Présentation de 2012
L’étude que nous reproduisons aujourd’hui a été initialement publiée en deux tomes dans les Cahiers d’Etude et de Recherche (CER) de l’Institut international de Recherche et de Formation (IIRF) d’Amsterdam [1]. Ce travail aurait mérité une relecture finale que les conditions d’intenses activités militantes de l’époque n’ont pas permise. Il contient en conséquence des erreurs factuelles : localisations géographiques, dates, noms… J’ai, depuis, écrit une autre étude de la révolution chinoise qui, espérons-le, en contient moins et qui est à la fois plus nuancée, précise et complexe sur l’analyse des processus historiques [2]. En revanche, étant synthétique, adaptée au format d’une encyclopédie et destinée à un public pas nécessairement passionné par les débats sur la tactique, la stratégie ou le programme, elle ne reprend pas une grande partie des données (citations, notes…) et de la matière traitée dans le CER de 1986. Ces deux textes s’avèrent plus complémentaires que redondants.
Nous avons donc opéré des coupes dans le chapitre 1 du texte publié en 1986-1987 [3], indiquées par des crochets […], quand celui de 2008 analyse plus précisément les événements historiques. Nous ne reproduisons pas ici la chronologie, la bibliographie et les annexes des CER de 1986-1987 : d’autres sont en préparation qui seront mises en ligne ultérieurement. Pour les lectrices et les lecteurs qui ne connaissent pas l’histoire chinoise moderne, il est préférable de commencer par lire l’étude de 2008 (ou d’autres ouvrages traitant de cette période). Nous avons par contre gardé l’intégralité des passages qui concernent des questions seulement évoquées dans cette dernière (comme la diplomatie soviétique ou ce qui se passe au sein de l’Internationale communiste), ainsi que les citations et les notes de référence, l’analyse des textes, la présentation des débats politiques et les éléments de réflexion sur les enseignements de cette expérience révolutionnaire. Bien entendu, tout cela mériterait aussi, vingt-cinq ans après, d’être retravaillé !
Pierre Rousset
La Révolution chinoise. Tome I : La Deuxième révolution chinoise et la genèse du maoïsme
Présentation de 1986
La révolution chinoise de 1949 représente l’une des expériences les plus importantes dans l’histoire du mouvement ouvrier et des luttes de libération nationale contemporaines. Elle a ouvert un vaste débat aux multiples facettes entre divers courants révolutionnaires et, bien souvent aussi, au sein même de chaque courant révolutionnaire. Il est, aujourd’hui encore, indispensable de discuter des leçons de cette grande révolution.
C’est dans ce cadre que s’inscrit cette étude. Produit de cours donnés en 1980-1982, une première version écrite a été utilisée dans le cadre de l’IIRF en 1982-1985. Nous en publions aujourd’hui une version très largement remaniée, accompagnée d’annexes nouvelles. Cette étude ne prétend pas être exhaustive. Elle s’attache à analyser quelques questions essentielles soulevées par l’histoire de la révolution chinoise. [Le texte mis en ligne sur cette page est tiré de la première partie de ce CER.]
• Un premier tome (CER N° 2) aborde les leçons de la Deuxième révolution chinoise ; l’évolution du parti communiste et la formation du maoïsme ; les rapports conflictuels entre la direction du PC chinois et la direction soviétique stalinienne ; les combats de fraction qui ont opposé Mao Zedong à Wang Ming.
• Le deuxième tome (CER N°3) analyse le cours suivi par les luttes révolutionnaires durant la Troisième révolution chinoise avec la formation des zones libérées ; la politique de front uni antijaponais et la stratégie maoïste ; les fondements du régime révolutionnaire né en 1949.
Ces réflexions n’ont d’autre ambition que de contribuer à un débat déjà riche. Nous espérons qu’elles seront ultérieurement complétées par des études portant sur d’autres périodes (les années vingt, la République populaire [4]) et sur d’autres questions (l’analyse plus précise des structures et des politiques agraires, ou la construction et le fonctionnement du PCC, par exemple [5]).
Remerciements
Merci à Bronzo Aldo, John Barzman, Gregor Benton, Daniel Bensaïd, Michel Debourdeau, Daniel Hemery, Michael Löwy, Herman Pieterson, mon père David Rousset, Fritjof Tichelman, les stagiaires de l’IIRF et autres amis qui, par leurs commentaires critiques m’ont aidés à retravailler le manuscrit. Merci aussi à Roland Lew qui, s’il n’a pas commenté ce texte-là, par ses critiques de mes écrits sur le Vietnam m’a bien rendu service, même s’il m’a fallu quelques années pour m’en rendre compte.
[…]
Chapitre 1 : 1921-1935
Avant le maoïsme : ampleur et défaite de la Deuxième révolution chinoise
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la société chinoise est en crise. Une crise profonde, structurelle, qui opère sur les plans politiques, économiques, sociaux et culturels. Elle est le produit d’une histoire déjà longue : celle de la décadence du régime impérial, de la confrontation avec le monde occidental et sa supériorité technique comme avec la pénétration du capitalisme international, celle de la formation de nouvelles classes, aussi [6].
A la fin de 1918, la voie de la révolution chinoise n’est, objectivement, pas encore déterminée. Plusieurs cheminements vers la conquête du pouvoir sont concevables. L’histoire est d’autant plus « ouverte » que la Chine vit un véritable « carrefour historique ". Les rapports de force sociopolitiques, nationaux et internationaux, sont très fluides.
Au-delà de quelques grands traits (la place de la question nationale et agraire, par exemple), la voie de la victoire révolutionnaire n’est pas encore précisément définie. Elle sera déterminée par le résultat des grandes luttes de l’après-guerre —1925-1934— et par l’invasion japonaise du pays, en 1937.
Durant les années vingt, toute une série de questions stratégiques essentielles s’est posée pour la première fois en grandeur vraie au jeune mouvement communiste chinois et au Comintern lui-même : cette expérience a éclairé d’une lumière aiguë la dialectique sociale, la dialectique politique et la dialectique internationale des luttes de libération dans un pays semi-colonial.
On trouve, avant 1928, dans les écrits et activités de Mao, certaines conceptions qui seront des éléments consti¬tutifs de sa « pensée ». Mais le maoïsme n’est pas né en même temps que le Parti communiste. Il ne prend véritablement forme qu’à la fin des années vingt et durant les années trente, quand Mao élabore sa stratégie d’ensemble et s’impose à la direction réelle du parti.
Vu son importance historique, de nombreux courants, dont le courant trotskyste, ont toujours accordé une attention particulière à la Deuxième révolution chinoise. Par contre, les courants maoïstes se sont généralement attachés à l’étude de la Troisième. C’est en effet la révolution maoïste par excellence. Pourtant, les leçons de l’une complètent celles qui peuvent être tirées de l’autre.
Pour comprendre la formation du maoïsme, pour dis¬cuter des voies de la libération nationale dans un pays semi-colonial, pour analyser les problèmes du front uni, pour tout cela et bien d’autres choses, il est indispensable de comparer les enseignements de ces deux grandes révolutions.
La Deuxième révolution chinoise, qui culmine en 1926-1927, est précédée d’une période de montée des luttes, plus graduelle, de 1918 à 1924. Nous traitons donc ces deux périodes séparément, avant d’aborder la période de recul des luttes de 1928 à 1935.
De la fondation du PCC à 1924 : la convergence
Les premières années du communisme en Chine vont être dominées par deux grandes questions :
• Le rapport du mouvement ouvrier au mouvement national et du PCC au Guomindang ;
• Le rapport entre l’Etat soviétique et le gouvernement de Canton, entre l’IC et les partis chinois.
Ces rapports se nouent alors que la Chine est en mutation. La situation générale évolue très rapidement. Il faut en tenir pleinement compte si l’on veut comprendre les problèmes qui se sont posés au jeune parti communiste comme aux envoyés du Comintern.
Les données de départ
Au début des années vingt, il faut notamment prendre en compte les données suivantes :
• Une profonde vague de luttes populaires et nationales s’amorce. Elle s’annonce très différente de celle des années 1911-1912. En Chine même, des forces sociales et politiques, hier encore marginales, s’affirment. La géographie politique du monde impérialiste a été bouleversée par la guerre mondiale. L’existence de l’URSS offre un allié sans précédent aux mouvements de libération. C’est une nouvelle révolution qui prend forme, et non la simple relance de la Première révolution chinoise [1911].
• La création du PCC est contemporaine de celle du mouvement ouvrier. Toutes deux prolongent directement [les premières vagues d’industrialisation]. Cette jeune classe ouvrière fait l’expérience traumatisante du déracinement et de l’exploitation sauvage. Elle entre en lutte et commence à s’organiser. […] Le mouvement ouvrier moderne va pour la première fois être un acteur direct dans les événements à venir, mais il n’est pas encore en mesure d’assurer pratiquement sa direction sur les luttes nationales. Le PCC est fondé en 1921 avec 57 membres, presque tous des intellectuels.
• C’est d’autant plus vrai que l’expansion du marché capitaliste et les mutations socio-économiques touchent la Chine de façon très inégale. L’immense arrière-pays évolue beaucoup plus lentement que les zones côtières, la vallée du Yangzi et la Mandchourie. Ces mutations sont suffisantes pour initier une dialectique nouvelle des luttes urbaines et rurales ; mais cette dialectique va opérer de façon très différenciée suivant les régions.
• Sans la paysannerie, le prolétariat ne peut rien. Elle constitue la grande majorité de la population. La question agraire est au cœur des contradictions sociopolitiques. […] Néanmoins, compte tenu du contexte régional, des traditions locales, de l’immensité du pays, le mouvement paysan est loin d’être unifié. Il est souvent instable.
• L’acuité de la question nationale est frappante dans ce pays de vieille civilisation unifiée, devenu une semi-colonie à la souveraineté morcelée. Les espoirs soulevés par la révolution républicaine de 1911 ont été déçus. Mais le mouvement national reste une formidable force latente. La réunification du pays et l’indépendance s’imposent comme des mots d’ordre centraux.
• Le mouvement social s’exprime largement dans le moule du mouvement national. C’est dans ce creuset que se forme la conscience de classe du prolétariat. L’unanimisme idéologique n’a pas été brisé par l’expérience de [1911-1912]. Il faudra attendre pour cela les années 1925-1927.
• Le Guomindang, établi dans le Sud, autour de Canton, est faible, désorganisé, divisé. Mais il représente une tradition nationale prestigieuse, symbolisée par Sun Yatsen. Ce parti-gouvernement développe une propagande populiste et cristallise l’identité de la nation opprimée autour de son drapeau, de son nom, de son projet : reconquérir l’unité du pays à l’occasion d’une grande campagne militaire contre les Seigneurs de la guerre du Centre et du Nord, contre le gouvernement de Pékin ; regagner ainsi l’in¬dépendance. C’est le thème mobilisateur de « L’Expédition du Nord ».
• Enfin, sur le plan international, l’importance de la Chine ne cesse de grandir au fil des années. Aux yeux de Moscou, notamment : à partir de 1923, les échéances révolutionnaires sont reportées sine die en Europe, et c’est en Extrême-Orient que l’encerclement impérialiste du premier Etat ouvrier peut être rompu ou affaibli. C’est là, aussi, que commence la Deuxième Guerre mondiale.
Le Parti communiste chinois développe ses activités internationales. Il envoie — ainsi d’ailleurs que le Guomindang — des représentants au Congrès des Travailleurs d’Extrême-Orient, réuni à Moscou en janvier 1922. Certains de ces cadres séjournent en France (Zhou Enlai, Deng Xiaoping). Il tient son deuxième Congrès en juillet 1922 (123 membres). Il participe aux congrès annuels du Comintern.
[Alors que le conflit entre le gouvernement de Sun Yatsen et les Seigneurs de la Guerre devient aigu] des pourparlers se nouent entre le hollandais Henk Sneevliet (Maring), délégué de l’IC, et le Guomindang. [Ils] débouchent sur la déclaration Sun-Joffé du 26 janvier 1923. Elle commence en ces termes : « Le Docteur Sun Yatsen est d’avis, étant donné l’inexistence de conditions favorables à leur application avec succès en Chine, qu’il est impossible de réaliser en Chine soit le communisme soit même le système soviétique. M. Joffé est entièrement d’accord avec ce point de vue ; il pense de plus que les problèmes les plus importants et les plus urgents pour la Chine sont l’achèvement de son unification nationale et la réalisation de sa pleine indépendance nationale. En ce qui concerne ces grandes tâches, M. Joffé a assuré le Dr Sun de la plus chaude sympathie du peuple russe pour la Chine et de son désir de la soutenir » [7].
C’est le début d’une importante coopération entre l’URSS et le gouvernement de Canton. Dès 1922, Maring avait proposé l’adhésion du PCC au Guomindang. Sun Yatsen exige que cette intégration s’opère sous la forme d’adhésions individuelles. Cette intégration est approuvée à Moscou et entérinée au troisième Congrès du Parti communiste chinois (juin 1923). Le PCC a alors 432 mem¬bres. A la base de l’accord entre les deux partis : une lutte commune pour la réunification de la Chine contre les Sei¬gneurs de la guerre et contre la domination impérialiste.
En juin 1923, Michaël Borodine, conseiller politique soviétique, arrive en Chine. Tchiang Kai-chek va à Moscou. Le Guomindang réunit ses assises nationales en janvier 1924. Ce congrès sanctionne les nouvelles alliances nouées sur le plan international avec l’URSS et sur le plan national avec le PCC. Trois communistes, dont Li Dazhao, sont élus au comité central du Guomindang, et six autres, dont Mao Zedong, sont suppléants. Les militants communistes deviennent membres à part entière du Guomindang.
Alors que s’engage un vaste mouvement populaire et national, une alliance se noue donc entre la fraction de la bourgeoisie chinoise regroupée dans le Guomindang et le jeune mouvement ouvrier animé par le Parti communiste. Elle prend la forme du « front uni de l’intérieur ».
Moscou coopère étroitement avec le gouvernement de Canton, mais signe aussi des traités avec le gouvernement de Pékin, comme avec Zhang Zuolin qui contrôle la Mandchourie. L’aide soviétique joue un rôle très important dans le renforcement du jeune mouvement communiste d’une part et dans celui du Guomindang d’autre part : création de l’Académie militaire de Whampoa (avec Tchiang Kaï-chek et Zhou Enlai) ; création du « Corps de propa¬gande » et renforcement de l’appareil organisationnel du Guomindang ; consolidation de l’enracinement communiste dans les syndicats...
Premières réflexions sur ces événements
L’action du Comintern et la diplomatie soviétique ont activement contribué au renforcement parallèle du PCC et du Guomindang entre 1923 et 1925. Or, l’armée du Guomindang est précisément celle qui va écraser dans le sang le mouvement populaire et communiste en 1927. Comment expliquer alors ce qui peut apparaître a posteriori comme de l’aveuglement criminel ?
Il serait erroné, je crois, de rechercher avant tout une explication fractionnelle (la mainmise stalinienne sur la politique de l’IC). Le double soutien de Moscou au PCC et au Guomindang, l’entrée des communistes dans le parti nationaliste sont mis en œuvre bien avant que les luttes au sein du PC bolchevique d’URSS ne commencent à influencer directement la politique chinoise. En 1921, déjà, le Guomindang était invité à participer au Congrès des Peuples d’Orient. Les hommes qui incarnent les premiers la politique de l’IC en Chine ne sont pas des partisans de Staline. Ils deviendront même, pour les plus prestigieux d’entre eux, des oppositionnels de gauche : Adolf Joffé et Henk Sneevliet.
Il faut étudier la période 1921-1924 dans son contexte, compte tenu des motivations, des orientations d’alors, et non par analogie avec les années 1926-1927.
Les Thèses (rédigées par Lénine) et les Thèses supplémentaires (rédigées par l’Indien N.M. Roy) adoptées au deuxième congrès du Comintern ont pour ligne générale :
• le soutien à tout mouvement révolutionnaire de libération dans les colonies et semi-colonie, fût-il bourgeois ;
• l’alliance du mouvement de libération nationale avec l’URSS, contre l’impérialisme ;
• la construction, dans ces pays, du mouvement ouvrier organisé et des partis communistes ;
• la perspective d’une transcroissance de la révolution nationale en révolution socialiste grâce à l’action des PC nationaux et au rôle de l’URSS.
C’est en effet l’existence du premier Etat ouvrier qui permet à l’IC d’envisager la possibilité du « bond » au-dessus de l’étape de développement capitaliste sans avoir véritablement réglé les problèmes posés par l’analyse des formations sociales dans le monde colonial et semi-colonial d’alors.
Lors des débats en commission ou en session plénière, des divergences s’expriment : sur l’importance à accorder au soulèvement national en Orient et sur le principe même du soutien aux mouvements nationalistes (Lénine et Roy font alors front ensemble contre l’Italien Serrati) ; sur la place à accorder à l’alliance avec les forces bourgeoises nationalistes (Roy présente une critique de gauche de la politique de Lénine).
Mais l’essentiel des problèmes ne réside probablement pas là. L’orientation générale des deux séries de thèses, amendées en commission et adoptées par le congrès, est assez claire [8]. Ce qui ne l’est pas, c’est bel et bien la situation réelle dans les pays coloniaux et semi-coloniaux de l’époque. Ces sociétés ont des histoires fort différentes. L’impact du développement impérialiste est plus ou moins récent et très inégal suivant les régions. Les formations sociales considérées sont donc très diverses et en pleine transformation. Ce n’est qu’au quatrième congrès de l’IC que le mouvement communiste va tenter d’élaborer une typologie de ces pays [9].
La Russie tsariste n’était pas un pays semi-colonial. Les communistes sont donc confrontés à un problème nouveau. Il faut accumuler une connaissance, une expérience, pour élaborer plus avant. La question « qui sont les alliés, qui sont les ennemis » n’est pas une simple question idéologique. Avec quelle force sociopolitique peut-on agir à l’époque ? Dans la plupart des pays considérés, le prolétariat n’existe qu’à l’état embryonnaire. Au mieux, la classe ouvrière nationale est en voie de constitution. Les partis communistes sont rarement enracinés.
C’est dans ce contexte que le problème des alliances se pose. Car la République soviétique doit agir dans le présent pour aider au développement du mouvement anti-impérialiste et défendre le premier Etat ouvrier. C’est le rôle de la diplomatie. Mais il lui faut aussi préserver l’ave¬nir en favorisant la formation du mouvement ouvrier, paysan et communiste. C’est le rôle de l’IC. La tâche n’est pas simple et l’histoire de la politique internationale communiste en Orient est particulièrement complexe [10].
Dans un premier temps, les bolcheviques traitent des problèmes nationaux de l’Empire russe et des pays du Proche Orient, à leur frontière méridionale : le monde islamique. Bientôt, la Chine devient le théâtre d’une intense activité, engagée sur plusieurs terrains à la fois. L’IC souligne l’importance de l’alliance avec le Guomindang de même que le rôle de classe du PCC : l’organisation propre des masses ouvrières et paysannes [11]. Mais les envoyés soviétiques, dont Joffé, engagent aussi des pourparlers diplomatiques avec le gouvernement de Pékin et avec des Seigneurs de la Guerre. Diplomatie et engagement révo¬lutionnaires se combinent non sans quelques tensions dans la politique des représentants du Comintern.
En juin 1923, le Manifeste du troisième congrès du PCC accorde au Guomindang la direction de la révolution nationale [12]. Il considère néanmoins que le rôle propre du Parti communiste est de diriger les ouvriers et les paysans au sein du combat national. L’analyse que fait l’IC des rapports de force et des possibilités des communistes chinois évolue cependant rapidement. Dès mai 1923, le Comintern a annoncé dans une directive sur les relations entre le PCC et le Guomindang, que « l’hégémonie » dans la révolution nationale devait incomber au parti du prolétariat [13]. C’est cette orientation qui est entérinée au quatrième congrès du Parti communiste, en 1925.
Quand décision est prise, en 1924, d’entrer dans le Guomindang, il ne s’agit donc pas de la mise en œuvre d’une orientation « menchevico-stalinienne » de révolution en deux étapes historiquement séparées : le mouvement communiste commence en fait à postuler à la direction de la révolution nationale. L’entrée dans le Guomindang est un choix tactique qui n’est alors pas perçu comme contradictoire avec ses objectifs stratégiques.
C’est Henk Sneevliet qui a le premier proposé, en 1922, cette tactique. Il s’est heurté à de fortes oppositions au sein du PCC. Mais il s’appuie sur une expérience qu’il a menée auparavant en Indonésie : le travail entrepris dès 1916 au sein de l’organisation nationaliste Sarekat Islam. Il expliquera à ce sujet, en 1935 : « La forme lâche d’organisation du Sarekat Islam conduisit à une croissance rapide de l’influence de nos sociaux-démocrates indonésiens, javanais et malayens. Au point que des syndicats furent créés jusque dans l’armée et ce, en temps de guerre. A partir de là, vous pouvez comprendre comment mon effort pour établir en Chine ce type de coopération avec le Guomindang reposait directement sur mon expérience positive de Java » [14].
Dans cet entretien, Sneevliet minimise le rôle qui fut le sien dans les années vingt et les oppositions que sa proposition a suscitées au sein du PCC. Dans le rapport qu’il a rédigé pour l’IC en 1922, il manifeste peu de respect pour ses camarades chinois [15]. Mais l’objectif de Sneevliet n’est pas de subordonner le PCC au Guomindang. Il recherche comment le PCC peut passer d’un petit groupe propagandiste à une organisation implantée dans les masses. Dans son rapport de 1922, il conclut : « J’ai suggéré à nos camarades d’abandonner leur exclusive à l’égard du Guomindang et de commencer leurs activités politiques à l’intérieur du Guomindang par l’intermédiaire duquel on peut facilement avoir accès aux ouvriers du Sud et aux soldats. Le petit groupe n’a pas à renoncer à son indépendance ; bien au contraire, les camarades doivent décider ensemble de la tactique qu’ils utiliseront à l’intérieur du Guomindang » [16].
La politique de l’IC enregistre d’importants succès. Une alliance internationale est nouée avec le gouvernement de Canton. Les forces communistes s’enracinent progressivement dans le pays, sans pour autant mettre en cause l’alliance avec le Guomindang. C’est qu’il y a durant ces années une double convergence d’intérêts : entre les besoins de la diplomatie soviétique et la dynamique anti-impérialiste des luttes nationales en Chine, d’une part ; entre le mouvement ouvrier chinois et les composantes bourgeoises du mouvement national, d’autre part.
Montée et défaite de la Deuxième révolution chinoise (1925-1927)
Le tournant de 1926
La première question qui se pose, fin 1924-début 1925, c’est de savoir combien de temps cette double con¬vergence d’intérêts va se maintenir. La réponse viendra très vite. C’est en 1925-1926 que commence l’essor des luttes de masses. En 1926-1927, le problème du contenu de classe de la libération nationale se pose en termes concrets et l’unanimisme du mouvement national vole en éclat.
Les années 1925-1927 sont donc des années charnières, décisives. Le mouvement communiste chinois doit faire face à ce test historique cinq ans seulement après avoir vu le jour. C’est une épreuve redoutable. Il va se tourner vers Moscou, vers les envoyés du Comintern, pour aide et directives. Le sens de l’unité d’intérêts et de la discipline internationale est d’ailleurs profond, à cette époque, l’IC n’hésitant pas à intervenir sur des questions de tactique nationale, et les directions des sections du Comintern faisant confiance à la prestigieuse direction russe. Ce type de fonctionnement, s’il se comprend dans le contexte de l’époque, posera néanmoins de graves problèmes dans les années qui suivent.
Or, en URSS, depuis la mort de Lénine, la lutte de fraction fait rage au sein du Parti bolchevique ; la puissance de la nouvelle bureaucratie s’affirme. Au cinquième congrès de l’IC, l’opposition trotskyste est condamnée. Un processus de subordination politico-organisationnel des partis nationaux, membres du Comintern, s’engage.
Une évolution qualitative s’opère dans les luttes internes au régime soviétique au moment même où le mouvement révolutionnaire chinois a besoin d’un soutien internationaliste actif. Il devient du coup l’enjeu d’un conflit fractionnel qui lui est étranger. Le point de vue bureaucratique grand-russe de la fraction stalinienne va dorénavant peser directement dans la détermination de la politique chinoise de l’IC.
Cette conjonction entre l’aiguisement des contradictions de classe en Chine même et le tournant dans les luttes fractionnelles en URSS va être proprement désastreuse pour la révolution chinoise.
[La montée des luttes populaires se manifeste dans le Mouvement du 30 Mai et la grève-boycott de Canton-Hong Kong :] Le contenu des revendications est anti-impérialiste et la bourgeoisie cantonaise soutient un temps le mouvement. Mais la direction du Comité central de grève, « deuxième pouvoir » dans la région, est assumée par les communistes. Des détachements de piquets armés surveillent les côtes. Nationaliste dans ses objectifs, le mouvement est prolétarien dans ses formes et sa dynamique, populaire dans son assise. Pour la première fois, une convergence directe se dessine entre luttes urbaines et rurales.
Le PC devient véritablement un parti implanté dans les masses. […] La politique de front uni « de l’intérieur » porte ses fruits. Pourtant, le succès du mouvement populaire effraie des secteurs croissants de la bourgeoisie. De violentes fractionnelles se manifestent au sein du Guomindang, favorisées par la mort de Sun Yatsen en mars 1925. La fraction de droite du Guomindang manifeste ouvertement sa volonté d’engager la lutte contre les communistes.
L’IC ignore une proposition de Chen Duxiu visant à faire sortir le PCC du Guomindang pour assurer son indépendance organisationnelle.
La gauche du Guomindang, dirigée par Wang Jingwei, domine le deuxième congrès de ce parti, réuni en janvier 1926. Mais la droite garde en fait l’initiative : à Canton, Tchiang Kai-chek organise le coup de force du 20 mars, proclamant la loi martiale, désarmant les piquets ouvriers, arrêtant de nombreux communistes. En mai, l’Exécutif du Guomindang décide d’écarter les communistes de tous les postes de responsabilité. L’activité des syndicats est soumise à des restrictions croissantes. En octobre, l’armée met fin à la grève-boycott de Canton-Hong Kong.
Malgré ces conflits, Moscou poursuit la même poli¬tique de front uni. En mars, le sixième plénum du Comité exécutif de l’IC admet (contre le vote de Trotsky au Bureau politique du Parti bolchevique) le Guomindang comme « parti sympathisant » et Tchiang Kai-chek comme « membre d’honneur ». L’analyse du caractère de classe du Guomindang avait toujours fait problème. Alors que la bourgeoisie chinoise renforce ses positions à la tête de ce parti, il est maintenant défini par le Comité exécutif de l’IC en termes particulièrement optimistes :
« Le parti Guomindang, le noyau fondamental duquel agit en alliance avec les communistes chinois, représente un bloc révolutionnaire des ouvriers, paysans, de l’intelli¬gentsia et de la démocratie urbaine sur la base d’une com¬munauté d’intérêts de classe de ces couches dans la lutte contre les impérialistes étrangers et l’ensemble de l’ordre féodalo-militaire, pour l’indépendance du pays et pour un gouvernement démocratique-révolutionnaire unique » [17]. La résolution, négligeait ouvertement le danger représenté par la droite du Guomindang, notant que « certaines couches de la grande bourgeoisie chinoise, qui se sont temporaire¬ment regroupées autour du parti Guomindang, se sont maintenant écartées de lui » [18].
L’IC repousse la proposition du PCC visant à constituer des « fractions » de gauche au sein du parti Guomindang. Borodine maintient son poste de conseiller auprès de Tchiang Kai-chek.
Le septième plénum élargi de l’IC, réuni en novembre-décembre 1926, confirme la ligne défendue par Staline et Boukharine. Tout en notant le virage à droite de la grande bourgeoisie chinoise, les Thèses sur la situation en Chine débordent d’optimisme quant à l’avenir de la lutte : « à ce stade, l’hégémonie du mouvement passe de plus en plus entre les mains du prolétariat ». Le Parti communiste ne doit pas sortir du Guomindang : « tout le développement de la révolution chinoise, son caractère et ses perspectives exigent que les communistes demeurent dans le Guomindang et y intensifient leur travail » ; ils doivent « entrer dans le gouvernement de Canton » et « s’efforcer de faire du Guomindang un véritable parti du peuple » en combattant l’aile droite « et ses tentatives de transformer le Guomindang en un parti bourgeois », en soutenant la gauche et en s’adressant au centre [19].
N.M.Roy est délégué en Chine.
Le mouvement de masse [syndicats ouvriers et unions paysannes] continue à s’étendre. […] En mars 1926, Mao publie son premier essai important : « Analyse des classes de la société chinoise » [20]. [Il] a longuement travaillé dans le Guomindang, en accord avec la ligne. Mais l’originalité de ses per¬spectives s’affirme de plus en plus, à l’aube des affrontements de 1927. Il écrit son fameux « Rapport sur une enquête à propos du mouvement paysan au Hunan » [21].
Ce texte enthousiasme l’oppositionnel de gauche Victor Serge qui écrit : « J’ai sous les yeux un document du plus grand intérêt sur le mouvement paysan dans le Hunan. (...) J’ai lu bien des choses sur la révolution chinoise. Je n’ai trouvé nulle part de pensée communiste de meilleur aloi que celle du jeune militant inconnu, Mao Tsé-toung. Il a des formules frappées qui font irrésistiblement penser à celles de Lénine en 1917-1918. Voici ses conclusions (et les miennes) : ’La direction du mouvement révolutionnaire doit appartenir aux pauvres. Sans pauvres, pas de révolution. Se défier des pauvres, c’est se défier de la révolution, s’attaquer à eux, c’est s’attaquer à la révolution. Leurs mesures révolutionnaires ont été d’une justesse infaillible. Si l’achèvement de la révolution démocratique est représenté par le nombre dix, la part des villes et de l’armée devra être représentée par trois et celle des paysans qui ont fait la révolution dans les campagnes, par sept ».
Et Victor Serge, qui écrit après la débâcle, conclut : « Si les dirigeants de la révolution chinoise s’étaient inspirés d’une conception aussi claire de la lutte de classe, toutes les victoires eussent été possibles. Hélas ! » [22].
L’extension nationale du mouvement de masse est accélérée par le déclenchement de l’Expédition du Nord en juillet 1926. […] En octobre 1926, le gouvernement nationaliste quitte Canton pour s’établir à Wuhan.
C’est la droite du Guomindang qui contrôle, par Tchiang Kai-chek, les forces armées. Elle installe son quartier général à Nanchang, capitale du Jiangxi. Début 1927, Tchiang laisse les Seigneurs de la guerre réprimer le mouvement populaire dans le Centre et le Nord. En février, il lance des attaques publiques contre les communistes alors qu’un premier soulèvement ouvrier à Shanghai est écrasé.
L’épreuve de force au sein du mouvement national, entre la direction bourgeoise du Guomindang et le mouvement de masse à direction communiste est maintenant ouvertement engagée. Face à l’évolution de la situation, le PCC est désemparé, aveuglé, sans capacité d’initiative. Il va se passer la corde au coup. La défaite de la Seconde révolution chinoise se joue en trois actes dramatiques.
Premier acte : Shanghai. Le 21 mars 1927, une insurrection donne le contrôle de Shanghai au syndicat général et aux communistes. Les insurgés victorieux ouvrent la ville à l’armée de Tchiang Kai-chek qui prend rapidement contact avec la bourgeoisie locale, les milieux occidentaux et la pègre.
En URSS, le 5 avril, malgré les avertissements lancés par l’Opposition, Staline affirme que la victoire d’un coup d’Etat de Tchiang est impossible. Le 12 avril, c’est le massacre : des milliers de militants ouvriers sont sommairement abattus par l’armée et les gangs.
Deuxième acte : Wuhan La direction du Guomindang est temporairement divisée : Wang Jinwei rompt avec Tchiang. Moscou décide de poursuivre la politique de front uni de l’intérieur avec la gauche du Guomindang. A l’occasion de son Ve Congrès (27 avril-11 mai 1927), le PCC fait de même. Le gouvernement Wang Jinwei, établi à Wuhan, contrôle les provinces du Hubei et du Hunan. En mai, au huitième plénum de l’IC, Staline affirme, contre l’Opposition, que ce gouvernement est le « centre révolutionnaire ».
Pourtant, le 11 juin 1927, le gouvernement de Wu-han réprime le mouvement ouvrier et paysan, entame la chasse aux communistes et se réconcilie avec Tchiang. Dans les autres régions aussi, la répression s’est abattue sur le mouvement communiste. Zhang Zuolin a fait exécu¬ter de nombreux dirigeants, dont Li Dazhao. Le gouverneur militaire de Changsha a organisé un véritable massacre.
Le 1er août 1927, des éléments de la IVe armée na¬tionaliste se révoltent contre le commandement général : c’est le Soulèvement de Nanchang, animé par des officiers communistes ou sympathisants, He Long et Ye Ting, dirigé par Zhou Enlai. Cette date est devenue l’anniversaire de la fondation de l’Armée rouge. En septembre, une insurrection paysanne éclate dans le Hunan avec Mao Zedong. C’est le Soulèvement de la Moisson d’Automne. Mao se replie dans les monts Jinggangshan, à la frontière du Hunan et du Jiangxi. Il y est rejoint par Zhu De.
Borodine et N.M.Roy rentrent en URSS et sont remplacés par Lominadzé, homme de confiance de Staline. En août, le Parti communiste tient une conférence extraordinaire. Chen Duxiu est rendu responsable de la défaite. Qu Qiubai est nommé secrétaire général.
Trotski et Zinoviev sont exclus du parti communis¬te soviétique. En URSS, la fraction stalinienne triomphe.
Troisième acte : Canton. Devant l’évolution de la situation, Moscou décide brusquement d’organiser une insurrection dans le Sud, le 11 décembre 1927. La Commune de Canton ne peut tenir, alors que le mouvement national a déjà subi des terribles défaites dans l’ensemble du pays. La répression est une nouvelle fois féroce. En 1928, Qu Qiubai, nouveau bouc émissaire, est condamné pour « putchisme ».
Premières réflexions sur les événements
Shanghai en février, Wuhan en mai, Canton en décembre : l’année 1927 est celle de l’écrasement sanglant de la Deuxième révolution chinoise. Le PCC est exsangue : on évalue à 38.000 le nombre des communistes physiquement liquidés.
La portée de cette défaite est considérable et les leçons qui peuvent être tirées de cette expérience amère sont de grande importance.
• Les événements de 1926-1927 éclairent d’un jour cru le rôle de la bourgeoisie dans la lutte de libération.
Cette leçon est d’autant plus claire que la bourgeoisie chinoise — commerçante, industrielle et bancaire — est alors l’une des plus dynamiques dans les pays coloniaux et semi-coloniaux et que la tradition nationaliste et populiste du Guomindang est vivace.
Le front uni ne s’est pas brisé après une défaite ma¬jeure. C’est le succès même de la lutte qui effraie la bourgeoisie. C’est au moment où le mouvement national et social est en pleine expansion que la droite du Guomindang, puis toute la direction de ce parti se retourne contre les alliés d’hier et constitue de fait un bloc avec les éléments militaristes du Nord comme avec les forces impérialistes, pour écraser le mouvement communiste.
La leçon de 1927 en Chine est ici la même que celle de 1905 en Russie. Une direction bourgeoise conduit la révolution démocratique nationale à l’impasse. Une telle révolution ne peut en effet l’emporter sans une vaste mobilisation de masse qui implique l’entrée en action des classes exploitées. La bourgeoisie se sent menacée dans sa position sociale. Elle préfère voir le mouvement populaire écrasé qu’échapper à son contrôle. L’identité et la solidarité de classe l’emportent sur l’identité et la solidarité nationales. C’est pourquoi la bourgeoisie n’est pas et ne peut pas être un allié stratégique du prolétariat dans la révolution nationale démocratique.
• L’expérience de la Deuxième révolution chinoise souligne donc l’importance du caractère de classe de la direction du mouvement national, c’est-à-dire du contenu social de la libération nationale. Mais elle éclaire aussi la possibilité et la nécessité d’une alliance sociale qui assurent, dans un pays où le prolétariat est très minoritaire, le caractère majoritaire de la révolution.
Il s’agit bien entendu avant tout de l’alliance ouvrière et paysanne. Mais il faut noter le rôle important de l’intelligentsia révolutionnaire, des étudiants, des couches semi-prolétariennes des villes comme des campagnes, des soldats et sous-officiers aussi dans ce pays sur pied de guerre. La Deuxième révolution chinoise dessine donc les contours des alliances de classe dont dépend le succès de la lutte de libération nationale.
• L’expérience des années 1921-1927 montre néanmoins aussi l’importance que peut prendre une politique de front uni sur des objectifs concrets, dans le cadre du mouvement national, avec des secteurs de la bourgeoisie.
L’écrasement de la Deuxième révolution chinoise ne doit pas faire oublier que le mouvement communiste devait participer durant ces années au mouvement national et nouer pour ce faire une alliance de combat avec le Guomindang. On ne peut comprendre sans cela la façon dont il a pu se construire si rapidement de 1924 à 1926.
Trotski lui-même n’a pas mis en cause la nécessité d’une telle tactique de front uni. Alors même qu’il réclamait la sortie du PCC des rangs du Guomindang, en 1926, il continuait à soutenir l’alliance avec ce parti-gouvernement dans le cadre de l’Expédition du Nord. Contre des éléments ultragauches au sein de la Quatrième Internationale, il a maintenu avec vigueur, dans les années trente, ce point de vue : « Les Eiffelites affirment que nous avons changé notre attitude dans la question chinoise. C’est que ces pauvres d’esprit n’ont rien compris à notre attitude de 1925-27. Nous n’avons jamais nié le devoir du Parti communiste de participer à la guerre des bourgeois et petits-bourgeois du Sud contre les généraux du Nord, agents de l’impérialisme étranger. Nous n’avons jamais nié la nécessité d’un bloc militaire entre le parti communiste et le Guomindang. Au contraire, nous avons été le premier à le prêcher. Mais nous exigions que le parti communiste garde son indépendance politique et organisationnelle, c’est-à-dire que, pendant la guerre civile contre les agents intérieurs de l’impérialisme, comme pendant la guerre nationale contre l’impérialisme étranger, l’avant-garde ouvrière, tout en restant en première ligne du combat militaire, prépare politiquement le renversement de la bourgeoisie » [23].
En matière d’alliance et de front uni, l’une des leçons essentielles de la Deuxième révolution chinoise est donc qu’il faut savoir clairement différencier les objectifs stratégiques (la direction prolétarienne, la construction du bloc social de la révolution : ouvriers, paysans, semi-proléta¬riat, petite-bourgeoisie paupérisée et intelligentsia révolutionnaire) des nécessités tactiques qui peuvent exiger, à certains moments, la formation d’un bloc avec des forces politiques bourgeoises. Et qu’il faut savoir préparer politiquement, au sein de ce bloc, la confrontation de classe de demain.
• L’année 1926 est en effet celle d’un tournant fondamental : l’émergence de la lutte de classe au sein du mouvement national. La période caractérisée par l’exis¬tence d’intérêts convergents entre les diverses composantes du mouvement national laisse place à un conflit majeur de direction, d’orientation. Ce tournant exigeait un changement correspondant de politique de la part des alliés temporaires. La direction Tchiang Kai-chek l’a réalisé en préparant systématiquement l’assaut anticommuniste.
Le PCC ne l’a pas fait. Au lieu de se réorganiser en vue de l’épreuve de force, en sortant notamment du Guomindang, il a modifié dans un sens opportuniste la ligne antérieure de front uni. Le Guomindang est devenu le seul cadre au sein duquel les alliances stratégiques devaient se nouer. La politique du PCC devait en conséquence se subordonner entièrement au maintien de ce cadre unitaire, et ce, au moment où l’indépendance complète des forces communistes devenait une question de vie ou de mort. C’est la cause immédiate de l’écrasement de 1927.
• Cette politique suicidaire ne peut s’expliquer par l’inattendu. Un an avant Shanghai, Tchiang Kai-chek avait clairement montré son jeu. L’épreuve de force était parfaitement prévisible et elle avait été prévue : en URSS, par l’Opposition ; en Chine, par divers cadres.
C’est en fait la direction soviétique stalinienne qui a maintenu envers et contre tout l’orientation de front uni « de l’intérieur » et lui a donné un caractère de plus en plus opportuniste. Le Bureau politique du PCC porte évidem¬ment une responsabilité dans la défaite de 1927. Mais l’orientation était déterminée à Moscou et le centre stalinien entendait bien qu’elle soit appliquée (quitte à choisir les dirigeants chinois comme boucs émissaires une fois la défaite consommée).
La Deuxième révolution chinoise offre donc un exemple majeur des conséquences qu’eut au-delà des frontières de l’URSS la montée du stalinisme. Avec la montée de la bureaucratie, derrière la phraséologie révolutionnaire, c’est le « point de vue grand-russe » (celui de la fraction stalinienne) et la diplomatie d’Etat (les accords avec les gouvernements bourgeois) qui l’emportent définitivement sur l’internationalisme. Ce qui était hier contradiction secondaire (par exemple entre diplomatie d’Etat et internationalisme militant) devient contradiction antagonique. Ce qui était hier dangereuses méthodes de fonctionnement (par exemple la façon dont des militants chinois de « retour de Moscou » se retrouvaient d’emblée à des postes de direction) devient une politique systématique visant à subordonner les partis nationaux aux intérêts de la bureaucratie russe.
• C’est dans ce contexte que l’on peut revenir sur la question de l’entrée du PCC dans le Guomindang.
A l’origine, dans la mesure où elle s’inscrit dans une perspective révolutionnaire, il ne s’agit pas d’une question de principe, mais d’un choix tactique. Ce choix pose plus de problèmes en Chine qu’il n’en a posés à Java. Quand Sneevliet propose l’entrée du PC dans le Guomindang, ce dernier est une organisation peu structurée. Mais comme il le notera lui-même en 1935, la bourgeoisie chinoise est beaucoup plus forte que son homologue javanais des années 1910 [24]. Il ne semble pas avoir pris la mesure du problème en 1922 [25].
Il était illusoire d’espérer « hégémoniser » le Guomindang comme il avait été possible de le faire avec la gauche du Sarekat Islam. Un travail au sein de ce parti devait déboucher un jour ou l’autre sur un conflit de direction, un conflit de classe. Sortir d’un tel parti ne pouvait être une mesure simple à mettre en œuvre. Si le jeune parti communiste pouvait s’enraciner dans le mouvement national, le mouvement ouvrier et le mouvement paysan directement sous son propre drapeau, c’était de loin la meilleure des solutions.
L’entrée dans le Guomindang ne pouvait se justifier tactiquement que si c’était effectivement la seule façon pour le jeune PCC de devenir un véritable parti de masse. Il fallait alors préparer politiquement la sortie, de façon à pouvoir agir vite quand s’annonçait l’épreuve de force. En 1931, Trotski a déclaré, dans une lettre à l’Opposition de Gauche chinoise que « l’entrée du Parti communiste dans le Guomindang a été une erreur dès le début. Je crois qu’il faut, dans un document ou un autre, dire cela ouvertement, d’autant plus que l’Opposition russe porte ici une grande part de responsabilité », ayant accepté sur ce point un compromis avec les zinoviévistes dans le cadre de l’Opposition unifiée de 1926 [26].
Pourtant, en 1926, dans les premiers textes personnels où il réclame la sortie du Guomindang, Trotski reconnaît que l’entrée dans ce parti pouvait se justifier auparavant. L’argument utilisé mérite d’être noté : « Dans la mesure où la Chine est concernée, la solution du problème des rapports entre le Parti communiste et le Guomindang diffère à des périodes différentes du mouvement révolutionnaire. Le principal critère pour nous n’est pas le fait constant de l’oppression nationale, mais le cours chan¬geant de la lutte de classe, à la fois au sein de la société chinoise et suivant les lignes de confrontation entre les classes et les partis de Chine et l’impérialisme.(...) ».
« La participation du PCC au Guomindang était par¬faitement correcte pour la période durant laquelle le PCC était une société de propagande qui ne faisait que se prépa¬rer à son activité politique indépendante future, mais qui cherchait, en même temps, à prendre part à la lutte de libération en cours ».
Mais cette période est maintenant dépassée et le PCC a pour « tâche politique immédiate la lutte pour la direction indépendante directe de la classe ouvrière qui s’éveille — non pas, bien sûr, pour retirer la classe ouvrière du cadre de la lutte nationale-révolutionnaire, mais pour lui assurer non seulement le rôle du combattant le plus résolu, mais aussi celui du dirigeant politique, avec hégémonie dans la lutte des masses chinoises’’ [27].
• Tous ces grands problèmes de stratégie et de tactique se retrouveront, dans un contexte, nouveau pendant la guerre sino-japonaise. Bien que de manière plus négative que positive, la Deuxième révolution chinoise a souligné le rôle irremplaçable du parti comme direction de classe dans la lutte de libération, ainsi que celui des forces armées révolutionnaires. Cette leçon dominera aussi les choix fondamentaux opérés durant la Troisième révolution chinoise.
Pierre Rousset
A suivre…