En essayant de mettre de l‘ordre à mes idées et - hélas – à mes souvenirs d’Ernest Mandel, je ne trouve rien à dire sinon qu’il a toujours cherché l’essence de la vie. Tant des personnes dans leur ensemble que de chaque individu séparément.
En dernière analyse, tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il a essayé d’apprendre à faire aux autres, n’était qu’un prolongement de cette attitude profondément morale envers la vie. Qu’est-ce qui fait qu’une vie vaut la peine d’être vécue ? Ou, en d’autres termes, qu’est-ce qui donne un sens, un charme et une dignité à notre passage autrement éphémère sur cette terre ?
« Mais comment est-il possible que de telles préoccupations et réflexions aient pu tourmenter un Mandel ? », s’exclameront sûrement tous ceux pour qui Mandel n’était “que” un éminent marxiste, un économiste ou un révolutionnaire intransigeant. Leur étonnement est justifié. Notre époque, qui se débat dans la barbarie des monstruosités capitalistes et les décombres de la contre-révolution stalinienne, ne permet plus de tels... luxes. Elle en est réduite à végéter dans son cynisme « postmoderne » effréné et décadent...
Mais Mandel était... vieux jeu. Peut-être le dernier de la vieille garde. Il était la mémoire vivante des traditions (vilipendées) du marxisme révolutionnaire, celles qui mettaient l’être humain blessé et aliéné à la base et au centre de leurs préoccupations. Tout son enseignement, sa pratique et sa vie ont été consacrés à cet être humain brisé et morcelé et à sa lutte titanesque pour son émancipation et son épanouissement.
Voici donc ce qui a fait que le marxisme anthropocentrique (et donc authentique) de Mandel soit à des années-lumière du marxisme décharné et contrefait des épigones staliniens. C’est aussi ce qui a fait de lui un orateur brillant et un éducateur encore plus brillant, désireux de faire ressortir le meilleur de ses élèves et de ses auditeurs. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le « cérébral » Mandel, toujours bien habillé, à l’allure professorale, savait captiver et convaincre parce qu’il faisait appel avant tout à ces sentiments que l’on nous a appris à cacher...
Pour Ernest, la base et le point de départ de tout était la « sainte indignation », cette rage qui mène à la révolte en passant par la prise de conscience de notre misère personnelle. « On ne peut pas vivre comme un être humain digne de ce nom dans le monde terrible dans lequel nous vivons, alors que tous les quatre ans meurent de faim et de maladies parfaitement guérissables, dans le Tiers-Monde, 60 millions d’enfants ! » Et tapant du doigt sur la table pour souligner chaque syllabe de sα phrase, Ernest concluait : "C’est autant de morts que pendant toute la deuxième guerre mondiale. C’est le visage hideux de la société dans laquelle nous vivons : tous les quatre ans une guerre mondiale contre les enfants !’
Non, Ernest n’avait rien à voir avec les professionnels du marxisme, ni avec les divers « progressistes » qui coupent les cheveux en quatre et ont pour seule ambition la reconnaissance de la « communauté académique ». Tout cela ne l’intéressait pas, pour une seule raison : parce que cela ne peut pas remplir une vie. Parce que cela est sans importance, sans intérêt, sans valeur, incapable d’apporter des réponses à nos dilemmes existentiels et de donner un sens à l’existence humaine.
La mesure de tout est donc (pour Ernest) la revendication du droit élémentaire à l’indignation, à la colère et à la révolte. Non pas parce que l’exigent les « lois naturelles » ou un quelconque déterminisme historique. Ni parce qu’il s’agit d’un « devoir » politique ou même de classe. Pour Mandel, "s’engager politiquement contre ça, lutter politiquement contre ça, lutter pour un monde dans lequel un sourire pourra éclore sur le visage de tous les enfants du monde, c’est la seule attitude digne de l’homme qu’on peut avoir, de l’homme, de la femme, de l’être humain ». Ni plus ni moins...
Ernest Mandel est donc un « moraliste » ? Certainement oui, mais au moins aussi « moraliste » qu’etait Lénine lorsqu’il insistait sur le fait que « la conscience de la classe ouvrière ne peut être une véritable conscience politique que si les travailleurs prennent l’habitude de s’opposer à toute usurpation de pouvoir, à toute manifestation d’arbitraire, d’oppression et de violence, quelles que soient les classes qui en sont leurs victimes » (« Que faire ? »). Mais, 90 ans plus tard, quoi d’autre dit Ernest Mandel lorsqu’il exhorte les jeunes à se souvenir de ce que « Marx lui-même appelait règle morale et impératif catégorique de combat » ? Lorsqu’il les appelle à lutter « toujours et partout, et sans condition, contre toutes les formes d’aliénation, d’oppression, de répression, d’exploitation à l’égard des êtres humains. ».
Ernest était un véritable fils spirituel de Marx lorsqu’il nous invitait à « douter de tout ». Mais il était également un authentique continuateur de la tradition marxiste la plus humaniste lorsqu’il nous assurait qu’il existe une exception à cette règle, quelque chose au sujet de laquelle il ne peut y avoir aucun doute. Comme Marx (oublié et falsifié), Ernest trouvait qu’« il y a quelque chose de sublime dans cette certitude morale qui n’admet pas le moindre doute » (...). Tranchant, catégorique mais aussi lyrique, il résume ainsi en trois lignes à couper le souffle la « règle morale » toujours actuelle de l’être humain accompli : "Toujours contre l’establishment, toujours contre l’injustice, quels que soient les espoirs, les formules, les délais, toujours ! »
Nous ne nous faisons pas d’illusions. Tout cela paraîtra certainement étrange, inattendu, désuet et « naturellement » très « idéaliste » aux « progressistes » de notre époque qui ont même oublié ce que signifie le mot « solidarité ». En particulier, ce « sans condition » catégorique et résolu devrait choquer ceux qui ont appris à marchander leur solidarité et à succomber à toutes sortes d’opportunités partidaires, idéologiques ou autres encore plus... prosaïques. A ceux qui rejettent le moucheron et avalent systématiquement le chameau...
Nous ne nous faisons pas non plus d’illusions sur le fait que nombreux seront ceux qui trouveront cette règle morale « un peu courte » et « insuffisante » pour jouer le rôle de boussole dans notre époque si confuse et complexe. Certes, la vision du monde de Mandel ne s’arrête pas là. Mais, qui aurait-il le culot de remettre en cause ce que tout le monde reconnaît aujourd’hui... à posteriori ? Qui oserait prétendre que le mouvement ouvrier et socialiste, voire notre monde lui-même, ne seraient pas totalement différents si cette règle morale élémentaire n’était pas depuis longtemps tombée dans les oubliettes de l’histoire ?
Mais, l’homme ne devient pas sujet de l’histoire seulement par l’a sainte indignation que lui inspire toute injustice. S’appuyant sur cette base solide, il doit aller plus loin, pour comprendre en profondeur le monde dans lequel il vit. "ÉTUDIEZ LES SCIENCES HUMAINES (...) essayez de vous assimiler les grandes lignes de force d’une interprétation scientifique de l’histoire, la succession des régimes sociaux, la succession des régimes politiques,, (...) faites tout ce que vous voulez, mais faites-le avec un esprit scientifique, qui est l’esprit de Marx », disait Mandel en s’adressant aux jeunes. En d’autres termes, aimez ce que vous faites et ne faites rien en amateur juste pour avoir votre conscience tranquille.
Mandel était terriblement exigeant, peut-être parce qu’il s’était imposé une discipline qui nous paraissait inaccessible. Mais ce n’était pas ça. Il n’aimait pas les « à peu près », le laisser-aller et l’amateurisme parce qu’il y voyait le manque de sérieux exigé par les circonstances. Alors qu’il pouvait voler des heures de son précieux temps si minutieusement organisé pour parler au paysan indien illettré des Andes ou au mineur immigré du Limbourg belge, alors qu’il était toujours disponible pour un exposé même devant un petit auditoire de syndicalistes ou d’étudiants, il ne tolérait pas le moindre bavardage insipide. Alors, cet homme d’habitude si calme et réservé s’assombrissait et coupait court à la conversation en découvrant (toujours surpris) que son interlocuteur parlait comme ça, juste pour passer le temps, sans aucune passion et sans aucune motivation.
Sévère ? Certainement oui, car il vivait chaque instant comme la corde tendue d’un arc visant le cœur de sa cible. Mais jamais monocorde et méprisant envers tout ce qui s’éloignait de ses intérêts immédiats. À la grande surprise de ses interlocuteurs, il pouvait passer du « mode de production asiatique » à la contribution des surréalistes à l’art moderne, de son cher Spinoza à la contribution de Dashiell Hammett au roman policier ou à l’importance des Pink Floyd (alors naissants) dans l’évolution de la musique rock ! Non, Ernest n’était ni unidimensionnel ni démodé. Il avait simplement un tel respect pour tout et pour tous qu’il ne lui venait même pas à l’esprit qu’il ne pouvait pas les aborder avec le plus grand sérieux et la plus grande sensibilité.
Ses critères étaient donc simples et pourtant totalement inaccessibles à chacun d’entre nous. Et pour éviter tout doute, voici comment Ernest définissait l’archétype de l’authentique marxiste révolutionnaire vers lequel tous les jeunes « contestataires« découvrant la politique peuvent et doivent tendre : un marxiste révolutionnaire est celui qui »peut affronter avec succès les meilleurs représentants de la pensée bourgeoise, et même chacun individuellement dans son propre domaine« !!! Et avant que les jeunes médusés n’aient pu se rendre compte de ce dont il parlait, Mandel leur remettait trois pages ronéotypées (par lui-même) de »littérature marxiste de base" des 100 premiers livres politiques, historiques, économiques, sociologiques (École de Francfort) et psychanalytiques (Fromm et Freud) qui leur donneraient un avant-goût de la suite, encore plus laborieuse mais tellement nécessaire.
Encore une fois, il ne s’agissait pas d’une vision irréaliste et « trop optimiste » des choses de la part d’Ernest Mandel. Ses critères n’étaient pas différents de ceux qui avaient été formulés au début du siècle par la « théorie léniniste de l’organisation » avant qu’elle ne se réduise à l’inhumaine monstruosité stalinienne que nous avons tous connue. Ce qui pouvait être perçu comme les exigences absurdes d’un homme complètement à part qui... jugeait les autres d’après lui-même, n’était rien d’autre que la démonstration du réalisme le plus pragmatique : qu’il soit intellectuel ou ouvrier (!), le marxiste révolutionnaire ne peut jouer efficacement son rôle que s’il est correctement armé, ce qui signifie qu’il doit avoir (ou du moins tendre à avoir) une formation polyvalente. La raison en est simple : c’est précisément ce qu’exigent les besoins littéralement sans précédent et donc gigantesques du processus conscient qui culmine dans la formation de la conscience politique de la classe ouvrière.
Le révolutionnaire Ernest Mandel était un authentique “homme de la rennaissance”. Non seulement philosophe, économiste, historien et sociologue, mais aussi organisateur, agitateur clandestin et meneur des foules. Non seulement un grand théoricien, mais aussi un humble militant engagé au service de la grande cause de l’émancipation des travailleurs. Non seulement un véritable enfant de cette société bourgeoisie tourmentée qui n’a jamais pu l’assimiler, mais aussi un spécimen représentatif de l’homme total de la société socialiste de l’avenir. Comme da Vinci, Beethoven, Marx, Trotsky ou son ami et homonyme Ernesto Che Guevara avant lui, notre contemporain Ernest Mandel était la confirmation vivante du potentiel infini de l’homme qui refuse de se soumettre. Mandel était et reste une source d’espoir inépuisable pour tous ceux qui veulent clore ce chapitre de la « préhistoire humaine » avant qu’il ne soit trop tard pour la planète et l’espèce humaine.
Terminons donc ce bref éloge funèbre de l’homme qui nous a marqués comme personne en l’écoutant reparler de sa vie, mais aussi de l’essence des choses, c’est-à-dire de ce qui fait qu’une vie vaut la peine d’être vécue :
"Je vous assure, je le dis maintenant sur la base d’une expérience personnelle de cinquante-cinq années de militantisme, cet engagement moral, si on s’y tient, c’est aussi une source de bonheur individuel. On ne souffre pas de mauvaise conscience, on n’a pas de complexe de culpabilité, on peut se tromper, tout le monde peut se tromper. Mais on se trompe pour une bonne cause. On ne s’est pas trompé de cause, on n’a pas appuyé cyniquement, des tortionnaires, des assassins, des exploiteurs, NON ! JAMAIS ! SOUS AUCUNE CONDITION !¨
Adieu, maître bien-aimé
Yorgos Mitralias, 3 novembre 1995