Un peu plus de dix ans après la catastrophe du Rana Plaza qui, le 24 avril 2013, avait tué 1 100 travailleurs et travailleuses du textile, le Bangladesh a connu plusieurs semaines de révoltes dans le secteur. Fin octobre, 10 000 personnes au moins ont cessé le travail pour réclamer des augmentations de salaire.
Les grévistes ont bloqué des routes, organisé des piquets de grève pour empêcher les non-grévistes de reprendre le travail et parfois même pillé et incendié des lieux de travail. Au moins quatre usines ont été détruites par le feu selon l’AFP. Près de 600 des 3 500 ateliers de fabrication du pays ont fermé dans la première semaine de novembre, parfois à l’initiative des employeurs.
Des batailles rangées ont eu lieu dans tout le pays avec la police, qui a réprimé dans la violence cette mobilisation. On déplore déjà trois morts dans ces affrontements, dont deux femmes, ces dernières constituant l’immense majorité du salariat du secteur.
Des manifestant·es à Dacca le 10 novembre 2023. © Photo Munir uz Zaman / AFP
La colère a surgi alors que les salaires de ce secteur clé de l’économie bangladaise, avec 85 % des exportations du pays, pour une valeur de 55 milliards de dollars, restent très bas. Le salaire minimum, de 8 300 takas par mois, soit environ 70,35 euros, n’avait pas été révisé depuis cinq ans.
Mais entre-temps, l’inflation a fortement accéléré. Rien qu’en octobre 2023, les prix ont augmenté de 10 % sur un an. La situation des travailleuses du secteur est devenue rapidement intenable. Aussi ont-elles entamé la lutte en exigeant un salaire minimum mensuel quasi triplé, à 23 000 takas (environ 195 euros).
Lundi 6 novembre, le gouvernement bangladais a tenté d’apaiser la situation en décidant d’une augmentation de 56,25 % du salaire minimum, à 12 500 takas (environ 106 euros). C’est plus que les 25 % de hausse proposés par l’association patronale, mais loin des demandes des travailleuses.
La décision a même été perçue par ces derniers comme une provocation. Kalpona Akter, la dirigeante de la Fédération des travailleurs bangladais du textile (BGIWF), l’a jugée « inacceptable ». « C’est très en dessous de nos attentes », a-t-elle déclaré à l’AFP.
Loin de calmer le jeu, cette décision a provoqué un nouvel accès de colère, mardi 7 et mercredi 8 novembre, dans les rues de Gazipur, ville de la banlieue de la capitale, Dacca, où se concentrent les ateliers de textile. Au cours de ces heurts, une femme a perdu la vie.
La situation reste d’autant plus tendue que le pays traverse, en parallèle, une crise politique profonde. L’opposition, menée par le Parti nationaliste du Bangladesh (BNP), réclame en effet la démission du gouvernement de la première ministre Sheikh Hasina Wazed avant les élections générales prévues en janvier 2024.
Le parti gouvernemental, la Ligue Awami, est accusé de manipuler les élections, ce qui a conduit au boycott des deux derniers scrutins par l’opposition. Cette dernière demande l’instauration d’un gouvernement technique neutre pour organiser le scrutin, ce que la première ministre refuse.
Les manifestations de l’opposition ont dégénéré le 28 octobre. On déplore plusieurs décès et l’arrestation de plusieurs membres de l’opposition. La réponse a été une grève des transports publics et privés, alimentée par ailleurs par un durcissement des amendes routières. Le pays a été quasiment paralysé le week-end des 4 et 5 novembre.
Un pays sous la coupe des multinationales
La grève des travailleuses du textile montre que le niveau d’exploitation y reste extrêmement élevé. Selon Faziul Hoque, un ancien responsable du secteur cité par le journal de Hong Kong South China Morning Post, les coûts salariaux représentent 10 % à 13 % des coûts totaux. Un niveau très faible auquel s’ajoute la pression des donneurs d’ordre.
Les ateliers de textile du Bangladesh travaillent pour les grandes marques de distribution comme Gap, Adidas, H& ;M, Levi’s, Zara ou Hugo Boss. Lesquelles serrent les prix d’achat auprès des 3 500 entreprises locales. La crainte du patronat bangladais est que les groupes internationaux refusent d’augmenter leurs prix d’achat à hauteur des hausses de salaire, et les obligent à rogner sur des marges déjà sous la pression de l’inflation et de la baisse des exportations.
« Nous avons vu dans le passé que ces groupes augmentent leurs prix seulement un peu et pas assez pour compenser le surcoût », explique Faziul Hoque. En apparence pourtant, les grands groupes semblent soutenir les revendications des travailleurs bangladais. Dans une lettre envoyée à la première ministre, plusieurs se sont « engagés à mettre en place des pratiques d’achat responsables ». Depuis l’affaire du Rana Plaza, ces marques connues sont très sensibles à leur communication concernant le Bangladesh, mais la réalité des négociations semble très différente.
Le dirigeant d’une entreprise locale, Abdus Salam Murshedy, affirme ainsi, dans le South China Morning Post, que « les paroles des acheteurs sont belles, mais quand ils placent leurs commandes, ils nous disent qu’il y a beaucoup d’autres fournisseurs en compétition et que l’on ferait donc mieux de faire comme ils le veulent ».
Les exportations du Bangladesh en 2021. En vert, le textile et les chaussures. © OEC
D’ailleurs, en janvier dernier, une étude, réalisée par l’université d’Aberdeen (Royaume-Uni) auprès d’un millier de producteurs de textile bangladais, confirmait que les multinationales n’avaient pas relevé leurs prix d’achat depuis deux ans, obligeant parfois les entreprises bangladaises à vendre sous leur prix de production.
Si la demande de produits textiles est en stagnation dans les grandes zones avancées de l’économie mondiale, les exportations bangladaises ont continué à afficher une forte croissance : entre janvier et septembre 2023, elles ont progressé de 10,37 % sur un an en dollars. Les travailleuses du secteur textile restent donc globalement la variable d’ajustement d’un système qui repose sur la surconsommation et les marges importantes des multinationales.
Le revers d’une « belle histoire »
Elles sont aussi victimes du modèle de développement du Bangladesh, fondé surtout sur un coût du travail extrêmement faible. Vue sous l’angle des seuls chiffres macroéconomiques, l’histoire économique bangladaise peut sembler belle. La croissance est soutenue depuis plus de trente ans, elle a encore atteint 6 % l’an dernier et ce pays de 171 millions d’habitants, le huitième plus peuplé du monde, est entré en 2015 dans le club des pays à revenus moyens après avoir été un des plus pauvres.
En 2019, le PIB bangladais (460 milliards de dollars en 2022) a dépassé celui du Pakistan pour la première fois depuis 1976. Un an plus tôt, le PIB constant par habitant en parité de pouvoir d’achat du Bangladesh avait déjà dépassé pour la première fois celui du Pakistan. Une revanche symbolique pour le Bangladesh qui, en 1971, a arraché son indépendance à ce pays après une guerre qui a fait, selon certaines estimations, trois millions de morts et est appelée par certains un génocide.
PIB par habitant en dollars de 2017 et à parité de pouvoir d’achat du Bangladesh et du Pakistan. © Banque mondiale
Sur son site internet, la
D’abord parce que ce relèvement du niveau de vie s’accompagne de nouveaux besoins. Le mode de vie se modifie et les dépenses avec lui, non pas par choix mais par nécessité. La situation des ménages est donc plus complexe qu’il n’y paraît et les salaires insuffisants pour vivre décemment.
Et c’est l’autre revers de l’histoire. La croissance repose avant tout sur les salaires faibles, puisque le secteur du textile, celui qui permet de récupérer des devises et faire croître tous les autres, reste englué dans les bas salaires. Autrement dit, lorsque l’on fait reposer son développement sur ce type de modèle, on peut sortir de la grande pauvreté, mais on s’expose à rester coincé dans un système de bas salaires et d’inégalités croissantes.
PIB en dollars courants du Pakistan et du Bangladesh. © Banque Mondiale
Ce n’est donc pas un hasard si le pays connaît, en parallèle de la « belle histoire », une forte émigration. En 2021, le solde migratoire net était ainsi encore négatif de 171 000 personnes, et il est stable depuis une dizaine d’années autour de ce niveau. En tout, pas moins de 13,5 millions de Bangladais vivent à l’étranger.
En fait, le Bangladesh semble pris dans une nasse. Son modèle ultra-dépendant du secteur textile, qui en fait un sous-traitant des multinationales occidentales, bloque toute possibilité de développement ultérieur. Les demandes des acheteurs font pression sur les salaires et les marges locales. Les employeurs n’ont donc ni les moyens, ni d’intérêt à investir pour augmenter la productivité et diversifier l’économie.
Si le secteur textile représente 16 % du PIB bangladais, son influence est beaucoup plus large, dans la mesure où il est quasiment la seule source d’exportations. En conséquence, le Bangladesh est, selon le FMI, un des pays les moins productifs de la région, et cela pèse naturellement sur les conditions de travail et les salaires.
L’État n’est pas resté sans rien faire depuis vingt ans. Des investissements ont été consentis dans la santé, l’électrification, l’agriculture ou l’éducation. La population vit indubitablement mieux que voici vingt ans. Mais le modèle économique est resté le même, et se trouve désormais dans une impasse.
Une balance des paiements tendue
Comme le secteur manufacturier est centré autour du textile, il faut importer tout ce qui est nécessaire pour produire des tee-shirts, des chemises et autres pantalons. La dépendance vis-à-vis des importations est donc importante et, comme toujours dans ce type de modèle, à mesure que les exportations augmentent, les importations augmentent encore davantage.
Comme par ailleurs le modèle économique est celui d’une sous-traitance intensive en travail, et que les opportunités sont inexistantes, les investissements étrangers sont réduits et l’accumulation capitaliste locale ne vient pas se réinvestir dans l’économie bangladaise. Les investissements directs étrangers étaient, selon la Banque mondiale, de seulement 0,3 % du PIB et, même à leur plus haut niveau, en 2013, ils étaient assez faibles (1,7 % du PIB).
Il résulte de cette situation une balance des paiements (la différence entre les flux de capitaux entrants et sortants) tendue. Seuls les transferts de fonds provenant des émigrés, notamment ceux qui sont dans les pays du Golfe, permettent de l’équilibrer. En 2022, ils s’élevaient à 21,6 milliards de dollars, soit 4,8 % du PIB. Mais cela rend le pays très sensible aux évolutions conjoncturelles de cette zone. Et précisément, ces derniers mois, cette ressource a tendance à reculer (de 14 % sur un an au troisième trimestre 2023).
Reste un élément de fragilité supplémentaire : l’État bangladais lui-même. Le problème principal tient à la faiblesse de la collecte d’impôts. Les recettes fiscales n’augmentent pratiquement pas, en dépit de la croissance, et stagnent à un niveau extrêmement bas, environ 10 % du PIB, alors que la moyenne des pays d’Asie du Sud est plus proche de 20 % du PIB. Outre les problèmes chroniques de corruption, ceci provient d’exemptions massives. C’est là encore assez logique : la pression des multinationales sur le moteur de l’économie réduit la capacité des entreprises à payer leurs impôts. En quelque sorte, l’État bangladais, aussi faible soit-il, subventionne indirectement les bénéfices de ces grands groupes.
Recettes fiscales comparées du Bangladesh à plusieurs zones. © FMI
Les conséquences de cette faiblesse des revenus fiscaux sont doubles : une incapacité à accélérer les investissements nécessaires au développement du pays et un déficit public chronique qui creuse la balance des paiements et affaiblit la monnaie, ce qui fait accélérer l’inflation et pèse sur la situation sociale.
À partir du printemps 2022, la Banque du Bangladesh, la banque centrale du pays, a renoncé à soutenir la stabilité du taka pour préserver ses réserves de devises alors que la balance des paiements continuait à se dégrader, passant de 6,7 à 8,2 milliards de dollars entre les années fiscales 2021-2022 et 2022-2023.
Le taka a ainsi perdu 30 % de sa valeur, venant alimenter l’inflation. En réponse, le gouvernement a tenté d’imposer un contrôle des importations, qui a permis de les réduire de 24 % au troisième trimestre. Mais le déficit commercial demeure et la fuite des capitaux locaux s’est accélérée. En conséquence, le déficit de la balance courante demeure élevé et le gouvernement a dû négocier, fin octobre, une nouvelle ligne de crédit du FMI avec la perspective d’une libéralisation des prix, notamment des carburants, en contrepartie.
Cette limitation des importations n’est d’ailleurs pas pour rien dans les difficultés du secteur textile puisqu’elle a conduit à une raréfaction des ressources et donc à une hausse des coûts de production, qui pèse sur les salaires.
La crise sociale n’a rien arrangé. La Banque du Bangladesh a dû intervenir à nouveau pour stabiliser le taka et ses réserves ont fondu de façon inquiétante, passant de 41 milliards de dollars cet été à 19,5 milliards le 7 novembre. La crise pourrait donc s’approfondir.
Le 9 novembre, l’agence de notation Moody’s a d’ailleurs prévenu de la possibilité d’une crise de la balance des paiements à terme pour le pays : « Un secteur exportateur petit et concentré, combiné à un faible investissement étranger, est susceptible d’éroder la compétitivité des exportations. Le Bangladesh pourrait donc connaître un déficit courant structurel à court ou moyen terme. »
Crise économique et crise climatique
Le Bangladesh semble atteindre les limites de son modèle, sans trouver les moyens d’en développer un autre. Ce pays où résident près de 2 % de la population mondiale est coincé par la nature même du marché mondial du textile, reposant sur une production abondante et bon marché et une surconsommation évidente. L’administration états-unienne a beau jeu de déclarer que les salaires des travailleurs du textile doivent augmenter au-delà de la proposition du gouvernement. La réalité est qu’un réel développement du pays n’est pas possible dans le cadre du marché actuel du textile.
Et c’est ici que les maux sociaux du Bangladesh rejoignent ceux de la crise écologique. Le pays, qui se situe principalement dans le delta du Bengale et du Brahmapoutre, est en effet très vulnérable à la montée des eaux et aux perturbations météorologiques. Il a été classé par l’université de Notre-Dame aux États-Unis comme le 27e État le plus vulnérable au monde à cette crise et comme le troisième d’Asie après le Yémen et l’Afghanistan.
Le gouvernement de Dacca investit, selon le FMI, entre 2 % et 3 % de PIB en dessous des besoins minimaux pour une adaptation à cette crise, alors que son modèle économique alimente le désastre écologique. La production de masse textile est une des plus polluantes, dans les zones de production comme dans celles de consommation. Mais là encore, le Bangladesh n’est qu’un maillon dans un problème plus vaste.
La crise sociale que traverse le Bangladesh est donc le symptôme d’une illusion : celle du développement par la croissance et le travail bon marché. Le pays est en réalité à la merci des besoins de rentabilité des grandes multinationales. La « belle histoire » que tente de raconter la Banque mondiale se mue désormais en une histoire plus sombre faite de misère, de désastres climatiques et de répression politique.
Romaric Godin