Il pensait pouvoir tenir le coup face aux arrestations et aux détentions. Mais ce fut bien pire et personne n’avait seulement imaginé ce qui devait finalement se passer, entre massacres et disparitions, de personnes détenues en particulier.
Alors pour en revenir à la question concernant Gramsci : nous avons cette institution du PKI, un parti communiste dont la dimension gramscienne n’a pas été prise en compte. Cette dimension, ou ce lien, doivent être reconnus. Mais lorsque que l’on se tourne vers Gramsci, il faut changer de regard et penser la manière dont le parti communiste intègre la question de la coercition. S’agissait-il simplement d’un grand parti tourné vers la légalité et aux méthodes pacifiques ? Non. Le PKI avait une stratégie militaire. Tout parti qui mobilise les masses se doit d’avoir une stratégie incluant une vision militaire sous une forme ou une autre. Ce n’est pas seulement l’affaire d’une aile militaire. Il me semble que l’un des éléments les plus judicieux qui ressort de la littérature sur Gramsci concerne le caractère mutuellement non-exclusif du rapport entre « guerre de position » et « guerre de mouvement », ou, le fait que quand une organisation de gauche organise une grève, par exemple, cette grève intègre des éléments de coercition pour empêcher l’apparition de briseurs de grève, pour se protéger contre la police.
CT : Quelle fut la place et le rôle de l’islam au sein du communisme indonésien ?
John Roosa : Lors de la création du parti en 1920, une de ses principales stratégies organisationnelles consista à prendre appui sur une organisation déjà existante et très populaire dans la province centrale de Java : l’Association islamique (Sarekat Islam). Le PKI organisait aussi des ouvriers d’industrie, des dockers et des employés des chemins de fer. Mais afin de gagner en surface, il intégra l’Association islamique et, ce faisant, reconnut dans l’islam une religion de justice sociale.
Il y avait de nombreux savants de l’islam dans les années 1920 à Java (des Kyais), qui appréciaient le parti communiste et voyaient dans son idéal de justice sociale l’objet même de l’islam. Le principe directeur pour tout bon musulman était de se battre pour la justice sociale. Pour cette génération des années 1920-1930, l’alliance entre communisme et islam avait une grande importance. Les choses changèrent dans les années 1940 avec la montée du nationalisme, après 1945, lorsque la nature de la mobilisation politique se diversifia ; les organisations islamiques n’étaient pas les seules à lutter pour l’indépendance indonésienne et le parti perdit ce lien fort avec ce type de théologie de la libération propre à l’Islam. Il en restait néanmoins quelque chose après 1945 et encore nombreux étaient ceux pour qui cette relation avait toujours cours.
À l’indépendance et après 1950, le choix du parti fut simplement d’éviter la question religieuse. La religion est l’affaire personnelle de chacun : « nous ne sommes pas anti-religieux, c’est une question privée, un droit que chacun a de choisir la religion qu’il veut, ou de ne pas avoir de religion du tout. » Nombre de sympathisants du PKI étaient musulmans et le restèrent. Les dirigeants nationaux du parti étaient souvent présentés comme athées mais ceux-ci n’essayaient pas de promouvoir l’athéisme chez les militants de base du parti. Encore une fois, il revenait à chacun de déterminer la religion qu’il ou elle voulait suivre, que ce soit le bouddhisme, l’hindouisme, le christianisme… Ça ne concernait pas le parti. En 1965, on trouvait encore un certain nombre de gens dans le parti pour qui cette question restait importante, qui écrivaient sur le sujet, estimaient que selon « l’interprétation correcte de l’islam », la priorité allait à la justice sociale.
CT : Votre livre se concentre sur les dynamiques internes propres à la société indonésienne elle-même où apparurent les formes de violences systématiques les plus extrêmes. Vous ne faites, dès lors, que rapidement référence à une dimension qui, je suppose, serait plus familière ou, au moins, plus prévisible pour nombre de lecteurs.rices, à savoir, le rôle des États-Unis et de la Grande-Bretagne et leur degré d’implication dans cette histoire. Sans rien soustraire aux forces en jeu propres à la société indonésienne et engagées dans ces terribles évènements, quelle importance faut-il accorder ici à la politique britannique et états-unienne ? Je pense au fait, notamment, que deux ans plus tôt, en 1963, la « Confrontation » (« Konfrontasi » [6]) militaire avait commencé entre l’Indonésie et la Grande-Bretagne qui tentait de pérenniser son assise impérialiste dans la région (maintenant décolonisée) avec la création d’une nouvelle entité nationale-territoriale, la Malaisie, et ceci après avoir combattu pendant près d’une dizaine d’années une puissante insurrection communiste et indépendantiste au Malaya (1948-1957) ? Les Britanniques étaient devenus très hostiles à Sukarno qui combattait ce projet. Que penser, donc, de ces puissances extérieures et quelle importance leur accorder ici ?
John Roosa : Je n’ai pas beaucoup abordé la question des acteurs externes, les États-Unis et la Grande-Bretagne en particulier, parce que d’autres historiens et écrivains se sont très bien chargés de le faire. J’ai utilisé des documents états-uniens ici et là et j’ai aussi écrit longuement à ce propos ailleurs. Mais je crois que cela peut induire une surestimation du rôle des États-Unis, suggérant alors que Suharto et son armée n’auraient agi qu’en fonction de ce que les États-Unis leur disaient de faire. Je crois que les dynamiques à l’œuvre sont plus compliquées dans la mesure où les États-Unis, dès la fin des années 1940, firent clairement savoir aux anti-communistes en Indonésie qu’ils voyaient très favorablement les agressions dirigées contre les communistes. Mais les États-Unis laissaient le soin aux forces locales, dans divers endroits du monde, de décider de la meilleure manière de s’y prendre. Ils intervenaient directement, dans certains cas, quand ces forces locales n’étaient pas en mesure de mener la répression. Mais en Indonésie, le signal constamment envoyé par les États-Unis était clair : « Nous sommes anti-communistes. La violence dirigée contre les communistes nous convient très bien. Nous encourageons cette violence ».
La politique états-unienne fut très cohérente de ce point de vue, et les généraux de l’armée comprirent, à partir de la fin des années 1940, que la répression des communistes serait récompensée par les États-Unis et par un soutien de leur part. Cette dynamique de violence contre le PKI avait donc en partie à voir avec la manière dont les généraux indonésiens entendaient présenter aux américains leurs bons états de service anti-communistes en envoyant un message du genre : « Regardez, voilà tous ces cadavres de communistes ; alors vous nous donnez quoi ? » Et ils voulaient beaucoup de choses. Ils allaient s’emparer du pouvoir d’État en 1965 et il leur fallait beaucoup d’investissements étrangers, des aides étrangères, des aides militaires, et tous ces communistes morts servaient à l’armée indonésienne à faire passer le message aux États-Unis, à la Grande-Bretagne et au reste du monde : « Nous sommes anticommunistes et nous avons éliminé le parti communiste. C’est ce que vous vouliez. Où sont les sous ? » C’était de ce niveau !
C’est ce qui m’a amené à utiliser ces images de communistes qui avaient été assassinés à Palembang, jeté dans le fleuve Musi, engloutis sous le passage des pétroliers.
CT : Dans son récent livre, The Jakarta Method, également publié en 2020, le journaliste Vincent Bevins [7] s’attache à montrer que l’extermination du PKI servit de modèle dans le contexte plus vaste de la lutte de la guerre froide – et particulièrement en Amérique latine – contre le communisme et tout ce qui pouvait entretenir un lien même lointain, même imaginaire, avec lui. Sa démonstration est-elle convaincante ? Et au passage, Bevins, qui base directement sa référence à l’Indonésie sur votre livre, Pretext for Mass Murder, dit avoir laissé de côté certaines de vos analyses que certains ont jugés « controversées » [8]. De quelle controverse s’agit-il ?
John Roosa : À propos de la thèse de The Jakarta Method, je pense que Bevins a raison, et c’est un élément qui à mon avis n’a pas été apprécié ou reconnu depuis toutes ces années. Concernant la violence dans les années 1970 contre Allende, la junte en Argentine, et en Amérique centrale, les spécialistes de l’Amérique latine qui se sont intéressés à la question n’ont pas vraiment vu comment ces forces militaires du continent Sud-américain, formées aux États-Unis, le furent à partir de cette leçon indonésienne.
Tout le monde est au courant qu’elles étaient entraînées aux États-Unis, à l’École des Amériques [9]. Mais il y avait aussi ce message venu des États-Unis selon lequel, au vu de l’élimination définitive du PKI, « vous pouvez y arriver ; regardez ce qui s’est passé en Indonésie. Ils ne sont pas contentés d’arrêter quelques dirigeants du PKI ; ils ont tués ceux et celles qui faisaient partie du mouvement ! Ils les ont tué en masse ! Et maintenant il n’y a plus de menace du parti communiste en Indonésie ». Ce que Bevins révèle pour la première fois de manière très documentée est la connaissance qu’avaient les dirigeants militaires d’Amérique latine de ce qui s’était passé en Indonésie et leur façon de reproduire ce modèle…
CT : « Yakarta viene », « Jakarta se acera », « Jakarta arrive » ! (Slogan dont Bevins retrace l’apparition dans l’Amérique latine de l’époque)
John Roosa : … Pour ce qui concerne la « controverse » évoquée par Bevins, je crois que certaines personnes sont réticentes à l’idée d’impliquer la direction du parti dans le Mouvement du 30 septembre [au cours duquel six généraux droitiers furent assassinés] autant que je le fais. La ligne du parti après 1965 consistait à dire que le parti n’avait rien à voir avec cette affaire. Je montre au contraire que le parti était bel et bien impliqué. Les détails en sont assez complexes parce qu’ils touchent aux relations entre Aidit, le Bureau spécial [10] et ces officiers miliaires. Mais, pas mal de gens ont préféré s’abstenir de contester le démenti maintenant ancien de toute responsabilité dans le Mouvement du 30 septembre…
CT : Dix ans plus tard, en 1975, l’armée indonésienne sema la dévastation et la mort à grande échelle au Timor oriental. Dans quelle mesure s’agissait-il d’une répétition des évènements de 1965-66 ? Quels liens peut-on établir entre les deux épisodes ?
John Roosa : Si l’Indonésie avait été sous un autre type de gouvernement en 1975, non dominé par l’armée, la politique adoptée au Timor oriental aurait probablement été différente. Il n’y aurait probablement pas eu d’invasion. Mais l’armée indonésienne, avec son opération massive contre le PKI, avait acquis cette certitude qu’elle pouvait avoir recours à une force écrasante pour imposer aux timorais orientaux de se soumettre. Les militaires s’attendaient à une soumission totale au bout de trois semaines d’invasion. Une sorte de dynamique s’est auto-alimentée au sein de l’armée jusqu’à 1999 : l’armée a continué de tenir pour acquis que plus de violence conduirait les timorais à renoncer à leur indépendance. Je pense que le lien est là : si l’Indonésie n’avait pas été un état militaire, dominé par l’armée, en 1975, une autre approche aurait pu être suivie.
CT : Pour finir, maintenant que vous avez écrit la troisième partie de cette trilogie commencée il y a vingt ans, quelle est la prochaine étape de votre travail ?
John Roosa : Et bien… je croule sous tellement de tâches administratives ! D’abord, je veux développer cet argument gramscien abordé dans le livre. Je dois apporter des clarifications supplémentaires à propos du Mouvement du 30 septembre à la lumière de certaines des critiques qui m’ont été adressées depuis mon livre de 2006. En ce moment, j’écris un peu plus sur les œuvres de fiction littéraire portant sur la violence de 1965-66. Mais au-delà, le projet plus important est d’écrire sur les idées de constitution dans les années 1950 : il y eut une assemblée constitutionnelle de 1956 à 1959 et celle-ci fut un forum dans lequel toute une diversité de gens exprimèrent leurs idéaux politiques et imaginèrent les formes juridiques que ces idéaux pourraient prendre. J’aimerais écrire plus sur ces questions, sur ces idées relatives au droit, à la constitution, et moins à propos de la violence à laquelle je me suis beaucoup consacré, mais aussi, regarder du côté de la violence légitime, avec la question de savoir comment baser un État sur le droit et exercer une violence légitime ; quelque chose, donc, sur ce moment, dans les années 1950 en Indonésie, où se formule la possibilité d’un cadre constitutionnel à même de réduire l’exercice de la violence.
John Roosa
Thierry M. Labica
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