Bien que sans précédent, l’attaque iranienne n’était en rien inattendue, puisqu’elle faisait suite à la frappe aérienne israélienne sur le consulat iranien à Damas [1] deux semaines plus tôt, qui avait tué sept officiers du Corps des gardiens de la révolution islamique et deux civils. La grande majorité des divers types de projectiles, dont certains ont mis plusieurs heures à arriver, ont été interceptés par Israël, aidé par les armées des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de la France et de la Jordanie, ainsi que par les renseignements fournis par plusieurs pays du Golfe. Seuls quelques missiles [9 selon les services de renseignement des Etats-Unis] ont réussi à échapper aux défenses israéliennes, dont l’un a grièvement blessé une fillette bédouine de 7 ans dans un village non reconnu du Naqab/Néguev, et un autre a causé des dommages mineurs à la base aérienne de Nevatim.
Pour mieux comprendre ces événements, +972 s’est entretenu avec Khaled Elgindy, directeur du programme Israël-Palestine à l’Institut du Moyen-Orient, basé à Washington, et auteur de Blind Spot : American and the Palestinians, from Balfour to Trump (Brookings Institution Press, 2019).
Tout en expliquant le « message » que l’Iran cherchait à envoyer avec son attaque anticipée, Khaled Elgindy a également fait part de ses doutes quant au fait qu’Israël tiendrait compte des pressions exercées par les Etats-Unis pour éviter de lourdes représailles. Il a également noté que les régimes arabes pourraient essayer de « détourner » leur propre implication pour tenter de sauver la face auprès de leurs opinions publiques en colère. Mais il a également insisté sur le fait que les Palestiniens restent au cœur de cette conflagration – et qu’ils en paient toujours le prix le plus lourd [2].
« Il existe une réelle possibilité qu’en échange d’une désescalade entre Israël et l’Iran, les Etats-Unis accordent à Israël une plus grande liberté d’action à Gaza, en particulier en ce qui concerne Rafah », a averti Khaled Elgindy, faisant référence à une invasion terrestre prévue de la ville la plus méridionale de la bande de Gaza.
Aux yeux de l’administration Biden, a poursuivi Khaled Elgindy, « tant que le prix en est payé principalement par les Palestiniens, c’est acceptable. Dès lors que les coûts/effets dépassent Gaza et les Palestiniens, la situation devient plus dangereuse. » Mais ce raisonnement, a-t-il ajouté, ne peut éluder le fait que la perspective d’une guerre régionale totale « devient plus probable chaque jour qui passe sans cessez-le-feu [à Gaza] ». (L’entretien a été édité pour plus de clarté.)
Ghousoon Bisharat -Nous venons d’assister à une escalade spectaculaire dans ce qui est essentiellement une « guerre froide » datant de plusieurs décennies entre Israël et l’Iran. Pourquoi l’Iran a-t-il décidé de frapper directement Israël ?
Khaled Elgindy- C’est la question que tout le monde se pose. L’élément déclencheur immédiat, bien sûr, a été l’attaque israélienne contre le consulat iranien à Damas le 1er avril, qui a tué deux généraux iraniens. Tout le monde a compris qu’il y aurait une réponse iranienne – Téhéran a été très clair à ce sujet. La question était de savoir quand et comment.
Les gens ont été surpris qu’il s’agisse d’une attaque directe sur le territoire israélien, ce qui est sans précédent. L’ampleur était également surprenante : au départ, nous avons vu quelques dizaines de drones, puis des missiles de croisière et d’autres missiles balistiques, ce qui dépassait de loin ce à quoi beaucoup s’attendaient.
Pourquoi l’Iran a-t-il choisi une attaque directe, et d’une telle ampleur, alors qu’il savait que la plupart de ses engins seraient interceptés ?
J’ai l’impression qu’il essaie d’exercer un effet dissuasif, d’envoyer un message selon lequel une attaque comme celle du consulat à Damas, ou toute escalade future de la part d’Israël, entraînerait une réponse majeure. Les Iraniens ont été très clairs en disant : c’est tout, après cela, l’affaire est close.
Le problème des escalades destinées à dissuader est qu’elles ont souvent l’effet inverse : l’autre partie se sent obligée de riposter à son tour, et c’est alors la guerre totale. Je pense que les Etats-Unis tentent d’empêcher ce scénario et au moins de convaincre les Israéliens de ne pas répondre directement sur le territoire iranien, car cela déclencherait une réponse encore plus importante de la part de l’Iran. C’est à Israël de décider s’il veut surenchérir, tout en sachant qu’il provoquera cette menace.
Qu’est-ce que le choix des armes et des cibles par l’Iran nous apprend sur les objectifs de son attaque ?
L’Iran voulait démontrer sa capacité et sa volonté d’utiliser des missiles balistiques et de croisière. Il a ciblé de nombreuses zones en Israël pour montrer ce qu’il peut faire, mais je pense que l’attaque a été conçue pour ne pas faire beaucoup de victimes du côté israélien. Mais ce ne sera peut-être pas le cas la prochaine fois.
Comment interpréter le fait que les deux camps revendiquent la victoire ?
L’interprétation la plus évidente qui en découlerait est qu’aucune des deux parties ne veut poursuivre l’escalade, qu’elles sont satisfaites du résultat. Ils essaient de signaler à leurs opinions publiques respectives qu’ils ont obtenu ce qu’ils voulaient. Mais la situation est tellement imprévisible et il y a des extrémistes des deux côtés.
Le régime iranien, et en particulier le Corps des gardiens de la révolution islamique, est très militant. Du côté israélien, vous avez une coalition gouvernementale extrémiste et un premier ministre désespéré qui, depuis longtemps, souhaite étendre la guerre et entraîner les Etats-Unis dans son conflit avec l’Iran. Et maintenant, c’est en quelque sorte fait : les Etats-Unis ont un pied dans la porte. Je n’exclurais donc pas la possibilité, indépendamment de ce que prétendent les deux parties, d’une nouvelle escalade, d’autant plus que la guerre de Gaza ne se déroule pas comme le souhaite le gouvernement israélien.
Certains analystes estiment qu’Israël a appris qu’il ne pouvait pas faire face seul à une telle menace. Etes-vous d’accord ?
Nous savions déjà, après le 7 octobre, que l’idée qu’Israël puisse se défendre seul était un mythe. Même avec les armes, les renseignements et les systèmes de défense antimissile les plus sophistiqués, ainsi que tous les milliards de dollars que les Etats-Unis ont injectés en Israël, ce pays n’a pas pu prévenir ou même détecter cette attaque. Juste après l’attaque du 7 octobre, les Etats-Unis ont immédiatement envoyé des cuirassés en Méditerranée orientale, soulignant ainsi à quel point Israël avait besoin de soutien. Et cela reste vrai [3].
Il ne s’agit donc pas seulement d’avoir les armes les plus sophistiquées. Ce dont vous avez besoin, c’est d’amis et d’alliés prêts à intervenir et à vous aider lorsque vous en avez besoin. Et cela ne se fera que par le biais d’un processus politique et diplomatique plus étendu.
Comment l’attaque iranienne et l’implication de la Jordanie et d’autres Etats arabes dans la défense d’Israël seront-elles perçues dans le monde arabe, notamment à la lumière de la passivité et de l’inaction des gouvernements arabes face à la guerre d’Israël à Gaza ?
Dans le monde arabe, nous savons que les gens sont en colère contre Israël, les Etats-Unis et l’Occident pour leur hypocrisie flagrante en ce qui concerne la façon dont le droit international et les droits de l’homme ont complètement disparu au cours des six derniers mois. Toutefois, selon les pays, il y a des limites à ce que le public peut exprimer. En Jordanie [les Palestiniens constituent plus de 60% de la population du pays], des manifestations sont régulièrement organisées pour protester contre ce qui se passe à Gaza ; en Egypte, les gens ne peuvent pas protester sous peine d’être emprisonnés.
En fin de compte, la répression est une méthode très efficace pour maintenir le calme à l’intérieur du pays. Pour combien de temps ? Je n’en sais rien. Mais je ne pense pas que cette attaque iranienne, ou le rôle que les Jordaniens et d’autres comme les Saoudiens ont joué pour la contrecarrer, va faire pencher la balance après six mois de dévastation et de génocide plausible, et faire soudainement fuser l’opinion publique. Ils ont déjà absorbé le choc et le traumatisme de Gaza, ainsi que le fait que leurs régimes sont complices du maintien de cet effroyable statu quo. Ce ne sera pas différent.
Je pense que dans le cas de la Jordanie, les autorités pourront dire que l’attaque a violé l’espace aérien jordanien et qu’elles devaient réagir, quelles que soient les personnes impliquées. C’est peut-être une façon pour elles de rendre la situation plus digeste au niveau national. Quant aux Saoudiens, il est évident qu’ils ne font pas preuve des sentiments les plus tendres à l’égard du régime iranien. Les habitants de l’Arabie saoudite comprennent la menace que représente l’Iran, et je pense donc que le gouvernement pourrait présenter un argumentaire similaire.
Dans les deux cas, le discours sera différent de ce qui se dit ici à Washington et peut-être en Israël, à savoir que « les amis arabes d’Israël » ont pris le relais et ont soutenu Israël. Ce n’est pas l’image que les Jordaniens et les Saoudiens vont donner de la situation, mais ils peuvent en donner une autre, à savoir qu’il y a une menace iranienne dans la région.
Quels sont les facteurs qui détermineront la réponse d’Israël ?
Il existe des factions concurrentes au sein d’Israël. Il y a l’aile kahaniste [qui renvoie à l’idéologie du rabbin Meir Kahane considérée à l’époque – dans les années 1990 – comme d’ordre terroriste, avec son expression partisane, le Kach] extrémiste de la coalition. Il y a Netanyahou lui-même, qui a besoin de rester au pouvoir [étant donné les inculpations qui pèsent sur lui], et une guerre régionale plus large pourrait servir cet objectif si elle peut être maîtrisée. Il y a l’establishment militaire, qui pourrait fixer les limites de la réponse d’Israël. Et il y a l’opinion publique, et la question de savoir dans quelle mesure celle-ci exige une riposte plus importante. Un autre facteur sera les Etats-Unis, qui exerceront une influence considérable sur la ligne de conduite d’Israël au cours des prochains jours et des prochaines semaines. Israël pourrait choisir de ne pas répondre immédiatement, mais plutôt à une date ultérieure.
Que va penser l’administration Biden maintenant qu’elle est devenue un participant plus actif dans la guerre, malgré la contrariété bien documentée de Biden sur la façon dont Israël se comporte à Gaza ?
J’imagine qu’il s’agit principalement d’éviter que la situation ne dégénère en guerre ouverte entre Israël et l’Iran. C’est le scénario cauchemardesque que les Etats-Unis tentent d’éviter depuis six mois, ainsi que le scénario d’un front beaucoup plus important qui s’ouvrirait au nord avec le Hezbollah.
Ces deux scénarios sont aujourd’hui beaucoup plus probables qu’ils ne l’étaient il y a 48 heures. L’administration Biden devra donc s’efforcer de conclure un accord de cessez-le-feu dans les plus brefs délais. En attendant, Biden tente de convaincre Israël de ne pas répondre directement, du moins en visant le territoire iranien.
Joe Biden pourrait-il exercer une pression plus forte afin d’empêcher une réponse agressive de la part d’Israël, par exemple en utilisant l’aide militaire comme levier ?
L’argument selon lequel le soutien militaire des Etats-Unis à Israël doit être soumis à des conditions ou à un effet de levier a pris du poids à Washington, en particulier chez les démocrates de gauche. Cette approche a toutefois été miss à mal après l’attaque de l’Iran. Les gens disent maintenant : « Ce n’est pas le moment, Israël a besoin de toute l’aide qu’il peut obtenir ». Dès lors, je pense que cette aide soumise à conditions est encore moins probable aujourd’hui qu’avant le 13 avril. Mais pour l’administration Biden, et pour le président Biden personnellement, il n’a jamais été question de refuser des armes. Pour eux, les armes destinées à Israël sont sacro-saintes et intouchables, et ce d’autant plus après l’attaque de l’Iran.
Au lieu de cela, ce sera comme tous les « messages » que les Etats-Unis ont essayé de transmettre à Israël : les Israéliens le considéreront comme une recommandation, mais au bout du compte ils feront ce qu’ils veulent faire, et le gouvernement américain s’adaptera en conséquence.
C’est ce que nous avons constaté dès le début. L’administration états-unienne a tenté de dissuader le gouvernement israélien d’entreprendre une invasion terrestre. Elle a essayé de le convaincre de laisser entrer davantage d’aide humanitaire. Elle a essayé de l’amener à mieux cibler les attaques contre le Hamas plutôt que contre les civils et les infrastructures civiles. A chaque étape, les « recommandations » ont été ignorées.
Il n’y a aucune raison de penser que les Etats-Unis seront plus fermes cette fois-ci. La façon dont les Etats-Unis ont abordé la question a consisté à dire : « Nous préférerions que vous ne le fassiez pas, mais ce n’est pas grave si vous le faites. » Je pense que cette fois-ci ce ne sera pas différent.
Des missiles ont été tirés depuis l’Iran, l’Irak, la Syrie, le Yémen et le Liban. De l’autre côté, la Jordanie a aidé à les abattre [la force aérienne française est intervenue, la France ayant des bases en Jordanie et la Jordanie a fermé son espace aérien], tandis que l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis auraient partagé avec Israël des renseignements sur l’attaque. Qu’est-ce que tout cela signifie pour la stabilité de la région dans son ensemble ?
Il existe un risque réel de guerre régionale majeure et totale, et cette éventualité devient de plus en plus probable chaque jour qui passe sans qu’un cessez-le-feu soit instauré. Tout cela était prévisible. Tout le monde a compris que plus l’opération [d’Israël à Gaza] durerait, plus les acteurs de la région s’impliqueraient. Et nous sommes aujourd’hui au seuil d’une déflagration régionale.
Le sang-froid l’emportera-t-il et permettra-t-il aux choses de se calmer et d’évoluer vers un cessez-le-feu ? Ou bien les gens feront-ils un mauvais calcul et décideront-ils qu’une nouvelle escalade est justifiée, déclenchant ainsi une sorte de réaction en chaîne ? Tout ce que nous savons, c’est que la région devient plus instable chaque jour où il n’y a pas de cessez-le-feu.
Quel sera l’impact de cette escalade sur la guerre à Gaza et sur le front nord avec le Hezbollah au Liban ?
C’est la grande crainte. Je pense qu’il existe une réelle possibilité qu’en échange d’une désescalade d’Israël avec l’Iran, les Etats-Unis accordent à Israël une plus grande liberté d’action à Gaza, en particulier en ce qui concerne Rafah. Nous savons que Benyamin Netanyahou et son cabinet de guerre ont revendiqué avec impatience « l’autorisation » d’intervenir à Rafah et d’y faire ce qu’ils ont fait dans la ville de Gaza et à Khan Younès. Ils veulent reproduire ce type de destruction. Les Etats-Unis et la communauté internationale leur ont dit qu’il s’agissait d’une ligne rouge. Cette ligne rouge pourrait maintenant être effacée si c’était le seul moyen pour les Etats-Unis de convaincre Israël de désamorcer l’escalade avec l’Iran.
C’est une possibilité envisageable parce que le calcul de l’administration Biden était essentiellement que c’est acceptable, tant que prix [de la guerre] est payé principalement par les Palestiniens. Dès que les coûts/effets dépassent Gaza et les Palestiniens – un front avec le Hezbollah, l’Iran, la Syrie ou d’autres acteurs – la situation devient plus préoccupante. Mais ils n’ont pas vraiment de problème avec le fait que les conséquences soient supportés par les Palestiniens.
Quant au front nord [avec le Hezbollah], tout dépend de la réaction d’Israël. Je pense qu’à l’heure actuelle, les Iraniens ayant indiqué qu’ils en avaient fini avec cette attaque et qu’ils ne cherchaient pas d’autre escalade, le Hezbollah s’y conformera bien sûr – il n’agira pas contre les intérêts iraniens. Si Israël surenchérit, alors oui, il est possible que le Hezbollah soit entraîné dans une guerre plus large et dans l’élargissement de ce front.
Comment l’Egypte et le Qatar, les deux principaux intermédiaires arabes qui tentent de négocier un cessez-le-feu à Gaza, verront-ils cette escalade ?
Je pense que cela crée une urgence beaucoup plus grande de la part de toutes les parties impliquées dans les négociations – y compris les Etats-Unis, mais surtout les Qataris et les Egyptiens qui sont impliqués plus directement – pour parvenir à un accord de cessez-le-feu dès que possible, et pour intensifier leurs efforts. J’espère que c’est le message qui a été reçu : cette situation pourrait s’aggraver à tout moment, et nous devons donc désespérément y mettre fin.