Une vie brisée. Shila Begum fait partie des rescapés du drame du Rana Plaza. L’effondrement d’un immeuble dans la banlieue de Dacca, la capitale du Bangladesh, voici un an, le 24 avril 2013, avait causé la mort de 1 135 salariés – essentiellement des jeunes femmes – et fait plus de 2 000 blessés.
La pire tragédie de l’industrie textile avait illustré avec horreur le mépris à l’égard de ces salariées du low cost, des propriétaires d’usines de ce pays et de leurs donneurs d’ordres, les marques de mode occidentales – Zara, Primark, Benetton, Camaïeu, Mango, C& A, El Corte Ingles – ou les filiales de la grande distribution, comme Auchan. A ce jour, aucune de ces victimes n’a été correctement indemnisée.
A l’initiative du syndicat national Garment Workers Federation (NGWF), Shila Begum, 25 ans, est venue témoigner sur le Vieux Continent – aux Pays-Bas, en Italie, en France et en Allemagne – et rencontrer, début avril, des membres des Parlements de ces différents pays. Depuis le drame, elle s’est impliquée au sein de ce syndicat.
Elle raconte inlassablement l’effroi et l’horreur provoqués par l’effondrement de l’immeuble. « Je travaillais au sixième étage, dans l’atelier Ether Tex. La veille, des fissures étaient apparues sur les murs, mais les employeurs avaient obligé tous les salariés à venir travailler », explique-t-elle. Sous peine de ne pas leur payer le mois qui leur était dû. L’enquête a montré par la suite que trois étages avaient été ajoutés illégalement au bâtiment.
« Tout s’est passé très vite, dit-elle. Je suis restée seize heures avant d’être secourue. J’avais une énorme pierre sur le bras et le bas-ventre bloqué sous les décombres. »
Aujourd’hui Shila Begum ne peut plus se servir de ce bras et elle a subi une hystérectomie. La plupart de ses amies ont péri. « Quelle est la valeur de nos vies pour les marques pour qui nous travaillions ? demande-t-elle. Nous sommes incapables de gagner notre vie ; nous sommes devenues des assistées. Ce n’est pas ce que nous voulions », lance-t-elle.
« JAMAIS, PLUS JAMAIS TRAVAILLER DANS LE TEXTILE »
Née le 1er janvier 1988 à Barisal, un village situé très au sud de Dacca, Shila Begum, troisième d’une famille de huit enfants, était venue s’installer dans la capitale il y a quatre ans. Sa vie avait déjà été déchirée une première fois quand son époux – elle a été mariée à 13 ans – est mort dans un accident de la route voici huit ans. Il était transporteur de bois.
« C’était un mariage arrangé mais heureux », glisse la jeune femme. Elle ne travaillait pas ; son mari subvenait à leurs besoins. Shila regrette que sa belle-famille lui ait interdit de poursuivre ses études à quinze ans. Elle a élevé leur fille, Nipamoni, née quand Shila avait quinze ans.
Veuve avant d’avoir vingt ans, elle a finalement dû travailler, d’abord comme femme de ménage dans un hôtel puis chez des particuliers, avant de se résoudre à aller à l’usine. Comme 3,2 millions de femmes au Bangladesh.
« Aujourd’hui, je survis, c’est un drame », lâche Shila. Elle ne peut pas cacher ses larmes en expliquant que sa jeune soeur, Marie, 15 ans, a dû aussi arrêter ses études pour coudre dans une usine et s’occuper d’elle. Shila ne peut plus subvenir aux besoins de sa fille et a dû la confier à la garde de sa soeur aînée, restée dans le village de leurs parents. Tous deux sont malades.
Elle explique avoir touché jusqu’à présent 700 euros d’aides, données conjointement par le gouvernement du Bangladesh, le syndicat national des ouvriers et la marque de vêtements Primark. Si un jour son bras fonctionne à nouveau, elle aimerait ouvrir une petite boutique. « Mais jamais, plus jamais travailler dans le textile », dit-elle.
Shila Begum incarne à elle seule le gouffre béant qui sépare la misère de son pays de l’opulence des géants occidentaux de l’habillement. Au Bangladesh, le salaire mensuel de ces ouvrières reste l’un des plus bas de la planète – même s’il a été augmenté cette année de 76 % – ; il n’atteint que 68 dollars (50 euros).
Les deux géants mondiaux du textile, qui sous-traitent massivement dans ce pays – le suédois H & M et l’espagnol Inditex (maison mère de Zara) – ont affiché respectivement 1,95 milliard et 2,38 milliards d’euros de bénéfice net au cours de leur exercice fiscal 2013. En moins de dix ans, le Bengladesh est devenu le deuxième exportateur de vêtements après la Chine. Depuis que Shila Begum est enfant, des milliers d’ateliers ont été bâtis, la plupart du temps au mépris des conditions de sécurité les plus élémentaires.
Shahidul Islam Shahid, vice-président de la National Workers Federation, qui accompagne Shila Begum dans son périple, est formel : « Pour une chemise vendue 25 euros en boutique, les marques paient 53 centimes de fabrication au Bangladesh et, en comptant le transport, ce vêtement leur revient à 2 euros. Si le prix payé pour chaque chemise était augmenté de 3 centimes, cela nous permettrait de vivre », dit-il.
UNE PROPOSITION DE LOI DÉPOSÉE EN FRANCE
La députée écologiste française Danielle Auroi (EELV, Puy-de-Dôme), qui a reçu la victime du Rana Plaza le 8 avril à la Commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale, en appelle à la conscience des consommateurs : « S’ils achètent un jean à 10 ou 20 euros, ils doivent savoir dans quelles conditions il est fait. » Elle s’insurge contre les grandes marques « qui demandent de fabriquer toujours plus vite, toujours moins cher ».
Cette pression sur les prix et les délais génère une sous-traitance informelle. « Ces marques ont l’outrecuidance de rejeter leur responsabilité », de laisser ces femmes « vivre l’enfer d’un travail sous-payé », dit Mme Auroi. Avec ses collègues socialistes Dominique Potier (Meurthe-et-Moselle) et Philippe Noguès (Morbihan), elle a signé une proposition de loi pour imposer un devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordres à l’égard de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. Une façon imparable d’éviter une cascade de sous-traitance qui permet d’imposer des salaires de misère en bout de chaîne.
Avocate à la Cour suprême du Bangladesh, Sara Hossain, invitée à l’Assemblée nationale le 16 avril, se bat pour obtenir réparation pour toutes les victimes du Rana Plaza. Elle multiplie les procédures et travaille avec une armada de 2 500 juristes bénévoles de l’ONG Blast (Bangladesh Legal Aid and Services Trust). Ils instruisent des centaines de cas pour demander une compensation aux familles des victimes et une aide pour celles qui sont restées handicapées. L’avocate se réjouit que le propriétaire – dont les comptes ont été gelés – ait été arrêté et inculpé pour meurtre le 15 avril. Quarante autres personnes sont poursuivies.
Shahidul Islam Shahid redoute le pire : « Si l’Union européenne mettait à exécution sa menace de suspendre le système préférentiel des taxes douanières accordé au Bangladesh, ce serait une catastrophe. Les femmes de ce pays qui ont acquis une liberté et une autonomie en travaillant seraient condamnées à se prostituer », assure-t-il.
Pour les neuf millions de personnes directement et indirectement impliquées dans la production textile, ajoute-t-il, « cela créerait aussi un grave problème de démocratie : une résurgence des forces fondamentalistes, comme en Afghanistan et au Pakistan, serait à craindre ».
Nicole Vulser
Journaliste au Monde