L’année dernière, lorsque le professeur de droit Xu Zhangrun commença à publier des articles critiquant le virage ultra-autoritaire du gouvernement chinois, il semblait inévitable qu’il soit rapidement réduit au silence. Effectivement, Xu fut suspendu de son poste d’enseignant à l’Université Tsinghua et placé sous enquête. Mais il se passa alors quelque chose de remarquable : des dizaines de citoyens éminents prirent la parole en sa faveur. Certains signèrent une pétition, d’autres rédigèrent des essais et des poèmes en signe de solidarité avec Xu Zhangrun, et l’un d’entre eux composa même une chanson :
Le printemps est de nouveau en fleur
Et encore une fois, ils ont peur. [1]
Pour quiconque est familier de la politique chinoise, la référence est claire : il s’agit de l’anniversaire de la répression des manifestations de Tiananmen le 4 juin 1989. Le recours à la violence par le Parti communiste pour mettre fin à ces manifestations pacifiques fit des centaines de morts et demeure l’un des événements les plus honteux de l’histoire de la République populaire.
• Outre le trentième anniversaire de Tiananmen, plusieurs autres dates importantes font de 2019 l’année la plus sensible en une génération. Elle est l’occasion de célébrer le centième anniversaire du Mouvement du 4 mai, un moment déterminant de l’histoire de la Chine qui vit s’exprimer la critique des traditions au nom d’une quête un peu romantique de la « science » et de la « démocratie ». Il s’agit aussi du soixante-dixième anniversaire de la fondation de la République populaire, et enfin du vingtième anniversaire de la répression contre l’un des mouvements religieux les plus populaires de la Chine moderne, le Falun Gong, avec comme bilan des dizaines de personnes décédées en garde à vue et des milliers d’autres internées dans des camps de travail. Quiconque a le moindre sens politique sait que cette convergence chronologique tend à faire de 2019 une véritable année du silence. Et pourtant, les gens continuent de s’exprimer. Pourquoi ?
• Pour des régimes autoritaires comme celui en vigueur en Chine, l’histoire est synonyme de pouvoir, car la légitimation de leur système politique repose sur des mythes. Dans le cas de la République populaire de Chine, le récit officiel avance que les efforts antérieurs de modernisation du pays avaient échoué et que seul le Parti communiste chinois a réussi à propulser le pays dans l’avenir. C’est là l’histoire que chaque enfant chinois apprend dans les manuels scolaires, que les musées mettent en scène dans leurs expositions et que les médias diffusent par le biais d’innombrables téléfilms, reportages et livres à grand tirage. Le problème, pour le gouvernement, c’est que la vérité historique est difficile à occulter entièrement. Un Etat autoritaire peut l’empêcher de se transformer en menace immédiate et l’éliminer de la vie de la majorité des citoyens, mais la vérité perdure obstinément, inspirant des gens comme le professeur Xu et ceux qui l’ont soutenu.
• L’exemple le plus récent de cet entêtement de l’histoire est la publication à Hong Kong d’un ouvrage intitulé The Last Secret : The Final Documents from the June Fourth Crackdown (Le dernier secret : les documents définitifs sur la répression du 4 juin). Il s’agit du compte-rendu d’une réunion d’une trentaine de doyens et de hauts dirigeants du Parti qui a eu lieu deux semaines après le massacre. Connue sous le nom officiel de Quatrième Plénum du Treizième Congrès du Parti, cette réunion fut convoquée par le numéro un du Parti communiste, Deng Xiaoping, pour contraindre les autres dirigeants à approuver rétroactivement sa décision d’utiliser la force contre les manifestants et chasser de son poste le secrétaire général du Parti, Zhao Ziyang, qui s’était opposé au recours à l’armée pour stopper la mobilisation. Les déclarations de loyauté des cadres du Parti y furent lues à haute voix avant d’être imprimées et distribuées, lors d’une réunion ultérieure quelques jours plus tard, à près de cinq cents fonctionnaires censés les « étudier » – autrement dit, s’efforcer d’acquérir l’intime conviction qu’il s’agissait de la version correcte des évènements. A l’issue de cette réunion, ces documents imprimés, tous estampillés « top secret », furent recueillis et mis sous bonne garde afin d’en préserver le secret.
Trois décennies plus tard, des exemplaires en sont parvenus à Hong Kong, où ils ont été publiés par New Century Press et édités par Bao Pu, un spécialiste du fonctionnement interne du Parti communiste. Depuis quatorze ans, Bao Pu a publié plusieurs ouvrages importants sur la politique chinoise, dont les mémoires secrets de Zhao Ziyang et les journaux intimes de Li Peng, alors premier ministre, qui a joué un rôle clé à partir du moment où Zhao a refusé de soutenir la répression [1].
Si l’ouvrage s’intitule Le dernier secret, c’est parce qu’il s’agit du dernier mot du Parti sur les évènements de 1989 : la version en langue de bois officielle de ce qui s’était passé et que tous les fonctionnaires, quel que soit leur rang, devaient faire leur, quelle que soit leur conviction personnelle ou les faits dont ils aient pu être témoins. C’est aussi un « secret ultime » au sens où ces textes montrent comment le Parti est censé fonctionner en dernière instance : comme la dictature d’un seul homme, laquelle requiert une obéissance obtenue par le biais de purges périodiques et par la promesse solennelle des survivants de respecter la version de la réalité édictée par le chef. Le livre est au fond une étude de cas de la façon dont le Parti a réussi à se maintenir au pouvoir et du fonctionnement de sa direction actuelle.
Il se différencie en cela de la plupart des ouvrages sur Tiananmen. Dans sa préface à The Last Secret, un auteur portant le nom de plume de Wu Yulun explique que la plupart des témoignages disponibles sur Tiananmen mettent l’accent sur les photos et les récits dramatiques des manifestations spontanées qui, pendant cinquante et un jours, ont fait de cette immense place une oasis de liberté de parole. Ou alors ils mettent en lumière les détails de la répression, comme les lieux précis d’intervention de l’armée ou le nombre de victimes. Mais pour Wu Yulun, ce qui s’est passé pendant les semaines suivantes est tout aussi important : « Lorsque nous regardons en arrière, il est tout aussi important de percer du regard le rideau de fer qui protège les puissantes forces qui se cachent en coulisses. Ce n’est qu’alors que nous pourrons espérer comprendre comment les rêves, les espoirs et les vies de millions de personnes ont soudain été bouleversés. »
• The Last Secret est divisé en deux parties. La première consiste en une cinquantaine de pages d’analyse en anglais, dont l’essai de Wu Yulun et une introduction rédigée par le professeur Andrew J. Nathan, de l’Université de Columbia, qui analyse avec lucidité les points cruciaux des déclarations des dirigeants du Parti [2]. La deuxième partie est une reproduction intégrale de ces déclarations en chinois. (Le livre comprend également plusieurs photos inédites d’évènements survenus avant et après le massacre.)
Fait révélateur, on constate que personne n’a pris la défense de Zhao Ziyang lors de cette réunion. Même ses partisans suppliaient qu’on leur pardonne leur erreur et accablaient leur ancien patron. L’un d’entre eux, Hu Qili, membre du Comité permanent du Politburo – le groupe de cinq personnes qui, avec la bénédiction de Deng Xiaoping, gérait les affaires de la Chine au jour le jour –, reconnut qu’il s’était rangé à l’avis de Zhao en s’opposant à la loi martiale parce qu’il craignait que l’entrée de troupes dans une ville en proie à des manifestations massives n’entraîne une catastrophe. Ce qui aurait été une décision parfaitement sensée, mais Hu Qili ne pouvait pas le dire ouvertement. En lieu de quoi, voilà ce qu’il déclara ce jour-là : « Mais en étudiant l’important discours du 9 juin du camarade [Deng] Xiaoping et en le comparant à mon point de vue au moment des événements, je me rends compte à quel point mon appréhension de la vérité était profondément inadéquate. […] Cela illustre la faiblesse de mon niveau de conscience politique, trahit la confusion de ma pensée face aux grandes questions affectant en bien ou en mal l’avenir et le destin du Parti et de l’Etat et démontre que je n’ai pas su affronter cette épreuve. »
Hu Qili ne put pas récupérer sa position antérieure au sein de la hiérarchie, mais son auto-flagellation lui permit d’occuper divers postes ministériels dans les années 1990 ainsi que d’assumer une série de fonctions protocolaires, sans parler des généreux avantages dont jouissent tous les dirigeants retraités et leurs familles.
• La plupart des déclarations recueillies dans The Last Secret sont celles de partisans de la ligne dure qui, dans le cadre d’une réunion censée mettre en valeur l’harmonie entre les dirigeants, profitèrent de l’occasion pour exprimer leurs critiques concernant le processus de réforme en général. L’ancien président Li Xiannian, qui était à la veille de fêter ses quatre-vingts ans au moment de prononcer son discours, était l’un des principaux opposants aux efforts de Zhao Ziyang pour réformer les entreprises publiques et promouvoir le secteur privé – initiatives emblématiques des premières années de réforme et raison majeure du décollage économique du pays. D’autres, comme le général en retraite Wang Zhen, âgé de quatre-vingt-un ans, pensaient que Zhao Ziyang était trop « mou » sur le plan idéologique et entraînait la Chine sur la voie d’une convergence avec l’Occident.
Ces déclarations, et d’autres du même acabit, révèlent l’inquiétude suscitée par les réformes de Deng Xiaoping et contribuent à expliquer la chute de Zhao Ziyang. Car si Deng avait bien encouragé Zhao à entreprendre des réformes, le secrétaire général était aussi observé avec méfiance par les opposants les plus conservateurs de Deng. Par ailleurs, la chute de Zhao Ziyang montre à quel point le Parti éprouvait un malaise face aux effets sociaux des réformes économiques – un problème qui persiste encore aujourd’hui, alors que Xi Jinping promeut de nouveau les idéaux communistes de l’époque maoïste. Comme l’explique Nathan : « Plus la Chine poursuit sa quête de puissance et de prospérité par le biais de la modernisation technologique et de l’insertion dans l’économie mondiale, plus les étudiants, les intellectuels et la classe moyenne ascendante seront réticents à adhérer à un conformisme idéologique digne des années 1950. »
Les propos recueillis dans The Last Secret illustrent la façon dont le Parti restaure l’orthodoxie idéologique au lendemain d’une crise. Il faut d’abord identifier un bouc émissaire – en l’occurrence Zhao Ziyang –, après quoi tout le monde doit confesser ses nombreux péchés et les déplorer énergiquement, faire montre du plus profond repentir et, confiant dans l’infinie miséricorde du parti, se jeter aux pieds de la direction. Il s’agit essentiellement d’un embarrassant exercice de léchage de bottes, ce qui explique en partie pourquoi ces documents ont été classés top secret.
• Ce type d’évènement montre que les purges et les séances d’humiliation jouent un rôle essentiel dans un système qui n’a ni véritables règles ni procédures de démocratie interne. Ce sont les décisions spécifiques des responsables qui déterminent la façon dont le parti est dirigé. Si ces décisions changent d’une façon ou d’une autre, tout le monde doit prouver qu’il respectera la nouvelle ligne.
On peut en conclure que ce système rudimentaire de transfert et de contrôle du pouvoir pâtit d’une instabilité intrinsèque. Lorsque Mao Zedong a commencé à adopter des politiques de plus en plus radicales à partir de la fin des années 1950, nombre de ses collaborateurs les plus haut placés tombèrent soudainement en disgrâce et furent évincés ou même assassinés. Mais ceux qui les ont remplacés – en particulier son épouse Jiang Qing et le petit groupe qui l’entourait, surnommé la Bande des Quatre – sont eux-mêmes devenus des boucs émissaires après la mort de Mao en 1976 et ont été arrêtés et emprisonnés.
Dix ans plus tard, en 1987, lorsque Deng Xiaoping perdit confiance en Hu Yaobang, secrétaire général du Parti de sensibilité libérale et réformatrice, ce fut la même chose. Hu dut confesser ses péchés et présenter sa démission lors d’une importante conférence du Parti. Deux ans plus tard, c’était au tour de Zhao Ziyang d’être limogé et de subir l’opprobre des autres dirigeants.
• Il ressort de ces péripéties une leçon fondamentale : le système a besoin d’un leader fort. Dans les années 1980, Deng sut jouer ce rôle, mais il avait choisi de gouverner de façon indirecte, à l’aide d’intermédiaires comme Zhao Ziyang. Cela lui permettait de se débarrasser de ses lieutenants lorsque les choses tournaient mal, mais cela finit aussi par nuire au Parti en décrédibilisant son fonctionnement interne : Hu et Zhao n’avaient rien fait de mal et n’avaient pas été limogés conformément à des règles établies, mais simplement parce que Deng avait des problèmes. Cette injustice fut aussi l’une des causes des mobilisations de Tiananmen, lesquelles commencèrent peu après la mort de Hu Yaobang en avril 1989. Celle-ci émut beaucoup de gens qui, précisément, étaient convaincus que l’ancien secrétaire général avait été maltraité par Deng deux ans plus tôt.
Lors de la réunion de juin 1989, les cadres dirigeants du Parti étaient désormais bien conscients du problème. Un haut responsable militaire et politique âgé de 81 ans, Bo Yibo, insista sur le fait que le Parti devait se rassembler derrière un leader énergique – un « noyau », ou hexin en chinois – capable de commander le respect et de contrôler le gouvernement d’une main ferme : « A mon avis, l’histoire ne nous permettra pas de vivre une nouvelle purge au sommet. »
Deng était lui aussi conscient que le système qu’il avait créé était défectueux. Il céda promptement le pouvoir à Jiang Zemin et se débarrassa du groupe informel de vétérans du Parti qui avaient manifesté leur hostilité à Zhao Ziyang pendant la majeure partie des années 1980. Mais jusqu’à sa mort en 1997, il resta aux aguets depuis les coulisses. Le successeur de Jiang de 2002 à 2012, Hu Jintao, était lui aussi relativement faible. Jiang et Hu occupèrent leur poste pendant deux mandats, ce qui fut perçu un peu prématurément comme la preuve que le régime avait institutionnalisé ses mécanismes de succession. Rétrospectivement, on se rend compte qu’il s’agissait plutôt d’un interrègne dû à l’absence de « noyau » stable. Seul Xi Jiping sut de nouveau assumer ce rôle après son arrivée au pouvoir en 2012. Il n’est donc pas surprenant que deux de ses initiatives politiques emblématiques aient été une grande purge des dignitaires du Parti (sous couvert d’une campagne anticorruption) et l’abolition de la limitation des mandats.
• Les universitaires et les journalistes ont parfois une curieuse tendance à négliger la tâche élémentaire de narrer et diffuser les faits de base. Il n’existe par exemple aucun compte rendu lisible, accessible et exhaustif du massacre du 4 juin. De nombreux récits journalistiques dignes d’intérêt ont été publiés peu de temps après les évènements [3], mais ils n’ont pas été mis à jour depuis au moins vingt ans et n’ont donc pas pu prendre en compte le flot de mémoires et de documents secrets parus depuis lors. On peut mentionner notamment The Tiananmen Papers (une collection de documents internes du parti relatant les évènements), les mémoires de Zhao Ziyang, les journaux intimes de Li Peng et les ouvrages d’anciens conseillers politiques du régime comme Wu Wei et Wu Guoguang.
D’où le grand intérêt de l’essai de Wu Yulun dans The Last Secret. Il synthétise en effet une bonne partie de ces nouveaux matériaux en essayant de répondre à une question fondamentale que résume le titre de son essai : « Comment le Parti a décidé de massacrer son peuple ». A l’instar d’autres analystes, Wu Yulun estime que le massacre fut le résultat d’une série de maladresses et de bévues qui transformèrent une situation encore gérable en un tourbillon d’évènements incontrôlable. Mais il soutient aussi de façon crédible que Deng Xiaoping était dès le départ favorable à une réaction énergique : il ne s’agissait donc pas seulement d’un accident, mais de l’expression d’une conviction.
Lors des premières protestations déclenchées par la mort de Hu Yaobang, Deng se rangea dans un premier temps à l’avis de Zhao Ziyang, qu’il avait soutenu et promu pendant plus d’une décennie. Pour Zhao, il était inopportun de réprimer des manifestants qui pleuraient un ancien secrétaire général du Parti communiste ; il conseilla donc de négocier avec eux. Mais au fur et à mesure que la mobilisation persistait, il semble que Deng ait perdu patience. C’est à partir du 23 avril, alors que Zhao était en Corée du Nord pour une visite officielle d’une semaine, qu’il put promouvoir son approche nettement moins tolérante. Zhao avait laissé au premier ministre Li Peng des instructions explicites allant dans le sens de la modération. Dans son journal, dont Wu Yulun fait un usage très convaincant, Li Peng signale son accord avec Zhao, mais mentionne qu’un autre dirigeant du Parti l’« encouragea » alors à se réunir avec Deng Xiaoping.
On ne sait pas si cette réunion eut vraiment lieu, mais il semble que Li Peng ait réalisé que Deng était partisan d’une ligne plus dure. Le journal de Li confirme que le 24 avril, il convoqua une réunion des dirigeants en veillant à en exclure un des plus fidèles lieutenants de Zhao Ziyang. Le 26 avril, la hiérarchie ordonna à l’organe de presse du Parti, le Quotidien du peuple, de publier un éditorial condamnant fermement les manifestations comme « perturbant l’ordre public ».
• On sait que cette condamnation eut l’effet inverse de celui recherché et que, le lendemain, plus de 500’000 personnes envahirent la place Tiananmen. Comme le signale Wu Yulun, il s’agissait d’un « évènement sans précédent dans l’histoire de la République populaire de Chine. Pour la première fois sous le règne du Parti communiste, le peuple agissait délibérément contre la volonté du chef suprême ». Zhao Ziyang mentionne dans ses mémoires que lorsqu’il rentra à Pékin le 30 avril, Deng refusa de le voir ; il était visiblement convaincu que la ligne du secrétaire général était erronée. Le 2 mai, le quotidien de Hong Kong Ming Pao, qui était alors une source très fiable sur la politique de la Chine populaire, annonça que Zhao était sur le point d’être limogé.
L’arrivée imminente à Pékin du chef d’Etat soviétique Mikhaïl Gorbatchev, qui visait à mettre fin à trente ans de tensions entre les deux géants communistes, empêcha probablement Deng Xiaoping d’agir immédiatement. Cette rencontre au sommet était pour lui l’occasion de consolider sa place dans l’histoire, et il préféra donc attendre que l’échéance soit passée. Pendant les deux premières semaines de mai, les manifestations ne firent que croître. Le lendemain du départ de Gorbatchev pour Shanghai, le 16 mai, Deng convoqua une réunion qui autorisa le recours à la force. Le déploiement effectif des troupes sur le terrain n’était dès lors plus qu’une question de temps.
A la lecture de ces essais et documents, on est frappé par la fragilité de l’emprise du Parti. En 1989, l’état de l’opinion était devenu hostile sous l’effet de l’inflation, de la corruption et de la stagnation du niveau de vie, tandis que le Parti lui-même était divisé entre réformateurs et partisans de la ligne dure. En fin de compte, c’est la convergence de ces deux facteurs qui aboutit au massacre. Pour le Parti communiste chinois, relâcher son emprise, c’était risquer de perdre le pouvoir.
Une page, datant du 4 juin 1989, du journal personnel de Li Rui,
un des secrétaires de Mao, avec comme en-tête :
« Un week-end noir »
• En avril dernier, le centre d’archives de la Hoover Institution auprès de l’Université de Stanford a organisé une conférence sur la vie et la trajectoire de Li Rui, l’une des personnalités les plus marquantes de l’histoire de la République populaire de Chine. Li Rui faisait partie des premières générations de militants du Parti communiste et fut même un temps secrétaire personnel de Mao, ce qui faisait de lui un membre du cercle rapproché de l’homme qui dirigeait le pays comme un empereur.
Mais une fois tombé en défaveur auprès de Mao et de ses alliés, il passa près de vingt ans en prison ou en exil. Après sa libération en 1978, il occupa quelques postes gouvernementaux mais se consacra essentiellement à des travaux historiographiques. C’est ainsi qu’il rédigea un compte-rendu de la Conférence de Lushan de 1959, qui permit à Mao de purger ses adversaires et de surenchérir sur la politique économique désastreuse dite du « Grand Bond en avant », laquelle provoqua une des pires famines de l’histoire. Li Rui a également contribué à la création de China Through the Ages, une revue qui aborde des thèmes sensibles de l’histoire du Parti communiste chinois.
Au cours des dernières années, Li Rui et sa fille Li Nanyang ont transféré ses archives personnelles à la Hoover Institution à Stanford. Li Nanyang y est officiellement chargée d’organiser et de transcrire les matériaux laissés par son père, y compris plusieurs années de journaux intimes. Li Rui est décédé en février 2019, à l’âge de 101 ans, et la conférence de Stanford avait pour objectif de faire un bilan de sa vie et d’annoncer que tous ces documents seraient bientôt mis à la disposition du public.
Ce flux constant de récits non officiels sur le passé contribue à ce que la vérité historique puisse échapper aux griffes du Parti. Le témoignage de Li sur la Conférence de Lushan s’inscrit dans un courant de recherche qui met de plus en plus en lumière la responsabilité de Mao dans la grande famine de 1959-1961. Selon la ligne officielle, la famine aurait été provoquée par des catastrophes naturelles ou par la rupture avec l’Union soviétique, qui a eu lieu à la même époque. Mais grâce à Li Rui et à d’autres spécialistes chinois et étrangers, aucun chercheur sérieux ne saurait aujourd’hui accepter la version du gouvernement, même en Chine. Les archives de Li viendront sans doute s’ajouter au dossier à charge contre Mao étant donné qu’elles contiennent ses notes de journal personnelles sur la réunion de Lushan.
Son compte-rendu des évènements du 4 juin 1989 aura lui aussi une grande valeur. Li Rui vivait alors dans un immeuble réservé aux dignitaires du Parti près du carrefour de Muxidi, à l’ouest de Pékin. C’est dans ce quartier que les unités blindées de l’armée initièrent leur assaut sur la capitale et que des centaines de simples citoyens se rassemblèrent pour essayer de stopper leur progression vers la place Tiananmen occupée par les étudiants – un acte de courage collectif décrit par l’écrivain Liao Yiwu dans un livre poignant publié en Allemagne, Des balles et de l’opium : Histoires de vie chinoises après le massacre de la place Tiananmen [4]. Liao Yiwu a passé sept ans à réunir une série mémorable de portraits de membres de la classe ouvrière s’étant portés à la défense de la place Tiananmen ; c’est parmi eux qu’on compte le plus grand nombre de victimes.
Le témoignage de Li est plus simple, car il a vu le massacre se dérouler depuis son balcon. Venant d’un dignitaire du Parti ayant une réputation de droiture et d’intransigeance morale, il est toutefois accablant. Son journal à la date du 4 juin commence par deux mots anglais : « Black week-end ». Après quoi il décrit comment les soldats tiraient sur tout ce qui bougeait, mitraillant y compris son immeuble et tuant un de ses voisins. Puis il rapporte ses conversations téléphoniques avec des membres du parti scandalisés par les événements et cite l’opinion d’un ami, le général en retraite Xiao Ke, qui, plusieurs semaines auparavant, avait averti par écrit Deng Xiaoping des conséquences potentiellement désastreuses du déploiement de l’armée dans la capitale. « L’appel de Han Xiong était profondément déprimant, écrit Li Rui. A quoi en est réduit le Parti ? Quand j’ai raccroché, je ne pouvais pas retenir mes larmes. An Zhiwen m’a lui aussi appelé pour m’interroger sur la situation ; il a poussé un soupir et s’est demandé comment le Parti avait pu faire une chose pareille ! […] Mon agitation n’a pas cessé de toute la journée et j’avais constamment envie de pleurer. Je pensais à la prédiction de Xiao Ke : le Parti sera condamné par les générations futures et ces évènements resteront dans l’histoire comme un synonyme d’infamie. »
• Combien faut-il de temps à l’histoire pour faire place au changement ? Ecrivant dans les années 1980, après les bouleversements apportés par les trente premières années du régime, avec leur legs de famines et de persécutions politiques, le sinologue belge Simon Leys comparait le règne du Parti « à la dérive erratique d’un chien mort ; seul son ventre gonflé par les promesses creuses des “Quatre Modernisations” le maintient encore plus ou moins à flot ». Leys n’avait pas tort de penser que c’est l’adhésion du Parti au développement économique – résumé alors par le slogan des « Quatre Modernisations » – qui l’empêchait de naufrager. Au cours des quatre décennies qui se sont écoulées depuis, cette stratégie a connu un succès si spectaculaire qu’on peut être amené à percevoir le règne du Parti comme inévitable et éternel.
Mais en le décrivant comme un cadavre, Leys ne faisait pas preuve d’un excès d’idéalisme. Lorsqu’il écrivait ces mots – dans son recueil d’essais intitulé La forêt en feu (1983) –, il savait fort bien que ledit cadavre ne coulerait pas tout de suite. Evoquant l’expérience du prêtre catholique Evariste Régis Huc, qui avait sillonné la Chine dans les années 1840, après la défaite des Qing lors de la première guerre de l’opium (1839-1842), Leys soulignait la lucidité de ce missionnaire français qui annonçait la mort de la dynastie plusieurs décennies avant sa chute finale en 1911 : « Il fallut pourtant encore soixante-dix ans pour que l’ancien empire s’effondre. Quand elle agit à l’échelle de la Chine, l’histoire adopte un autre rythme. »
Ian Johnson