Chapitre 6 : Le maoïsme de Yan’an Révolution et contraintes historiques
Le Mao, figure de l’enseignant, qui met ses interlocuteurs en garde contre la transformation de l’expérience chinoise en un modèle universel contraste avec le Mao du culte de la personnalité, Guide infaillible et Soleil rouge des peuples du monde. Ce contraste apparaît dès les années 1930-1940, au moment où le maoïsme s’affirme comme une doctrine et Yan’an comme le symbole d’un projet de société.
En 1938-1939, Mao Zedong consolide son autorité. Un réseau de bases territoriales communistes se reconstitue. Le gros de la 8e Armée de route, avec Peng Dehuai et Zhu De, opère dans le Shanxi [2]. La 4e Armée nouvelle se trouve dans le bassin du Bas-Yangzi, à l’ouest de Shanghai et s’infiltre, avec Chen Yi [3], au nord du fleuve. Des unités communistes se regroupent dans le Shandong (à mi-chemin entre Shanghai et Pékin) et dans le sud du pays (au nord de Canton). Une quinzaine de bases rouges se forment dans le pays [4].
La base du Shaan-Gan-Ning [5], établie dans une région de collines déshéritées, est ancienne (1931). Elle n’est pas située derrière les lignes japonaises et s’ouvre sur la Chine du Guomindang. Elle abrite la direction nationale du parti, l’Université de la Résistance (Kangda) ; les personnalités démocratiques, les journalistes étrangers sont invités à s’y rendre. Yan’an reste la capitale de guerre du PCC et devient un symbole. Vingt ans après l’adhésion de Mao au communisme, dix ans après l’épreuve de la Deuxième Révolution chinoise, c’est de là que Mao développe ses conceptions stratégiques, qu’il aborde les questions théoriques et culturelles, que le marxisme est “sinisé”, qu’un vaste “mouvement de rectification” est engagé, qu’un certain type de pratique sociale est systématisé, que commence le culte de la personnalité.
La révolution ininterrompue
L’histoire de Mao Zedong est celle d’un combat pour la conquête révolutionnaire du pouvoir d’Etat. C’est l’axe autour duquel s’articulent les divers éléments de sa politique, l’horizon de ses choix tactiques, la pomme de discorde qui l’amène à s’opposer aux volontés de Staline, la clef de sa théorie de la révolution ininterrompue.
En février 1940, Mao publie La Nouvelle Démocratie. « La particularité historique de la révolution chinoise, c’est qu’elle se divise en deux phases : la phase démocratique et la phase socialiste, et que la première phase n’est déjà plus celle de la démocratie en général, mais celle d’une démocratie d’un type nouveau, chinois, celle de la nouvelle démocratie… » [6]
« Considérées d’après leur nature sociale, les nombreuses formes de régime politique existant dans le monde se ramènent pour l’essentiel aux trois types suivants : 1° république de dictature bourgeoise ; 2° république de dictature prolétarienne ; et 3° république de la dictature de plusieurs classes révolutionnaires. (...) Le troisième type est une forme transitoire qui existe dans les colonies et semi-colonies révolutionnaires (...) Ce seront des États de démocratie nouvelle où plusieurs classes anti-impérialistes s’uniront pour exercer conjointement la dictature. » [7]. « Cette révolution n’est déjà plus la révolution ancienne, dirigée entièrement par la bourgeoisie (...), c’est une nouvelle révolution, dirigée par le prolétariat ou comportant la participation du prolétariat à la direction, dont le but à la première étape est la création d’une société de démocratie nouvelle et d’un Etat caractérisé par la dictature commune de toutes les classes révolutionnaires [la bourgeoisie incluse]… » [8]
Avec la “démocratie nouvelle”, Mao défend-il une perspective stalinienne de “révolution par étape”, la “dictature conjointe” devant mettre le prolétariat à la remorque de la bourgeoisie et la lutte socialiste étant en pratique abandonnée ? Texte public, La Démocratie nouvelle s’adresse aux “forces intermédiaires”. Mao note néanmoins que la révolution démocratique « n’est plus une partie de l’ancienne révolution mondiale bourgeoise et capitaliste, mais une partie de la nouvelle révolution mondiale, une partie de la révolution socialiste prolétarienne mondiale… » [9]
Dans un important ouvrage de 1939, La révolution chinoise et le Parti communiste chinois [10], Mao Zedong présente son analyse du processus révolutionnaire chinois : « Etant donné que la société chinoise est encore une société coloniale, semi-coloniale et semi-féodale, (...) étant donné que les tâches de la révolution chinoise consistent à réaliser la révolution nationale et la révolution démocratique (...), la révolution chinoise à son étape actuelle ne possède pas un caractère socialiste, mais un caractère démocratique bourgeois. »
« Toutefois, l’actuelle révolution démocratique bourgeoise en Chine n’est déjà plus (.,.) de l’ancien type (...) mais une révolution démocratique spéciale, d’un type nouveau [que] nous appelons révolution de démocratie nouvelle, [qui] est une partie de la révolution socialiste prolétarienne mondiale [et] s’oppose résolument à l’impérialisme, c’est-à-dire au capitalisme international. Au point de vue politique, elle prend la forme de la dictature révolutionnaire et démocratique de l’union de plusieurs classes révolutionnaires, dirigées contre les impérialistes et les réactionnaires traîtres au pays, et s’oppose à la transformation de la société chinoise en une société de dictature bourgeoise. Au point de vue économique, elle consiste à remettre à la gestion de l’Etat les gros capitaux et les grandes entreprises appartenant aux impérialistes et aux réactionnaires traîtres (…) à partager les grandes propriétés foncières et à en faire la propriété des paysans, tout en appuyant les petites et moyennes entreprises privées [11], et en laissant intactes les exploitations des paysans riches. Par conséquent, si cette révolution de type nouveau fraie, d’une part, la voie au capitalisme, elle crée, d’autre part, les conditions préalables du socialisme. L’étape actuelle de la révolution chinoise est une étape de transition qui se place entre la liquidation de la société coloniale, semi-coloniale et semi-féodale et l’édification d’une société socialiste ; elle est un nouveau processus révolutionnaire (...). Ce processus n’est apparu qu’à la suite de la Première Guerre mondiale et de la révolution d’Octobre en Russie ; en Chine, il a commencé en 1919 avec le Mouvement du 4 Mai. Ce que nous appelons la révolution de démocratie nouvelle, c’est la révolution anti-impérialiste et antiféodale des larges masses populaires sous la direction du prolétariat ; c’est la révolution du front uni de toutes les classes révolutionnaires” [12] (...).
« Cette révolution de démocratie nouvelle est très différente des révolutions démocratiques qu’ont connues les pays d’Europe et d’Amérique au cours de leur histoire ; elle n’établit pas la dictature de la bourgeoisie, mais la dictature du front uni de toutes les classes révolutionnaires [13]. (...) Cette révolution de démocratie nouvelle diffère également de la révolution socialiste, car elle se borne à renverser l’impérialisme et les réactionnaires traîtres à la patrie, et ne renverse point les éléments capitalistes qui sont encore capables de participer à la lutte contre l’impérialisme et le féodalisme (…) ».
« [Il] ne fait aucun doute que les perspectives de la révolution chinoise mènent non pas au capitalisme, mais au socialisme [14] (...) Dans la Chine économique ment arriérée, un certain développement du capitalisme est une conséquence inévitable de la victoire de la révolution démocratique. [Ce] n’est là qu’une des conséquences de la révolution chinoise, et non pas son résultat global [qui] sera (...) d’une part, le développement de facteurs capitalistes, mais d’autre part le développement de facteurs socialistes. (...) Il y aura une augmentation du poids spécifique du prolétariat et du Parti communiste parmi les forces politiques de l’ensemble du pays. La paysannerie, les intellectuels, la petite bourgeoisie ou bien ont déjà reconnu, ou bien reconnaîtront, l’hégémonie du prolétariat et du Parti communiste. (...) Si l’on ajoute encore les avantages de la situation internationale, on peut considérer comme hautement probable que le résultat final de la révolution démocratique bourgeoise en Chine sera d’éviter la voie capitaliste de développement et d’engager le pays sur la voie du socialisme. (...) »
« La révolution chinoise prise dans son ensemble comporte une double tâche [démocratique bourgeoise et prolétarienne socialiste] (…). Or la direction, en ce qui concerne cette double tâche, repose entièrement sur les épaules du parti du prolétariat chinois – le Parti communiste. Sans la direction du Parti communiste, aucune révolution ne saurait réussir. »
« Achever la révolution démocratique (...) et préparer la transition lorsque toutes les conditions concrètes nécessaires auront été réunies, à l’étape de la révolution socialiste : voilà dans sa totalité la grande et glorieuse tâche révolutionnaire du Parti communiste chinois. Chaque communiste (...) ne doit absolument pas s’arrêter à mi-chemin (...) Chaque communiste doit sa voir que le mouvement communiste chinois [15] dans son ensemble embrasse la totalité du mouvement révolutionnaire comprenant les deux étapes de la révolution démocratique et de la révolution socialiste. Ce sont deux processus révolutionnaires de nature différente, et c’est seulement après avoir accompli le premier qu’on peut accomplir le second. La révolution démocratique constitue la préparation nécessaire de la révolution socialiste, et la révolution socialiste est la tendance inévitable du développement de la révolution démocratique. (...) Ce n’est que si l’on connaît la différence entre la révolution démocratique et la révolution socialiste, et en même temps les liens qui les unissent, qu’on peut diriger correctement la révolution chinoise. »
« En dehors du Parti communiste chinois, il n’y a aucun parti politique (qu’il soit bourgeois ou petit-bourgeois) qui soit capable d’assumer la direction de ces deux grandes révolutions [démocratique et socialiste]. » [16]
Ce texte comprend quatre idées-forces concernant la trajectoire de la révolution dans les pays de type chinois :
• Les deux étapes (démocratique et socialiste) de la lutte révolutionnaire font partie d’un seul et même processus d’ensemble. La stratégie vise à assurer la transition [17] de la première à la deuxième révolution.
• La plus grande attention doit être accordée aux étapes dans ce processus de transition entre révolutions démocratique et socialiste, car elles impliquent des tâches concrètes de nature différente.
• Le parti communiste doit assurer sa direction sur l’ensemble du processus révolutionnaire (y compris sa première étape démocratique).
• Avec l’achèvement de la révolution démocratique, la Chine peut éviter la voie de développement capitaliste et s’engager dans la voie de développement socialiste.
Mao mène, à propos du deuxième point, une violente polémique contre les conceptions attribuées à Trotski : « Nous sommes partisans de la théorie de la transition, et non de la théorie trotskyste de la révolution permanente ni des idées semi-trotskystes de Li Lisan. Nous proposons de passer par toutes les étapes nécessaires de la République démocratique pour arriver au socialisme. Nous sommes contre le suivisme, mais aussi contre l’aventurisme et la précipitation. » [18].
La théorie de la révolution permanente ne nie pas l’existence des étapes démocratique et socialiste dans le processus révolutionnaire [19]. On peut même dire que la distinction et le lien entre ces deux étapes constituent le point de départ de cette théorie. Pour Trotski, la révolution permanente « comprend, d’abord, le problème du passage de la révolution démocratique à la révolution socialiste. Et c’est là au fond son origine historique » [20] C’est « cette idée-là qui était contenue dans le terme de révolution permanente, c’est-à-dire ininterrompue, cette idée d’une révolution qui passe immédiatement de la phase bourgeoise à la phase socialiste. Pour exprimer la même idée, Lénine adopta plus tard l’excellente expression de transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution socialiste » [21].
« La révolution permanente n’est pas un bond du prolétariat, mais la transformation de la nation sous la direction du prolétariat » [22]. S’il est possible de sauter par dessus l’étape de développement capitaliste, il est néanmoins indispensable de prendre en compte l’évolution de la conscience des masses et des tâches, les exigences tactiques du combat [23] : « toute tentative pour sauter par dessus les étapes concrètes, c’est-à-dire objectivement déterminées dans l’évolution des masses, n’est qu’un aventurisme politique » [24].
« Je n’ai jamais nié le caractère bourgeois de la révolution [dans un pays arriéré] quant à ses tâches historiques immédiates ; je l’ai nié seulement quant à ses forces motrices et à ses perspectives » [25].
Ce que Trotski rejette, dans sa théorie de la révolution permanente, c’est qu’à l’époque impérialiste, dans les pays arriérés, une étape de développement historique capitaliste soit nécessaire et possible entre la victoire de la révolution démocratique et le début de la révolution socialiste. Le prolétariat doit donc assumer la direction de la révolution démocratique bourgeoise [26] qui débouche sur l’établissement de sa dictature en alliance avec la paysannerie.
La dictature du prolétariat est le pivot grâce auquel le processus de transcroissance de la révolution démocratique en révolution socialiste peut se réaliser. Cette thèse essentielle de la théorie de la révolution permanente n’est ni gauchiste ni sectaire. Le point d’appui que représente le contrôle de l’appareil étatique permet au prolétariat de nouer des alliances avec la paysannerie et, si nécessaire, des secteurs de la bourgeoisie. L’alliance de classe entre paysannerie et prolétariat reste au cœur du processus révolutionnaire [27].
La formule de “dictature du prolétariat entraînant derrière lui les masses paysannes” [28] différencie deux questions : celle des alliances sociales (ouvrière et paysanne) et celle de la nature de classe du pouvoir d’Etat (prolétarienne). La formule originelle de Lénine, “dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie”, mêlait ces deux plans [29]. L’expérience de la révolution russe a amené les bolcheviques, Lénine en tête, à qualifier le pouvoir né de la révolution d’Octobre de dictature du prolétariat, et l’alliance sociale d’ouvrière et paysanne.
La formule maoïste de “dictature de toutes les classes révolutionnaires” combine à nouveau ces deux plans qui méritent pourtant d’être distingués par qui veut clarifier l’analyse du processus révolutionnaire dans son ensemble. Mais les écrits comme la pratique maoïste montrent que la lutte pour l’hégémonie communiste est au cœur des conceptions de Mao : « Il y aura diverses étapes dans le développement de la révolution démocratique (…). Le passage de la prépondérance de la bourgeoisie [30] à la prépondérance du prolétariat constitue un long processus de lutte (…) pour l’hégémonie. L’évolution de ce processus dépendra du succès du Parti communiste en élevant le degré de conscience et d’organisation du prolétariat [ainsi quel de la paysannerie et de la petite bourgeoisie urbaine. »
« L’allié solide du prolétariat, c’est la paysannerie ; puis vient la petite bourgeoisie urbaine. La bourgeoisie, elle, est notre rivale dans la lutte pour l’hégémonie. Notre victoire sur les hésitations et l’inconséquence de la bourgeoisie dépendra de la force des masses populaires et de la justesse de notre politique ; autrement la bourgeoisie l’emportera au contraire sur le prolétariat » [31].
On peut relever dans les formulations maoïstes de l’époque une indétermination et une imprécision théorique. L’indétermination (sur les rythmes et la forme que prendront les rapports avec la moyenne bourgeoisie) s’explique aisément. L’expérience de 1927 est une expérience négative, il faut encore une expérience positive pour clarifier complètement les rapports de classes dans la révolution chinoise. La réalité elle-même reste partiellement indéterminée : ce qu’elle sera dépend du résultat des luttes [32].
L’imprécision des formules théoriques concerne la question de l’Etat et rappelle celle de Lénine en 1905 [33]. Elle révèle notamment à quel point le stalinisme fait écran entre les partis communistes nationaux et l’expérience vivante de la révolution russe. En déifiant Lénine et en excommuniant les autres dirigeants et théoriciens marxistes russes (comme Trotski et Boukharine), la bureaucratie soviétique interdit l’assimilation critique de l’histoire du bolchevisme [34]. Mao travaille les œuvres de Lénine, mais son élaboration théorique reste tributaire de la chape de plomb stalinienne.
La “sinisation” du marxisme
Le processus de sinisation du marxisme est engagé à la fin des années trente. Il prépare le Mouvement de “rectification” [35] de 1941-1944. Il faut unifier le parti au tour de la “ligne de masse”, combattre le dogmatisme et l’élitisme. Avec Mao, Liu Shaoqi [36], est l’un des principaux animateurs de cette campagne, véritable “lutte interne” qui doit éradiquer les “trois erreurs” que sont le subjectivisme, le sectarisme et le formalisme.
Mao déclare, en octobre 1938, que si « la formation marxiste du Parti chinois a fait de grands progrès (…) on ne saurait dire encore que cette formation soit universelle ni profonde. A cet égard, nous sommes obligés de nous incliner devant certains partis frères de l’étranger. Et pourtant, nous avons la tâche de conduire un grand peuple de 450 millions d’hommes dans une lutte historique sans précédent (...). Par conséquent, l’étude de la théorie est une condition de la victoire. (..) Camarades, il faut absolument étudier le marxisme. »
« Un autre objet de nos études consiste a étudier notre héritage historique et à en faire un bilan critique en nous servant de la méthode marxiste. L’histoire de notre grand peuple depuis plusieurs millénaires est caractérisée par des particularités nationales et par bien des choses précieuses (…). Nous sommes des historicistes marxistes et nous ne devons pas mutiler l’histoire. De Confucius à Sun Yatsen (…) nous devons nous constituer les héritiers de tout ce qu’il y a de précieux dans notre passé. (…) Il n’existe point de marxisme abstrait, mais seulement du marxisme concret. Ce que nous appelons marxisme concret est le marxisme qui a pris une forme nationale, le marxisme appliqué à la lutte concrète dans les conditions concrètes de la Chine, et non pas utilisé de façon abstraite (…). »
« Par conséquent, la sinisation du marxisme (...) devient un problème que tout le parti doit comprendre et résoudre sans délai. Il faut en finir avec les formules toutes faites de l’étranger, il faut chanter un peu moins des refrains vides et abstraits. Il faut cesser notre dogmatisme, et le remplacer par quelque chose de neuf et vivant, par un style chinois et une manière chinoise, agréable à l’oreille et à la vue de simples gens de Chine. » [37].
En 1942, Mao note en ouvrant l’école du Parti à Yan’an que « si nous n’avons pas créé notre propre théorie, conforme aux besoins concrets de la Chine, et ayant son caractère spécifique, alors il serait absurde de nous appeler des théoriciens marxistes (…) si nous ne voyons que les œuvres de Marx, Engels, Lénine et Staline sur les rayons de la bibliothèque, alors on peut difficilement nier que nos résultats sur le front théorique sont très mauvais. (…) [Nous avons besoin de] théoriciens qui soient capables, en s’appuyant sur la position, le point de vue et la méthode de Marx, Engels, Lénine et Staline, d’expliquer correctement les problèmes réels qui se manifestent au cours de l’histoire et de la révolution, qui puissent donner une interprétation scientifique et une explication théorique des problèmes économiques, politiques, militaires, culturels et autres de la Chine (…). »
« Le marxisme-léninisme n’a point de beauté, ni de valeur mystique ; il est simplement très utile. Jusqu’à l’heure actuelle, il semble pourtant qu’il y ait beaucoup de gens qui regardent le marxisme-léninisme comme une panacée tout prête. (...) Tous ceux qui considèrent le marxisme-léninisme comme un dogme religieux appartiennent à cette espèce de gens stupides et ignares. A des gens pareils, il faut dire sans détour : « votre dogme est dépourvu d’utilité – ou, pour utiliser une phrase moins polie, “votre dogme est vraiment moins utile que de la merde“. Nous voyons que la merde des chiens peut enrichir les champs, et que la merde humaine peut nourrir les chiens, Et les dogmes ? » [38].
Mao Zedong n’a pas durablement fait du terme de “sinisation du marxisme” un vocable clef de sa doctrine. Pourtant, le processus de sinisation du marxisme illustre certains traits essentiels du maoïsme [39]. La nécessité d’appliquer le marxisme à la réalité chinoise, de l’utiliser pour comprendre la Chine mais aussi de l’adapter, de le “désoccidentaliser”, est au cœur de la problématique maoïste.
La formation intellectuelle de Mao est complexe. L’apôtre des “choses précieuses” de l’histoire nationale chinoise ne doit pas faire oublier qu’il est un enfant du Mouvement du 4 Mai, profondément iconoclaste, critique violent de Confucius et de la tradition. Mao n’a jamais voyagé à l’étranger avant 1949 et ne connaît pas les langues occidentales ; cela limite radicalement son horizon. Mais il est aussi un semi-autodidacte qui a absorbe tout ce que la Chine des années vingt offre comme traductions ; il a été ainsi soumis à un ensemble varié d’influences idéologiques [40]. Il est fort cultivé, mais n’en renoue pas moins avec sa jeunesse pour parler une langue populaire, villageoise.
Mao Zedong revient sur l’histoire chinoise à partir d’un point de vue moderne – le projet révolutionnaire communiste. Il réassimile bien des “choses chinoises” qui lui permettent de donner une “forme nationale” à son marxisme : des conceptions militaires originales, le potentiel paysan et ses limites, la place de l’intellectuel dissident auprès du peuple, le morcellement régional des pouvoirs, la lutte politique comme lutte d’Etat, la pensée sociologique du Confucianisme et dialectique du Daoisme…
L’histoire chinoise est spécifique, riche [41]. La créativité de Mao tient largement à la façon dont il se la réapproprie. Dans une interview accordée à Anna Louise Strong, en juin 1947, Liu Shaoqi explique que l’apport principal de Mao a été de « transformer le marxisme d’une forme européenne en une forme asiatique ». En effet, « Marx et Lénine étaient européens ; ils écrivaient dans des langues européennes sur l’histoire et sur des problèmes européens, rarement asiatiques ou chinois. Les principes de base du marxisme sont universels, [mais] Mao Zedong est chinois ; il analyse les problèmes chinois et guide dans leur lutte pour la victoire le peuple chinois. Il utilise les principes marxistes-léninistes pour expliquer l’histoire chinoise et les problèmes pratiques de la Chine. II est le premier à réussir en cela. (...) Mao n’a pas seulement appliqué le marxisme à de nouvelles conditions, mais il lui a donné un nouveau développement. II a créé une forme chinoise ou asiatique de marxisme » [42]. Mao oppose cet enracinement national à la prétention universaliste de nombreux idéologues européens. Il pousse très loin l’argument : le seul marxisme concret est un marxisme qui a acquis une forme nationale. Universel dans sa méthode, le marxisme vivant est toujours original. Plus tard, le culte de la personnalité aidant, le maoïsme sera tour à tour défini comme le marxisme sinisé et comme le marxisme de notre temps : il y a eu Marx, le père fondateur, puis Lénine et les débuts de l’époque impérialiste ; il y a Mao, à l’époque contemporaine.
Si Mao incorpore à sa pensée politique beaucoup d’éléments de l’histoire nationale, il n’offre pas d’interprétation conceptuelle originale de la formation sociale chinoise. Il ne réveille pas le débat sur le mode de production asiatique et se contente de donner une “forme chinoise” aux concepts européens comme celui de féodalisme, transcrit dans le vocable désignant la Chine impériale, fengjian [43].
Rappelons, pour rendre justice à Mao, que ce n’est que très récemment que les théoriciens marxistes ont recommencé à traiter systématiquement de cette question d’importance majeure [44]. Mais on sent ici ses limites. En termes d’orientation, Mao innove radicalement, mais il ne fait pas de même pas en termes de conceptualisation : la généralisation du terme de “semi-féodal” ne fait que souligner l’existence d’un problème de fond (l’originalité réciproque des histoires européennes et chinoises), sans le résoudre.
Le statut de Mao comme philosophe ou théoricien reste très controversé [45]. Il produit, durant cette période, des œuvres méthodologiques importantes : De la pratique et De la contradiction [46]. Il me semble que ces textes, sans être exceptionnels, manifestent de réelles qualités dialectiques [47], surtout si l’on tient compte du contexte. Le matérialisme mécaniste domine alors les milieux de l’IC. Mao utilise les Cahiers philosophiques de Lénine, partiellement traduits en chinois, mais il est coupé des élaborations ultérieures (Gramsci, Lukas… ). Il puise dans la tradition dialectique chinoise [48]. Mais le statut de la philosophie n’est pas le même dans la culture chinoise, plus préoccupée de son utilité immédiate, que dans la culture occidentale, plus conceptuelle ; ce qui fait dire à Francis Soo que Mao, pour un Occidental, ne mérite pas le titre de Philosophe, mais qu’il le mérite pour un Chinois (encore qu’il s’agisse d’un philosophe bien particulier puisqu’il ne se contente pas de commenter les Classiques) [49].
Le mouvement de sinisation du marxisme répond donc à un besoin : adapter les références idéologiques à une pratique et des orientations qui rompent avec les “canons” de l’orthodoxie internationale officielle. Campagnes contre le dogmatisme, la “sinisation” et le Mouvement de rectification qui lui succède, prolongent la lutte de fraction engagée voilà dix ans contre le porteur du Dogme, Wang Ming. Les “28 bolcheviques” se voient ridiculisés sur le plan idéologique après avoir été battus sur le plan politique. Ils perdent l’autorité que confère le Savoir acquis en URSS. Les membres de cette fraction gardent leur place au Comité central, mais sont officiellement condamnés. Dans une résolution du 20 avril 1945, le CC critique « un groupe de membres du parti qui n’avaient pas l’expérience de la lutte pratique révolutionnaire et qui avaient commis des erreurs gauchistes à caractère dogmatique » et qui étaient « dirigés par le camarade Chen Shaoyu [Wang Ming] ». Ils « commirent des erreurs de caractère dogmatique [et] se drapaient dans la toge de “théoriciens“ du marxisme-léninisme… ». Cette ligne erronée « fut celle qui exerça l’influence la plus profonde sur le Parti et, pour cette raison, lui fut le plus funeste » [50].
L’attaque contre Wang Ming implique une critique de Staline [51]. Cela n’empêche pas Mao de chanter officiellement les louanges du maître du Kremlin. Il prononce, en décembre 1939, à l’occasion de son 60e anniversaire, un discours de circonstance. On sent percer l’ironie derrière l’hommage grossièrement appuyé : « Le camarade Staline est le chef de la révolution mondiale. L’apparition de Staline parmi les hommes est un grand événement (...). Comme vous le savez, Marx est mort et Lénine et Engels sont morts également. Si nous n’avions pas un Staline, qui nous donnerait des ordres ? C’est vraiment une grande chance » [52].
« Si nous n’avions pas un Staline, qui nous donnerait des ordres ? ». La formule en dit long sur ce qu’est devenu le Comintern. Il est bien fini le temps où l’IC avait une vie propre, où un Henk Sneevliet pouvait discuter âprement les décisions de la diplomatie soviétique [53]. Le Comintern est devenu un simple instrument du Kremlin. Quand il devient encombrant, Moscou décide de le dissoudre, le 15 mai 1943. Mao salue avec un soulagement évident cette dissolution. Il affirme que « l’impératif [de l’heure] est de renforcer les partis communistes nationaux dans chaque pays ; on n’a donc plus besoin de ce noyau dirigeant international ». La situation est devenue si complexe et mouvante que « l’Internationale communiste, très éloignée des luttes réelles de chaque pays » ne convient plus. « Les cadres dirigeants des partis communistes dans chaque pays ont grandi et ont donc atteint la maturité politique ». Le PC chinois en particulier à fait la preuve de ses capacités de puis 1935 (conférence de Zunyi...). « La dissolution de l’Internationale communiste [vise à] renforcer [le PC] afin de lui donner dans chaque pays une plus forte réalité nationale » [54].
La résolution adoptée à ce sujet par le CC du PCC déclare sans ambages qu’« à compter d’aujourd’hui, le Parti communiste chinois se libère des obligations imposées par les statuts de l’Internationale communiste et par les résolutions de ses différents congrès ». En effet, « la guerre de libération nationale (...) exige que les partis communistes de tous les pays soient indépendants pour régler tous les problèmes, en tenant compte des particularités nationales et des conditions historiques propres à chaque pays » [55].
Le mouvement de sinisation du marxisme a donc plus d’une fonction : affirmer la légitimité d’un marxisme à la “forme chinoise”, souligner la nécessité d’une application créative de la méthode marxiste, consolider sur le plan idéologique la victoire politique contre la fraction Wang Ming, réduire l’autorité de Staline, donner au PCC la possibilité d’assurer son autonomie face à Moscou sur tous les terrains... Mais la “sinisation”, c’est aussi l’affirmation d’un nationalisme grandissant (celui des Han, ce “grand peuple de 450 million” à l’histoire plurimillénaire) et le début du culte de la personnalité de Mao.
Le culte de Mao a ses racines propres, mais on touche à l’un des aspects les plus pernicieux de l’influence stalinienne dans le mouvement communiste mondial. L’Autorité bureaucratique du Centre moscovite, pour mieux s’imposer, s’incarne dans le culte de Staline. Les pratiques et conceptions fractionnelles sont implantées dans tous les partis. La résistance à la mainmise stalinienne s’adapte à ces méthodes. L’affirmation d’une légitimité nationale s’incarne dans une figure charismatique alternative. Le culte de la personnalité, une incroyable dégradation des idéaux communistes, sans être universel, devient une norme.
Le culte de Mao est officialisé à l’occasion du 7e Congrès du PCC, réuni en mai 1945 : le nom de Staline est retiré des statuts du PCC, la Pensée de Mao Zedong [56] est introduite dans ce document fondamental. Liu Shaoqi, numéro deux du parti, est le grand prêtre de ce nouveau culte dont il récite le credo, mêlant le fond (les modes de pénétration du marxisme en Chine) et la louange : « La Pensée de Mao Zedong, c’est un nouveau développement du marxisme dans la révolution nationale-démocratique de l’époque actuelle dans les pays coloniaux, semi-coloniaux et semi-féodaux. C’est un modèle admirable de nationalisation du marxisme... (…) En tant que disciple de Marx, d’Engels, de Lénine et de Staline, ce que Mao Zedong a fait c’est précisément d’unir la théorie marxiste avec la pratique de la révolution chinoise pour donner naissance au communisme chinois la Pensée de Mao Zedong (...) [qui] constituera en outre une contribution grande et utile à la libération du peuple de tous les pays, et surtout à la cause de la libération de toutes les nations d’Orient. (...) La Pensée de Mao Zedong, de sa conception de l’Univers jusqu’à son système de travail, c’est (...) la sinisation systématique du marxisme, la transformation du marxisme de sa forme européenne en une forme chinoise (...) Ceci constitue l’un des grands exploits de l’histoire du mouvement marxiste mondial, c’est l’extension sans précédent du marxisme, la meilleure des vérités, à une nation de 450 millions d’habitants. Ceci mérite tout particulièrement notre reconnaissance. Notre camarade Mao Zedong n’est pas seulement le plus grand révolutionnaire et le plus grand homme d’Etat dans l’histoire de la Chine, il est aussi le plus grand théoricien et homme de science. » [57]
La campagne de dénonciation des dogmes donne naissance à un nouveau Dogme. Le PCC rejette l’autorité de Moscou, affirme son caractère profondément national et commence à postuler à un rôle de Guide en Orient. Pour Mao, les « principes » du marxisme « peuvent se résumer en une seule phrase : ‘Se révolter est justifié “ » [58]. Pourtant, il ne fera pas bon se révolter contre son culte...
La question paysanne
Le bilan du travail rural du PCC est remarquable. C’est le premier parti communiste, suivi de près par son cousin vietnamien, qui s’implante massivement dans le monde rural, et organise à ce point le mouvement paysan. Organisant massivement la paysannerie, le PCC doit s’armer à cet effet. La “ligne de masse” prépare les militants d’origine urbaine à adopter un mode de vie rudimentaire et fruste, culturellement étranger au monde des métropoles côtières. Il faut apprendre à parler la langue du village, à respecter ses usages, à connaître ses symboles. Il faut s’adapter à un nouvel univers mental.
Les Chinois pénètrent la communauté villageoise et réussissent là où les Russes ont échoué. Lénine a accordé une importance très grande à la question agraire, poursuivant un véritable travail pionnier. Les bolcheviques ont soutenu le soulèvement rural de 1917 sur la base des revendications paysannes, modifiant leur propre programme contre l’avis de marxistes plus “orthodoxes” comme Rosa Luxembourg. Ils ont noué une alliance ouvrière-soldat-paysanne essentielle à la victoire. Mais il n’ont pas su construire une organisation communiste villageoise étendue, solide, avant la conquête du pouvoir. Le maoïsme innove. Il ne s’allie pas avec la paysannerie en s’appuyant sur une base urbaine, il encadre la mobilisation rurale. Il se fait le porte-parole de la revendication paysanne et se place ainsi sur le terrain occupé traditionnellement en Russie par les socialistes révolutionnaires et que les bolcheviques ont brusquement investi en 1917.
En Chine, le servage et le statut juridiquement subordonné du paysan qui lui correspond, le grand domaine féodal, n’ont jamais eu la même réalité que dans la Russie tsariste. L’économie de plantation ne s’est pas développée comme en Malalsie. L’agrobusiness, la révolution verte, le marché d’import-export n’a pas pénétré comme dans tant de pays dépendants d’aujourd’hui. La situation varie du Nord, plus traditionnel, au Sud où l’influence des villes modernes est plus grande, où les rapports entre bourgeoisie urbaine, propriété foncière et commerce sont étroits. Mais, dans l’ensemble, l’agriculture chinoise est avant tout, comme la russe, une agriculture paysanne au sens propre, une agriculture familiale où le travail joue un rôle beaucoup plus important que le capital. Les contradictions sociales s’aiguisent entre paysans et gentry, notables, propriétaires ruraux. Mais on a vu que le PCC s’attache particulièrement à l’analyse des stratifications internes à la paysannerie [59]. La lutte pour la terre et les biens, contre l’usure et l’endettement, prend en effet fréquemment l’aspect d’une lutte au sein de la paysannerie qui se clive en riches, moyens, pauvres, dépossédés, et non seulement au sein du village ou contre des éléments étrangers à la communauté [60].
L’expérience chinoise renouvelle l’expérience russe et offre des leçons convergentes. Vu la nature des revendications paysannes (qui déterminent les tâches concrètes) le développement précoce de conflits de classes au sein de la paysannerie n’implique pas une dynamique socialiste immédiate. La place centrale des luttes démocratiques [61] dans ce type de révolution est confirmée.
La nécessité d’approfondir la compréhension de la question paysanne se fait clairement sentir. En Chine, comme en Russie, la réalité paysanne va à l’encontre de nombreuses idées reçues : la paysannerie ne disparaît pas et ne se retourne pas contre le pouvoir socialiste [62]. Sans jouer de rôle historique indépendant, elle refuse de se “décomposer“. Elle noue une alliance durable avec le régime révolutionnaire. Elle s’affirme à la fois individualiste, conservatrice, et ouverte à des entreprises à caractère moderniste, collectif, socialiste. C’est tout un nouveau débat sur les facteurs de cohésion et de différenciation de la paysannerie, sur son caractère étroitement familial ou communautaire, passéiste ou moderne, que l’expérience chinoise contribue à enrichir [63].
L’administration révolutionnaire et le double pouvoir territorial : entre révolution et conservatisme
Le double pouvoir émerge sous une forme territoriale. Une administration révolutionnaire se constitue. Coupé des centres économiques nationaux, ce pouvoir administratif n’est pas à proprement parler un embryon d’Etat, une version réduite de ce qu’il sera après la victoire –mais cette coupure n’est pas sans conséquence pour l’avenir. Le corps de fonctionnaires des zones libérées joue un rôle significatif dans la constitution du régime communiste. Or, il se développe sans rapport direct avec les classes urbaines, dont la classe ouvrière. Le rapport de substitution que l’appareil du PCC et de l’armée rouge entretient avec le prolétariat est renforcé par ce processus de lutte de pouvoir.
Le milieu villageois, malgré son potentiel révolutionnaire, reste très conservateur ; c’est particulièrement vrai à Yan’an qui abrite l’administration centrale communiste, où se retrouvent des milliers de nouveaux militants urbains, des travailleurs, des étudiants, des intellectuels. Le Shaanxi n’est pas le Jiangxi. Cette province rurale est reculée, déshéritée, très modestement peuplée. La mise en œuvre de la politique communiste se ressent de cet environnement et tout particulièrement la lutte pour la libération de la femme.
La Chine révolutionnaire des années 1930-1940 offre, en ce domaine, une image très contrastée dans le temps et l’espace. Dans la République soviétique du Jiangxi, une loi très radicale sur le mariage a été adoptée. Mao a engagé un véritable combat pour l’égalité dans les relations sexuelles, heurtant de front la morale traditionnelle. Il fait de la sexualité – de la liberté pour les femmes et les hommes de se chercher un partenaire, un conjoint, à l’encontre des marnages arrangés – une arme dans la lutte révolutionnaire. Il défend activement le droit au divorce contre de profondes résistances.
Avec l’extension de la lutte dans le Nord, les femmes sont mobilisées. Les associations féminines du PCC s’implantent. La solidarité entre épouses s’organise ; des “meetings d’amertume” permettent d’affirmer une conscience collective de leur condition. Les femmes battues se révoltent… En perspective historique, l’émancipation féminine apparaît bien, en Chine, comme une composante majeure du combat pour la modernisation, la libération nationale et la révolution sociale. Les lettrés réformistes de la fin de la dynastie mandchoue ont mis en cause le statut de la femme. Le soulèvement populaire des Taïping, dans sa phase dynamique, a prôné l’égalité des sexes et a vu la participation active de nombreuses femmes populaires. La révolution républicaine a contribué à modifier la condition de la bourgeoise. Le Mouvement du 4 Mai a miné la légitimité du confucianisme qui enserre la fille et l’épouse dans un réseau étouffant de devoirs. L’industrialisation bouleverse la situation de l’ouvrière qui échappe à l’encadrement villageois. La lutte féminine s’étend au monde rural et s’approfondit durant la Troisième Révolution chinoise.
L’histoire chinoise illustre la place considérable qu’occupe dans les révolutions contemporaines la levée des femmes pour leur émancipation ; mais elle met aussi en lumière la profondeur des résistances sociales et culturelles. A Yan’an même, le mouvement s’enlise. La très radicale Loi sur le mariage de 1934, rééditée, reste lettre morte. Hua Chang-ming note que dans cette région, le mariage est avant tout une transaction financière. Le paysan pauvre qui a péniblement accumulé de quoi s’acheter une femme n’est pas prêt à la laisser partir. Le droit au divorce ne passe pas. Les limites d’âge ne sont pas respectées. La direction communiste fait retraite, abandonnant le thème de la liberté de mariage pour celui, sans grande conséquence, de “l’harmonie familiale” au bénéfice des épouses.
L’appareil administratif et politique révolutionnaire recule d’autant plus facilement qu’il grandit rapidement et que les femmes sont rares : elles deviennent un privilège de cadre – des cadres qui ne respectent pas nécessairement au sein de leur couple les principes d’égalités et qui utilisent leur pouvoir politique pour conforter leur pouvoir masculin [64]. Il faudra attendre 1950 pour qu’une nouvelle loi sur le mariage soit édictée et que le combat contre la tradition reprenne avec l’approfondissement de la révolution sociale dans les villes et les campagnes. La condition féminine a changé dans la République populaire sur les fronts du travail, de la famille, l’idéologie ; mais les victoires se voient toujours remises en question par le “vieil homme”, le poids des “coutumes féodales”, l’arriération, la bureaucratie [65].
Stalinisme et “communismes nationaux”
Au moment du 7e Congrès du PCC, le maoïsme s’affirme comme un courant constitué. Ni dans ses origines, ni dans sa doctrine, ni dans son action, il n’est réductible au stalinisme [66]. Le stalinisme se forme dans la contre-révolution bureaucratique au sein d’une société de transition. Le maoïsme se forme dans la lutte révolutionnaire de pouvoir au sein d’une société semi-coloniale. On a pris note, à plus d’une reprise, de l’influence stalinienne sur le PCC. Mais les racines idéologiques du maoïsme sont diversifiées ; elles comprennent la tradition du 4 Mai et son éventail culturel, l’apport précoce de l’IC et des sources chinoises dont il est difficile de sous-estimer l’importance.
Le PCC devient maoïste en se libérant de la subordination politico-organisationnelle que lui imposent les maîtres du Kremlin. Il ne s’affirme pas pour autant comme l’antithèse marxiste-révolutionnaire du stalinisme. Le maoïsme émerge à la fois au sein du mouvement communiste mondial stalinisé et contre la politique de Moscou. Le PCC critique la voie stalinienne de développement [67], mais il n’intègre pas à sa doctrine originelle des leçons essentielles de l’expérience russe. Les maoïstes perçoivent clairement qu’un parti au pouvoir risque de se “couper des masses”. Ils pensent que la “ligne de masse” doit aider à faire face à ce danger, mais ils n’en déterminent pas la nature et donc l’ampleur réelle [68].
Dans le mouvement ouvrier mondial, la position du PCC reste ambivalente. Il soutient le principe d’indépendance des partis nationaux, mais se range du côté de Staline quand, en 1948, les Yougoslaves sont exclus du Cominform [69] sous des accusations infamantes [70]. Le PCC impose son indépendance, mais s’affirme prêt à payer le prix qu’il faut pour son alliance avec Moscou. Du point de vue international, les postions chinoises apparaissent contradictoires. Mais, vu de Chine, le PCC est un parti cohérent – d’une cohérence remarquable sans laquelle il n’aurait pu traverser comme il l’a fait les épreuves. II ne mérite pas le qualificatif de “centriste” au sens où un courant politique peut osciller entre réforme et révolution, ou entre stalinisme et marxisme révolutionnaire.
Ces deux faces du maoïsme chinois reflètent le poids des contraintes historiques, nationales et internationales, qui ont présidé à sa formation et qui influent profondément sur le cours général de sa révolution. Le PCC intègre les conditions de la lutte en Chine et s’adapte à elles. Son enracinement national fait sa force, mais impose aussi des limites à son évolution politique – cela s’explique par le contexte mondial de l’époque. Le maoïsme prend forme au moment où le stalinisme triomphe. L’histoire du PCC illustre les limites du pouvoir de la bureaucratie soviétique. Préoccupée avant tout de ce qui se passe en Europe, elle ne réussit pas à se soumettre durablement le parti chinois – ni d’ailleurs quelques autres comme les PC vietnamien et yougoslave. Mais nul n’échappe pour autant à son influence. Sa puissance tient à son contrôle de l’Etat soviétique et au chantage qu’elle peut exercer sur des mouvements qui ont vitalement besoin de son appui, ou de sa neutralité, dans leur combat contre l’impérialisme. Le nationalisme égoïste de la bureaucratie soviétique suscite la résistance nationaliste des sections de l’IC les plus enracinées et combatives.
Le poids du stalinisme est d’autant plus redoutable que le mouvement ouvrier européen bat la retraite. Le nazisme triomphe en Allemagne, Franco emporte la guerre civile en Espagne, le Front populaire français s’enlise dans le réformisme. La guerre mondiale approche. Les peuples du monde colonial et semi-colonial ne peuvent compter sur l’aide rapide d’une révolution prolétarienne dans un pays capitaliste développé. La défaite des luttes révolutionnaires dans le monde impérialiste a des conséquences très profondes et durables pour les partis du monde colonial et semi-colonial [71].
Le maoïsme, mouvement révolutionnaire, n’est pas le stalinisme, mais ne peut se comprendre sans lui [72]. La victoire de la bureaucratie soviétique porte un coup mortel à l’internationalisme. C’est dans ces conditions que se constituent ce que j’appelle, faute de mieux, des “communismes nationaux” [73]. Ces courants prennent forme dans une longue lutte de pouvoir. Ils s’avèrent capables de définir les voies de leur révolution, leur cohérence est celle de leur propre trajectoire historique. Mais, malgré leurs qualités, ils restent tributaires d’un contexte marqué par la suprématie stalinienne dans le mouvement ouvrier international. La sclérose de la recherche marxiste renforce leurs traits empiriques. Les rapports entre partis devenant de plus en plus formels, l’horizon national de chaque expérience révolutionnaire devient de plus en plus difficile à dépasser.
L’évolution du maoïsme ne s’arrête pas en 1945. Il sera bientôt confronté à de nouvelles tâches – celles d’une société de transition – et à un contexte international changeant. Mais il a atteint son âge mûr et il restera profondément marqué par les conditions qui ont présidé à sa formation.
Pierre Rousset
A suivre…