Les militant-e-s et organisations de défense des droits LGBTQI subissent de nombreuses pressions dans les pays d’Afrique du Nord.. Mais cela n’empêche pas le mouvement queer d’y faire preuve de dynamisme. Cela se manifeste par des formes de lutte non traditionnelles, alliant du militantisme classique et des formes d’expression artistiques. On parle alors d’artivisme, qui a recours à des formes d’expression artistiques pour dénoncer des injustices et pour faire évoluer la société.
L’organisation tunisienne Mawjoudin [“Nous existons”], par exemple, s’en sert dans sa défense des droits des membres de la communauté LGBTQI et d’autres catégories marginalisées. Cela lui permet de rencontrer un écho qui s’étend au-delà des frontières de la Tunisie, à toute l’Afrique du Nord.
Selon Karam, directeur des projets artistiques et de la communication, l’artivisme “réunit deux approches, celle des artistes, pour qui c’est avant tout la forme et la qualité artistiques qui comptent, et celle des militant-e-s, qui donnent la priorité au message”. C’est la combinaison des deux qui permet d’“atteindre un vaste public” et de “se constituer des allié-e-s”, explique-t-il. Il s’agit également d’un moyen de faire de la “conscientisation en douceur” pour faire passer des messages “sans heurter le public” quand celui-ci n’est pas lui-même issu de la communauté LGBTQI.
Du théâtre queer, une première
Ce qu’illustre un des derniers projets en date de Mawjoudin : Flagranti, la première pièce de théâtre queer jamais montée en Tunisie, écrite et mise en scène par Essia Jaïbi. “Aux premières représentations, le public était composé d’amis et de membres de la communauté LGBTI, explique celle-ci. Mais avec le temps, le public s’est élargi à d’autres catégories de la société.”
Après dix-huit représentations à Tunis, la pièce a été également montée [à Cologne, en Allemagne, le 11 mai dernier]. En plus d’avoir pu montrer les identités trans et queer, la pièce a permis d’“exposer certains faits tels que l’article 230 du Code pénal, qui criminalise l’homosexualité, et la persistance des tests anaux”, explique Essia Jaïbi.
En 2018, Mawjoudin a également organisé un festival de films queers, une première pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. “Cela avait commencé comme un ciné-club interne à notre organisation”, rappelle Karam. Mais l’an dernier, ils ont réussi à rassembler pas moins de trente-deux films, dont de nombreuses productions arabes, notamment tunisiennes, mais aussi égyptiennes, jordaniennes et palestiniennes.
Au Maroc, un contexte plus difficile
Au Maroc aussi, le groupe féministe Nassawiyat s’emploie à offrir des “espaces sûrs” pour encourager les membres de la communauté queer à se rendre visibles et à se faire entendre, là encore par des campagnes de conscientisation et des activités artistiques, y compris de l’artivisme. “Dans le contexte marocain, il est difficile de s’en prendre directement à des lois ou de vouloir militer sans détour pour la cause queer”, explique la militante féministe Ayouba El-Hamri, cofondatrice de l’organisation.
“L’art en revanche permet de faire passer des messages sans qu’il y ait besoin d’expliciter que cela a un rapport avec la cause queer.”
Le même groupe a également lancé une série de courts-métrages sous le titre Homouna, dont chacun des épisodes raconte l’expérience d’une femme queer, trans ou non binaire au Maroc et dans la diaspora face à la société, à la loi, à la famille, à l’amour. De même Obour, une pièce mise en scène par Najlae Ait Oubna et Inès Bouallou, “raconte la vie de la communauté LGBTI au Maroc, à travers le point de vue d’un personnage queer non binaire, parlant de l’oppression, de ses rêves, de ses luttes, de ses souffrances, de ses faiblesses, de ses sensibilités, de ses forces”.
Le groupe organise également l’exposition collective d’arts visuels “Mémoire d’un corps”, une production du projet Nassawiy’art, une plateforme artistique dédiée aux artistes transgenres, queers et bisexuel-le-s, qui a été lancée en 2020 pour encourager les artistes à réfléchir sur leur perception du corps.
Toujours au Maroc, le collectif d’artistes queer féministe Saqfe a été fondé en 2019 par des personnes transgenres et non binaires qui considèrent également que “l’artivisme est efficace pour faire avancer la lutte des personnes trans et queers”, et permet d’avoir un impact à long terme, selon Sophie Khali, une des cofondatrices du groupe. Saqfe organise des résidences artistiques à Marrakech et des ateliers pour permettre “aux personnes trans, non binaires et queers de développer des compétences dans les domaines de l’art et du numérique, afin de plaider et faire avancer la cause [LGBTQI]”.
Une recherche de soutiens difficile
Reste la question des subventions et des collaborations. “Si soutien il y a, il ne vient pas des instances officielles, mais de personnes de la communauté LGBTQI à titre individuel”, explique Karam, qui ajoute à titre d’exemple que “certain-e-s ont participé au jury” de la première édition du festival de films queers.
Même constat pour Ayouba El-Hamri au Maroc. “Les seul-e-s artistes qui nous soutiennent sont eux/elles-mêmes membres de la communauté LGBTQI, soupire-t-elle. Jusqu’à présent, il est difficile pour nous de trouver des alliés parmi les gens connus dans les milieux marocains de l’art. Iels rechignent à s’exprimer sur ce sujet, de peur de perdre leur public.”
Sophie Khali abonde dans le même sens : “Les seuls soutiens que nous avons sont des acteurs de la scène artistique trans et queer. Quant aux autres acteur-e-s, artistes et intellectuel-le-s marocain-e-s, ils ont peur de collaborer avec nous et de se mettre en porte-à-faux avec la société.”
Les difficultés pour obtenir des aides de la part d’instances gouvernementales expliquent les ressources limitées des organisations queers au Maroc et en Tunisie, mais aussi dans les autres pays de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. D’où la nécessité d’une coopération régionale entre organisations et groupes queer pour pouvoir faire vivre l’artivisme et faire progresser la cause queer, à travers des projets communs qui s’adressent à un large public
Sofiane Al-Hamri
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