Chapitre 7 – 1945-1949 : La conquête du pouvoir. Libération nationale, modernisation et révolution socialiste
La guerre sino-japonaise a joué dans la défaite nippone de 1945 un rôle beaucoup plus important que ne le laissent croire bien des manuels occidentaux dont l’attention se porte avant tout sur la bataille du Pacifique et les forces américaines, les contre-offensives britanniques en Asie du Sud-Est, voire la résistance australienne. Le succès communiste témoigne de l’ampleur du combat qui s’est poursuivi huit années durant en Chine. Au sortir de la guerre mondiale, le PCC contrôle 19 régions libérées, soit environ dix pour cent du territoire [2]. Mais la capitulation japonaise, précipitée par l’anéantissement nucléaire, arrive avant que les états-majors chinois n’aient pu réorganiser leurs dispositifs militaires. Elle provoque une course de vitesse entre le Parti communiste et le Guomindang pour occuper le terrain et récupérer les armements.
Tout va très vite. Le 6 août, la première bombe atomique frappe Hiroshima. Le 8, l’URSS entre en guerre contre le Japon [3] et pénètre en Mandchourie. Le 9, Mao appelle à une « contre offensive générale » en vue de détruire les forces nippones, « de s’emparer de leurs équipements et de leurs armements, d’étendre avec vigueur les régions libérées » [4]. Le 14, Tokyo signe la reddition. Le Commandement allié ordonne aux troupes japonaises stationnées en Chine de ne se rendre qu’au Guomindang. D’énormes moyens aéroportés sont mis en œuvre par les Etats-Unis pour transférer rapidement les troupes de Tchiang dans les provinces centrales et septentrionales, empêchant les forces communistes de conquérir les principaux centres urbains. Les marines interviennent pour prendre le contrôle d’axes de communication. Le Guomindang, ainsi aidé, récupère l’essentiel du butin de guerre japonais.
Le PCC augmente pourtant notablement l’étendue des zones libérées. Il redéploie ses forces et concentre de nouveaux moyens en Mandchourie, où les Soviétiques occupent le terrain jusqu’en avril 1946 [5]. Moscou reçoit la reddition des troupes japonaises et emporte l’outillage industriel de cette région riche en investissements nippons. Elle laisse le Guomindang reprendre le contrôle des grandes villes. Mais le PCC a profité de la situation pour s’implanter plus solidement. Il récupère, cette fois-ci, une partie des armements nippons.
Parallèlement à cette course de vitesse, des négociations de paix s’engagent entre les deux partis. Elles échouent et laissent place à la guerre civile. Quatre ans après la capitulation japonaise, la République populaire est fondée. Véritable test historique, la victoire de la révolution chinoise permet de vérifier, préciser, élargir les analyses et leçons nourries par trente ans de luttes.
Négociations et guerre civile : faire échec à Yalta
Mise en perspective, la guerre civile prolonge la guerre de défense nationale : elle est l’aboutissement logique du conflit politique fondamental qui s’est manifesté tout au long de l’expérience de front uni antijaponais. Elle est pourtant précédée par d’intenses négociations. Il n’y a là rien de paradoxal. La négociation s’impose comme un moment nécessaire de la guerre. Elle s’impose pour des raisons militaires et politiques, nationales et internationales.
• La situation militaire : le PCC prend la mesure des rapports de force. L’armée du Généralissime, forte de 4 millions d’hommes et de199 divisions opérationnelles, bénéficie d’un excellent armement, d’une aide logistique et d’un encadrement américain, du contrôle exclusif de l’espace aérien. C’est un adversaire redoutable. Mais Tchiang paye le prix de sa politique antérieure ; ses forces sont concentrées dans le sud-ouest du pays. Malgré le pont aérien et les transports maritimes mis à sa disposition par Washington, il a besoin de temps avant de pouvoir reprendre l’initiative à l’échelle nationale. Les premières attaques contre des zones libérées tournent mal ! [6]
• Sur le plan international, le Parti communiste est isolé. Le gouvernement Tchiang Kaï-chek a consolidé sa position durant la guerre à l’occasion d’une série de conférences comme la rencontre du Caire en 1943 et la négociation d’Yalta entre les Grands. Il est seul reconnu, y compris par l’URSS [7]. Moscou tergiverse en Mandchourie – en fonction de ses intérêts propres et non de ceux du PCC – mais respecte fondamentalement la lettre et l’esprit des accords d’Yalta : la Chine fait partie de la zone d’influence occidentale. Washington assure de son appui le régime “nationaliste” [8]. Cependant, les Etats-Unis ne peuvent s’engager dans une nouvelle guerre en Chine, ils n’en ont pas les moyens politiques [9].
• Sur le plan national, le climat politique n’est pas à la guerre civile. La population aspire à la paix. L’autorité du gouvernement Tchiang Kaï-chek est encore réelle. Le thème de l’union nationale pour la reconstruction est populaire. La direction du Guomindang et la direction du PCC ne se font guère d’illusions ; la guerre de propagande fait rage tout du long des négociations. Mais le parti responsable d’un retour à l’état de guerre risque de perdre le soutien d’un secteur notable de la population.
Les documents du PCC de l’époque [10] font état de cet ensemble de données. La politique communiste reste probablement alternative : tester les possibilités d’une paix temporaire, mais se préparer à la reprise des combats. Mao Zedong polémique violemment contre Tchiang et met une nouvelle fois en garde contre une erreur analogue à celle de 1927 : les concessions visent à démasquer la nature réelle de la politique du Guomindang et à gagner l’initiative politique, la sympathie des éléments hésitants, un statut légal, un état de paix [11]. « Les difficultés, nous devons les reconnaître. (...) II ne faut pas s’imaginer qu’un jour tous les réactionnaires tomberont à genoux de leur propre mouvement. En un mot, l’avenir est radieux, mais notre chemin est tortueux » [12].
Au sortir de la guerre mondiale, les rapports de force ont atteint un point d’équilibre instable. Les Etats-Unis et l’URSS, le PCC et le Guomindang, ne veulent et ne peuvent engager une épreuve de force générale. Cet équilibre se rompt en quelques mois ; le pays bascule dans la guerre civile. Mais cette situation assigne aux négociations un rôle très important. Le terrain de confrontation central est, pour un temps, la bataille de la paix.
Après un premier round en août et septembre, sous l’égide du général américain Hurley, les négociations reprennent sous les auspices du général Marshall. Elles doivent permettre de créer les conditions nécessaires à l’établissement d’un gouvernement de coalition. Une Conférence politique consultative se réunit en janvier 1946. Cinq résolutions sont adoptées, annonçant un bouleversement des institutions politiques existantes et permettant la signature d’un accord de cessez-le-feu. Pourtant, comme le note Van Slyke, le résultat des négociations est « impressionnant sur le papier, mais ni l’un ni l’autre des partis n’a limité son action [en conséquence] ou n’a manifesté beaucoup de confiance en la bonne foi » de l’autre. « Tchiang Kaï-chek était déterminé à étendre son contrôle politique et militaire sur toute la Chine. (…) Le PCC parlait et agissait en pouvoir souverain, ayant droit à une égalité complète avec le Guomindang (...). Le PCC cherchait une solution politique là où il était faible, tout en consolidant et étendant simultanément son contrôle territorial là où il était à même de le faire » [13].
Il suffit de quelques mois pour réduire en cendre les documents de la Conférence politique consultative. Dès mars-avril, la guerre civile semble irrémédiable [14]. A partir de l’été 1946, elle devient générale. Le Guomindang lance une série de grandes offensives. En juillet, deux millions d’hommes attaquent les grandes bases communistes du Centre et du Nord. En mars 1947, l’armée de Tchiang KaÏ-chek occupe Yan’an. Pourtant, grâce à leur mobilité, les communistes préservent leurs forces et épuisent progressivement celles de leur adversaire.
Un an à peine après la reprise générale de la guerre civile, l’équilibre des forces change. L’Armée populaire de libération – c’est, depuis juillet 1946, le nouveau nom de l’Armée rouge – lance des contre-offensives en Mandchourie, avec Lin Biao, et dans la plaine centrale, avec Liu Bocheng et Chen Yi. Fin 1948-début 1949, la débâcle militaire du Guomindang commence. Il est battu en Mandchourie et lors de la grande bataille de Huai-Huai en Chine centrale, ainsi que dans le Nord : la reddition de la garnison de Pékin est acquise en janvier. La situation évolue alors très vite. Le Nord-Ouest est libéré, avec Peng Dehuai. Shanghai est prise en mai, Canton en octobre, Nanning, à la frontière du Vietnam, en décembre. Le Guomindang se replie, sur l’ile de Taiwan.
La Chine change de camps : c’est l’un des grands échecs de la conférence d’Yalta. La victoire révolutionnaire n’a pas ôté voulue par Moscou qui ne la souhaitait ni ne la croyait possible. Staline et Mao le savent et – une fois n’est pas coutume – tous deux s’accordent sur ce constat ; à témoin ces confidences souvent rapprochées de Staline en 1948 et de Mao en 1962 [15]. Dedidjer note dans ses mémoires comment Staline a raconté, en février 1948, les rencontres qu’il avait eues avec une délégation chinoise, à l’occasion desquelles il avait noté « qu’il n’y avait aucune possibilité de susciter un soulèvement en Chine, et que les communistes chinois devaient chercher un modus vivendi avec Tchiang Kaï-chek et dissoudre leur armée. Pendant leur séjour en URSS, [les membres de la délégation chinoise] se sont déclarés d’accord avec les communistes soviétiques, puis ils sont retournés en Chine et ils ont fait exactement le contraire. Ils ont rallié leurs forces, organisé une armée, et ils sont en train de battre Tchiang Kaï-chek. » [16] A l’occasion de la polémique contre Khrouchtchev, Mao revient, devant une réunion plénière du Comité central du PCC, en 1962, sur les rapports sino-soviétiques. « Nous avons passé toute l’année 1960 à combattre Khrouchtchev (...). Mais en fait, les racines [d’un tel conflit] vont chercher très loin dans le passé (...). Ils ne permettaient pas à la Chine de faire sa révolution : c’était en 1945. Staline voulait empêcher la Chine de faire la révolution, disant que nous ne devrions pas avoir de guerre civile, que nous devrions coopérer avec Tchiang Kaï-chek, que sinon la nation périrait. Mais nous n’avons pas fait ce qu’il nous disait de faire. La révolution a été victorieuse. Après la victoire de la révolution, il s’est mis alors à suspecter ta Chine d’être une Yougoslavie et moi d’être un second Tito en puissance. Plus tard, lorsque je suis allé à Moscou pour signer le Traité sino-soviétique d’Alliance et d’Assistance mutuelle, nous avons dû en passer par une nouvelle lutte. » [17]
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La victoire de la Troisième Révolution chinoise confirme trois éléments d’analyse du maoïsme :
1. L’horizon stratégique du maoïsme était bel et bien la lutte de pouvoir [18] et non le compromis.
2. La victoire fait suite à un long processus de lutte interne au sein du parti qui se nourri du bilan de la Grande Révolution de 1924-1925 [19].
3. C’est précisément pourquoi le maoïsme s’est imposé contre la politique de la bureaucratie stalinienne [20].
La rupture est néanmoins évitée. Pékin, sur ie plan international, “penche d’un seul côté” et maintient son alliance avec Moscou. Le PCC espère trouver aide matérielle et modèle de développement chez le grand frère soviétique, pays déjà très industrialisé par comparaison à la Chine. Staline, réaliste, s’accommode du fait accompli. Mais, comme le note Mao en 1962, le conflit politique des années de révolution prépare celui des années cinquante et le schisme de 1960.
Le processus de révolution permanente
La République populaire est née le 1er octobre 1949. La victoire est venue rapidement, plus rapidement encore que ne l’espéraient les dirigeants du PCC. Elle conclut un long processus de mûrissement révolutionnaire.
Elle est sociale et politique avant d’être militaire. La croissance impressionnante des forces communistes durant la guerre civile en témoigne. Le parti comprend 1,35 million de membres en 1946 ; 3,1 en 1948 ; 4,5 vers la fin 1949 ; 5,8 millions en 1950. Quant à l’APL, elle passe de 1,277 million en juin 1946 à 2,8 en juin 1948 et 5 millions en 1950 [21].
Le caractère proprement révolutionnaire de la guerre civile s’incarne dans les luttes agraires, l’effondrement du pouvoir urbain du Guomindang, la nature du régime issu de la victoire.
• La révolution agraire
Durant la Troisième Guerre civile, la politique agraire du PCC se radicalise jusqu’en 1947 pour se faire plus modérée les deux dernières années. Suivant les lieux et les moments, le parti semble débordé par les mobilisations spontanées de la paysannerie pauvre qui part à l’assaut du ciel ou doit, au contraire, déployer d’intenses efforts pour assurer une action indépendante de ces couches démunies, prisonnières des liens de clan et de la hantise des défaites passées [22].
Très vite, la réforme agraire retrouve sa place centrale dans le programme d’action du PCC. Le passage progressif de la réduction des loyers à la distribution de la terre s’amorce dès la fin 1945. Le changement d’orientation est officialisé dans la Directive du 4 Mai 1946 [23] dont le mot d’ordre central est “La terre à ceux qui la travaillent”. Cette décision montre à quel point la guerre civile est déjà une réalité. La politique reste différentiée dans ses modalités d’application. En 1947, elle se radicalise brutalement. La direction du PCC lance un “mouvement de rectification”, mettant en cause les cadres communistes au niveau du village. Le secret qui protège les membres du parti est levé dans les zones libérées afin que les cellules locales puissent se présenter devant des réunions de masse chargées de juger de leurs activités. En septembre 1947, une Conférence nationale sur la terre est réunie dans la foulée des campagnes de rectification politique, en présence de Liu Shaoqi [24]. Le principe d’une Loi agraire est adopté. Elle est rendue publique le 10 octobre [25] et stipule que « le système d’exploitation féodal et semi-féodal est aboli. Le système agraire de “la terre aux paysans“ doit être instauré » [26]. La direction du PCC ordonne les mesures les plus radicales : la confiscation sans condition des terres des propriétaires et leur redistribution sur une base égalitaire per capita. Dès la fin de l’année, cependant, le parti communiste doit modérer sa politique agraire et appelle à corriger les “erreurs gauchistes” [27]. II faut tenir compte des intérêts des paysans moyens. La nouvelle politique est précisée dans le cours de l’année 1948 [28].
L’évolution de la politique agraire du PCC s’explique partiellement par celle de la conjoncture. Début 1947, la situation militaire est très dure. Il faut galvaniser les énergies et libérer pour ce faire le radicalisme du paysan pauvre. Les forces communistes reprenant l’initiative dans le cours de l’année, il faut élargir l’assise sociale de la révolution pour consolider les arrières et affaiblir l’ennemi. Mais, la politique agraire du PCC s’est aussi heurtée à un problème de fond : le manque de terre, dans le nord du pays, et la nature d’une économie paysanne.
Selon Tanaka Kyoko, bien que la réforme agraire se développe de façon très inégale suivant les endroits, elle est déjà accomplie sous sa forme radicale dans un grand nombre de zones sous contrôle communiste à la fin 1946 [29]. A la mi-1947, dans bien des cas, la classe des propriétaires fonciers était éliminée et les éléments paysans riches-propriétaires fonciers n’étaient que marginalement représentés parmi les cadres villageois [30]. Si la direction du PCC s’est trompée sur la situation, c’est qu’elle a sous-estimé à quel point la terre est rare. Même après la réforme, il reste beaucoup de paysans pauvres. Vouloir égaliser encore plus, en lançant de nouvelles distributions, c’est s’attaquer au paysan moyen. « Le parti devait choisir ou une distribution égalitaire de la terre [avec des lopins minuscules] ou la préservation de l’économie paysanne moyenne ». Mettre en cause cette économie, c’est déchirer le tissu social, briser les équilibres productifs. Pour Tanaka Kyoko, ce n’est qu’en 1948 que la direction du PCC prend véritablement la mesure du problème [31].
Toujours est-il qu’une véritable révolution agraire s’engage durant la Troisième Guerre civile, et se généralise après 1949. La mobilisation en masse qu’exige la poursuite de l’effort de guerre s’accompagne d’un changement de pouvoir social et politique dans les villages.
• Le front urbain
Quand le gouvernement Tchiang Kaï-chek retourne dans les centres urbains de la côte, il bénéficie d’un prestige certain. Pourtant, son autorité s’effondre très vite et « c’est d’abord dans les citadelles urbaines que le régime perd la guerre » [32].
Cette crise de régime est l’un des éléments de la situation révolutionnaire chinoise [33]. La corruption, l’incurie, le fractionnalisme, l’autoritarisme lui aliènent l’opinion démocratique, les étudiants. L’inflation atteint des proportions gigantesques. L’indice des prix – base 100 en 1937 au début de la guerre – atteint 627 210 fin 1946 et... 10 340 000 à la fin 1947 ! Les classes moyennes et les fonctionnaires sont touchés de plein fouet La classe ouvrière entre en lutte. Le régime perd la bataille des villes sur le terrain politique et social. La victoire n’est pas seulement le produit d’une évolution graduelle des rapports de force. La confrontation finale s’engage à l’occasion d’une véritable crise nationale, d’une crise révolutionnaire aiguë, préparée par les luttes antérieures”.
Les luttes politiques
L’agitation étudiante commence fin 1945. Elle prend une envergure nationale et un tour violemment anti-impéraliste un an plus tard, après que deux marines aient été accusés du viol d’une jeune chinoise. En décembre 1946 commence un vaste mouvement contre l’occupation américaine. Les étudiants demandent la formation d’un gouvernement de coalition avec les communistes. En 1947, ils se mobilisent contre la guerre civile et dénoncent l’incurie du régime alors que la famine frappe diverses régions. L’émotion nationale est grande en 1947-1948 quand une nouvelle alliance internationale se dessine entre le Guomindang, les États-Unis et... le Japon. La répression contre le mouvement étudiant se durcit.
En quelques années, le milieu étudiant et les éléments de la “troisième force”, représentés avant tout par la Ligue démocratique, méfiant à l’égard du communisme, basculent du côté de l’alliance avec le PCC.
Les luttes ouvrières et le PCC
La Chine compte 2 à 3 millions d’ouvriers. La classe ouvrière a maintenu son niveau de vie durant la guerre. Elle manifeste une combativité qui lui permet d’obtenir, en 1946, l’échelle mobile des salaires. Le marasme économique aidant, les manifestations et grèves se multiplient en 1947-1948. Le prolétariat urbain est, cependant, très peu politisé – beaucoup moins que vingt ans auparavant. Les traditions corporatistes se sont renforcées après la débâcle de 1927. « C’est l’un des paradoxes les plus étonnants de cette Troisième Révolution chinoise (...) que de constater la coexistence d’une vigoureuse combativité des ouvriers et d’une léthargie politique presque complète », note Roland Lew [34].
Le PCC a gardé un réseau militant dans le mouvement ouvrier, mais très affaibli. Ils sont, selon Alain Roux, 800 à Shanghai en 1948 [35]. En mars 1949, Mao Zedong annonce que le centre de gravité de l’action communiste se situe dans les centres urbains : « De 1927 a aujourd’hui, le centre de notre travail était situé dans les campagnes (...) Dès maintenant commence la période : “de la ville à la campagne“, la période où la ville dirige la campagne. (...) [Si nous ne savons travailler dans les nouvelles conditions] nous ne serons pas en état de garder le pouvoir, nous ne pourrons pas nous maintenir, nous échouerons » [36].
Liu Shaoqi résume bien le problème auquel le PCC est confronté. « [Comme l’a dit le président Mao], ce n’est effectivement que sur les ouvriers qu’on doit compter. Mais est-ce que l’on peut leur faire confiance ? D’après le marxisme, la classe ouvrière est notre appui le plus sûr. Mais cela n’est là qu’un principe général, ça ne veut pas dire qu’il ne se pose pas de problèmes dans la pratique. Il y a donc un gros travail à faire parmi les ouvriers si l’on veut vraiment pouvoir compter sur eux, car sans ça, c’est risqué. »
« Avant notre Parti était étroitement lié à la classe ouvrière, mais ces liens se sont relâchés quand il a dû se retirer à la campagne, le Guomindang ayant alors tout le temps de renforcer son influence parmi elle pour y semer la confusion. Le résultat maintenant est que nos cadres (et les membres du comité central y compris) ont perdu l’habitude de travailler parmi les ouvriers et que ceux-ci leur sont devenus étrangers. C’est pourquoi nous devons nous mettre à l’étude (...) Concrètement, il y a trois mesures à prendre : faire de notre mieux pour garantir aux ouvriers un certain niveau de vie (…) ; leur donner une éducation poussée et la plus étendue possible ; enfin, les organiser » [37].
Quand Mao et Liu présentent leurs rapports au Comité central, le PCC a déjà gagné le contrôle des grandes villes du Nord. Il a deux préoccupations prioritaires : assurer la mobilisation de toutes les ressources dans la guerre et relancer la production pour sortir de la crise économique. Après avoir aidé au développement des grèves, il met un brutal coup de frein aux luttes ouvrières et offre le maximum de garanties aux entrepreneurs pour qu’ils produisent.
Dans les villes comme dans les campagnes, la défaite du Guomindang est politique et sociale et non seulement militaire. Mais la classe ouvrière est largement passive au moment où le PCC prend le pouvoir. Le rapport de substitution qui s’est constitué entre les classes urbaines et le PCC durant la lutte se cristallise au moment de la victoire.
Pourtant, le projet révolutionnaire du Parti communiste chinois se précise. En juin 1949, dans De la dictature démocratique du peuple, Mao note que « le fondement de la dictature démocratique du peuple est l’alliance de la classe ouvrière, de la paysannerie et de la petite bourgeoisie urbaine, mais surtout l’alliance entre les ouvriers et les paysans, car ces deux classes constituent 80 à 90 % de la population de la Chine. (...) La transition de la nouvelle démocratie au socialisme dépend principalement de ces deux classes. La dictature du peuple a besoin de la direction de la classe ouvrière [à savoir du PCC] (...) Il nous faut nous unir à la bourgeoisie nationale, et mener une lutte commune. Notre ligne consiste à contrôler le capitalisme et non pas à l’annihiler. Mais la bourgeoisie nationale ne peut assumer la direction de la révolution et ne doit pas jouer le rôle principal dans le pouvoir étatique » [38].
• La nature du régime révolutionnaire
La République populaire est placée, de 1949 à 1952, sous le drapeau de la “nouvelle démocratie”, mais le caractère révolutionnaire du régime s’affirme [39]. Si la situation n’est pas la même suivant les régions, dans l’ensemble, la victoire approfondit la dynamique engagée durant la guerre civile. Dans ces conditions, « dès le début, les communistes se dirigent à marche forcée vers une rupture anticapitaliste, et non pas vers une longue période de concorde de classes » [40]. Tout se joue très vite. La politique de front uni reste en vigueur. Une Conférence politique consultative est réunie le 30 septembre 1949 à laquelle participent, outre le PCC, onze “petits partis” et groupes ainsi que dix “personnalités démocratiques”. Des non-communistes sont nommés au gouvernement. Tous, partis et individualités, acceptent la direction du PCC sur les affaires gouvernementales. Ce principe est d’ailleurs clairement inscrit dans le préambule du Programme commun adopté par la Conférence consultative. Si la « dictature démocratique populaire » est un « pouvoir de front uni », elle a « pour base, l’alliance des ouvriers et des paysans, et, pour directrice, la classe ouvrière [c’est-à-dire le PCC] » [41].
Les partis contre-révolutionnaires sont dissous. Les “partis démocratiques-bourgeois” ont une fonction : aider le PCC à toucher certaines couches de la population. Mais leurs activités sont étroitement surveillées et ils n’ont aucun pouvoir dans l’appareil d’Etat national [42]. Cet appareil d’Etat se constitue sur la base des organes nés dans la lutte et le double pouvoir révolutionnaires tels que l’Armée rouge, l’administration des zones libérées, les associations et assemblées populaires, la milice.... La réalité du pouvoir d’Etat national est entre les mains du PCC qui intervient à tous les niveaux grâce à la pyramide de ses comités responsables.
L’action économique, sociale, politique et internationale durant les toutes premières années du régime confirme la portée révolutionnaire de la victoire.
Dans le domaine économique
Les biens japonais et le “capital bureaucratique” (contrôlé par les “familles” du Guomindang) sont nationalisés, soit 80% du capital industriel moderne, 67% de la production électrique, 33% des charbonnages, 90% de la capacité sidérurgique, 38% des broches, 60% des métiers à tisser, 44% du tonnage de la flotte, presque tout le réseau ferroviaire et aérien… [43]
L’importance de la petite production capitaliste et artisanale reste considérable. En juin 1950. le PCC assouplit sa politique pour faciliter la relance économique.
L’Etat doit apprendre à gérer l’économie. Mais le grand capital, le cœur économique de la contre-révolution est massivement attaqué. La bourgeoisie perd son pouvoir d’action centralisé, politique et économique. En 1952, la Commission pour le Plan d’Etat est officiellement constituée. Cette année, la production industrielle est pour 56% le fait du secteur d’Etat, pour 5% du secteur mixte Etat-privé, pour 21,5% exécuté sur commande d’Etat. Seuls 17,5% de la production industrielle est à la fois produite et commercialisée par des canaux privés.
Le PCC hésite, à étendre immédiatement la réforme agraire au sud du pays. Il teste les possibilités d’alliances, il donne la priorité à la production : il faut nourrir 23% de la population mondiale sur 7% des terres cultivées ! Mais il n’hésite que sur les rythmes et les formes. Le 28 juin 1950, la Loi nationale sur la réforme agraire est officiellement adoptée. En 1953, 45% des terres ont été redistribuées, le pouvoir de la gentry a été brisé. Les équipes d’entraide (la toute première phase du processus de coopérativisation) sont lancées.
Dans le domaine social
Le bouleversement des rapports sociaux au sein du village se poursuit alors que la lutte d’émancipation de la femme reprend. Le régime noue une nouvelle alliance avec le prolétariat urbain – ou du moins avec son secteur privilégié, la classe ouvrière permanente des entreprises d’Etat.
En juin 1950, le PCC suspend le recrutement de nouveaux paysans. Par contre, il lance une grande campagne de recrutement ouvrier. En 1949, déjà, 80 000 ouvriers de la région industrielle de Mandchourie sont admis au parti. Le PCC compte 6,3% d’ouvriers en 1951, 7,2% en 1952, 14% en 1956 – soit 1,5 million d’ouvriers sur 11 millions de membres [44]. Roland Lew note que « cette classe ouvrière de plus en plus encadrée est mobilisée en vue de devenir le principal soutien du nouveau régime (...) [Cet] effort pour obtenir [une] adhésion active semble avoir été couronné d’un réel succès ; d’autant plus que la classe ouvrière voit ses avantages d’avant 1949 maintenus et même augmentés. Mieux, une indéniable mobilité sociale, tout particulièrement durant les premières années de la République populaire, rend possible pour nombre de travailleurs l’accession à des fonctions de cadres. Pour certains d’entre eux, c’est même la possibilité d’être incorporés aux nouvelles couches privilégiées. C’est souvent par le syndicat que se fait la promotion ouvrière… » [45]
La radicalisation anticapitaliste
Ce renouvellement de la base prolétarienne urbaine du PCC « est d’autant plus nécessaire que s’achève la période de la “nouvelle démocratie“, note Lew. Cette étape (...) fait place, dès 1952, à un brusque processus anticapitaliste qui amène autour de 1955-1956 à une complète socialisation de l’économie et à la décapitation de la classe capitaliste ».
Comme la réforme agraire dans les campagnes, la révolution urbaine est un acte de violence sociale qui s’accompagne en 1950-1952, d’une succession de campagnes politiques initiées par le PCC : Campagne d’information, de critique et d’autocritique ; Campagne pour l’élimination des contre-révolutionnaires ; Campagne des Trois anti (Sanfan ) contre la corruption, le gaspillage et le bureaucratisme des cadres ; Campagne des Cinq anti (Wufan ) contre les pots de vin, la fraude, l’évasion fiscale, le détournement des biens d’Etat, l’obtention illégale des secrets économiques de l’Etat, c’est-à-dire contre la bourgeoisie industrielle et commerçante.
Comme à la campagne, la terreur rouge au sens donné par ce mot durant la Révolution française en 1793 [46], fait de très nombreuses victimes. Le mouvement de répression des contre-révolutionnaires se solde, de 1951 à 1952, par plusieurs millions d’arrestations, par 600 000 à plus d’un million d’exécutions. Les gangs et sociétés secrètes qui contrôlent nombre d’organisations syndicales sont décapités. A l’occasion des Sanfan et Wufan, des comités de rue sont instaurés, le pouvoir des syndicats contrôlés par le PCC est renforcé, les liens corporatistes qui liaient associations ouvrières et patrons – ou salariés et intermédiaires spécialisés dans ’embauche – sont brisés. La classe ouvrière reste politiquement subordonnée au Parti communiste. Mais ses organisations se développent et sa conscience de classe s’affirme,
Dans le domaine international
La portée révolutionnaire de la politique étrangère de la victoire s’exprime, en ce domaine, aussi. En novembre 1949, dans son discours d’ouverture à la réunion de la Fédération syndicale mondiale réunie à Pékin, Liu Shaoqi tire les leçons de l’expérience chinoise pour les pays d’Orient. « La voie suivie par le peuple chinois (...) est la voie qui doit être suivie par bien des pays coloniaux et semi-coloniaux (…). La classe ouvrière doit (...) former un vaste front uni [qui] doit être dirigé par la classe ouvrière et son parti. [Ce front uni] ne doit pas être dirigé par la bourgeoisie nationale, hésitante et toujours prête au compromis, ni par la petite bourgeoisie et leurs partis (...). La lutte armée est la forme principale de lutte pour la libération nationale dans beaucoup de colonies et semi-colonies… » [47]
Le 18 janvier 1950, alors que la guerre fait rage en Indochine, Pékin reconnaît officiellement la République démocratique du Vietnam [48]. Le 14 février 1950, le Traité d’alliance et d’amitié sino-soviétique est signé après deux mois de difficiles négociations. Le 21 juin 1950, la guerre de Corée prend une dimension internationale. Le 7 octobre, les forces américaines arrivent sur les rives du fleuve Yalou, à la frontière sino-coréenne. Le 16, 700 000 à 800 000 soldats chinois interviennent à leur tour, rejoint par des renforts successifs. Ils repoussent l’armée américaine jusqu’au 38e parallèle au prix de pertes énormes (évaluées à 800 000) dues à l’inégalité des armements.
En décembre 1950, Washington impose l’embargo commercial et le blocus économique de la Chine. Le 1er février 1951, la République populaire est exclue de l’ONU au profit de Taiwan. Le peuple le plus nombreux du monde est jeté hors la communauté internationale des Etats parce qu’il a eu le front de s’opposer victorieusement aux diktats impérialistes.
De 1949 à 1953, date de la signature de l’armistice en Corée, la Chine s’est trouvée à la pointe des confrontations de classes internationales.
Pierre Rousset
A suivre…