David Lhotellier (DL) : Dans les années 70, le Nicaragua a été le théâtre de la révolution sandiniste, qui fut une source d’inspiration pour les révolutionnaires du monde entier. Plus de quarante ans après, comment qualifierais-tu cette période ?
Katherine Ramírez (KR) : La révolution populaire sandiniste avait de quoi être un moment inspirant, pour toutes les gauches et tous les mouvements populaires. À l’époque, elle signifiait d’abord la fin de la dictature, et par conséquent la possibilité de profonds changements dans le pays. Mais évidemment, personne n’imaginait que le prochain dictateur proviendrait de ses rangs. Pourtant, la révolution a apporté des idées qui restent vivaces, aujourd’hui encore. Elle a pu rassembler la population autour d’un rêve, celui d’en finir avec la dictature et de vivre libres. Mais les idées sont une chose, les pratiques une autre : vu d’aujourd’hui, il est assez clair que beaucoup de militant·e·s du Front sandiniste l’étaient par opportunisme, espérant profiter de la chute de la dictature pour gagner du pouvoir et des avantages économiques. Et, parasité par les intérêts personnels, ce mouvement qui avait ouvert la porte à un changement radical l’a finalement refermée, pour déboucher sur une dictature encore plus dure que celle de Somoza. Pour le peuple nicaraguayen, c’est donc un moment-clef de son histoire qui lui a été volé.
La révolution sandiniste signifiait d’abord la fin de la dictature, et par conséquent la possibilité de profonds changements dans le pays. Mais évidemment, personne n’imaginait que le prochain dictateur proviendrait de ses rangs.
Pas d’hésitation de ta part, donc, pour qualifier ce régime de dictature ?
Aucune. Dès son premier mandat, au lendemain de la révolution, Ortega a effectué une série de réformes sur mesure pour lui et ses proches. Après que les urnes l’ont chassé, il est revenu au pouvoir, en 2006, grâce au pacte qu’il a passé avec les libéraux ; et à partir de là, il a patiemment, par réformes graduelles, organisé la fusion des institutions, jusqu’à aboutir à un régime dans lequel un seul homme contrôle l’ensemble de l’appareil d’État… et des grandes entreprises, qui forment aujourd’hui la nouvelle bourgeoisie nicaraguayenne que le régime s’est chargé de constituer ces dernières années. D’après les recherches de la Commission interaméricaine des Droits humains (CIDH), après le soulèvement d’avril 2018, Ortega a fait assassiner plus de 300 personnes. Cette date est généralement comprise comme le point de rupture, le moment où le régime a assumé sa nature autoritaire : au cours des cinq années qui se sont écoulées depuis, il a déployé tout l’éventail répressif contre ses opposant·e·s, contre les organisations politiques dissidentes, contre les défenseur·e·s des droits humains. Éventail qui intégrait les détentions arbitraires et la torture. Dans ces conditions, il ne peut pas y avoir d’élections libres et démocratiques. Les élections présidentielles de 2021, puis les municipales de 2022, n’en ont eu que vaguement l’apparence.
Comme beaucoup de Nicaraguayen·ne·s, tu as toi-même dû quitter le pays. À quoi ressemble la vie de quelqu’un qui doit fuir ces violences ?
La persécution et l’exil politiques ont détruit un grand nombre de liens interpersonnels, jusqu’à déchirer le tissu social. Fuir la répression, c’est abandonner son pays, sa famille, son travail, et faire face à une quantité gigantesque de défis et d’incertitudes, dans un pays où l’on ne sait pas si on trouvera un logement, un emploi, la possibilité d’étudier, ou tout simplement celle de reconstruire une nouvelle vie… ou de reprendre la vie qu’on n’a pas pu continuer au Nicaragua.
La politique d’Ortega, c’est aussi cet énorme projet de canal au Nicaragua…
Oui. Cela fait maintenant dix ans qu’Ortega a fait passer la loi permettant de creuser ce canal, qui doit à terme relier le Pacifique et l’Atlantique, comme le canal de Panama le fait déjà. C’est une autre facette de l’autoritarisme du régime, une facette qui s’attaque spécifiquement à diverses communautés, principalement rurales. Un important mouvement paysan a cherché à s’opposer à ce projet, et à travers lui, au régime lui-même ; mais il a subi des persécutions extrêmement violentes. Bien avant le tournant de 2018, d’ailleurs. À cette époque déjà, ce projet mettait en évidence l’hyper-centralisation du pouvoir, qui a pu imposer cette loi alors que la population y était très largement opposée. Mais pour l’instant, le projet reste au point mort. [1]
Les organisations du mouvement social sont contraintes de fonctionner en exil, mais elles conservent une base sociale dans le pays. La population résiste !
Qui résiste, aujourd’hui, au Nicaragua ?
Les organisations du mouvement social sont contraintes de fonctionner en exil, mais elles conservent une base sociale dans le pays. La population résiste, y compris les personnes qui sont restées éloignées des espaces politiques ; mais, conséquence de la violence étatique, cette résistance s’est faite plus silencieuse. Aujourd’hui, elle s’articule principalement autour d’un journalisme populaire, clandestin, pour dénoncer l’arbitraire de la dictature. Les gens luttent en relayant les informations vers des médias indépendants, basés à l’étranger ; et ceux-ci peuvent ainsi accomplir leur mission, devenue irréalisable à l’intérieur des frontières.
Et en-dehors ? Que peut la solidarité internationale ?
De n’importe où, on peut réaliser des actions d’ampleur mondiale. Dénoncez Ortega devant les organismes internationaux. Interpellez les organisations de défense des droits humains. Impulsez des campagnes de soutien. Il faut que le monde prenne conscience que les droits humains sont piétinés au Nicaragua.
Jeunes anticapitalistes (JAC)