Personnage aux facettes multiples mais cloisonnées, conformément aux préceptes élémentaires de l’activisme révolutionnaire, il adhéra dès l’âge de 15 ans à la Quatrième Internationale, juste après sa fondation en 1938. Il fut un des principaux théoriciens marxistes de l’époque, un pédagogue qui, à travers des brochures, conférences, séminaires, colloques, écoles de cadres, contribua fortement à la formation intellectuelle d’une génération politique [2]. Sa très large audience internationale fut sans commune mesure en regard des maigres effectifs et des multiples divisions des groupes trotskystes. Par sa culture encyclopédique et son érudition, il fut le passeur d’un héritage intellectuel légué par Trotsky et la génération de la révolution d’Octobre avec un accent particulier pour Rosa Luxembourg. Comme le note justement Gilbert Achcar, « la production théorique de Mandel ne se fit pas en dehors de son engagement militant dans la politique révolutionnaire. Elle se fit à cause de cet engagement qui transparaît dans toutes ses œuvres maîtresses » [3].
L’entrisme
Alors que les militants trotskystes étaient complètement isolés en raison de l’ostracisme qu’ils subissaient de la part des communistes et des socio-démocrates, la renommée de Mandel paraît pour le moins paradoxale. Il avait non seulement un rayonnement intellectuel, mais il jouait aussi un rôle important au sein de la gauche belge, y compris sur la scène politique institutionnelle du pays. Pour comprendre cette influence il faut je crois se référer à la politique « entriste » adoptée pendant cette période par la Quatrième internationale.
« L’entrisme » décidé par le Congrès Mondial de 1951 consistait à prôner l’adhésion des membres des groupes trotskystes squelettiques aux grands partis ouvriers (communistes ou socialistes) de leur pays en vue de développer une aile gauche tout en demeurant clandestins, c’est-à-dire en rusant, dissimulant et si nécessaire, en niant leur appartenance à une organisation trotskyste.
En Belgique, les militants de la Quatrième Internationale, évalués à moins de cinquante membres et qui ne dépasseront pas la centaine jusqu’au terme de la période entriste en 1964, adhérèrent au Parti Socialiste Belge à partir de 1951. L’organisation de jeunesse du parti (Jeune Garde socialiste JGS et plus tard les Etudiants socialistes) devint leur secteur d’intervention privilégié. Au lendemain de la question royale en 1950 [grève générale face à Léopold III et question de la monarchie] et des grèves de 1960-61 le contexte était particulièrement favorable pour une radicalisation de la jeunesse et correspondait aux attentes de larges fractions de militants politiques et syndicalistes. Si bien qu’un groupe numériquement dérisoire, comme le fait remarquer Guy Desolre, devint politiquement déterminant au sein des organisations de jeunesse et eut progressivement un poids important dans le parti (PSB) et le syndicat (FGTB) socialistes [4].
Parmi les multiples scissions qui ont caractérisé le mouvement trotskyste, la principale d’entre elles intervenue en 1953 donnera naissance aux deux courants marquants de la IVe Internationale : le lambertisme et le pablisme, fraction qui comprenait la section Belge dirigée par Ernest Mandel. Le congrès de réunification de 1963 impulsa à l’inverse une dynamique d’abandon de l’entrisme qui se concrétisa progressivement, au gré des circonstances suivant les pays, dans les années suivantes. Si la division de 1953 n’épousait pas dans les faits les lignes de fracture proclamées, les retrouvailles de 1963 furent tout aussi partielles et incomplètes. Les trotskystes belges choisirent alors de créer de nouvelles formations politiques en rupture avec le réformisme, aidés en cela par la direction du parti socialiste PSB qui proclama en 1964 l’incompatibilité entre l’appartenance au parti et à la rédaction de La Gauche (dont Mandel était le rédacteur en chef), de son correspondant flamand Links et de la direction du Mouvement Populaire Wallon (MPW), créé en 1962 par André Renard, au lendemain de la grève générale.
Le développement d’une tendance de gauche dans le parti socialiste était censé constituer un effet de levier devant conduire à détacher « des pans entiers de la social-démocratie » en vue de la construction d’un parti « centriste », c’est-à-dire, dans la terminologie trotskyste, entre réforme et révolution. Parmi le nombre important d’élus locaux, des quelques députés nationaux, des militants syndicaux et des intellectuels qui s’identifiaient à la tendance incarnée par le journal La Gauche, seule une toute petite minorité suivit Mandel dans la création des trois petits partis formés dans chacune des régions du pays, dont deux seulement eurent une existence d’ailleurs éphémère (Union de la Gauche socialiste UGS à Bruxelles et Parti Wallon des Travailleurs PWT en Wallonie). Aux élections de 1965, après la scission, seul un député trotskyste (Pierre Le Grève) fut élu à Bruxelles en cartel avec le PC, alors qu’en Wallonie le député élu sur la liste du PWT (François Perin) sera par la suite à l’origine du Parti Wallon et du Rassemblement Wallon avant de s’allier aux libéraux [5].
« L’entrisme » sera considéré à l’heure du bilan par les trotskystes comme une stratégie désastreuse dans la mesure où jamais le noyau trotskyste ne parvint à détacher des grands partis socialistes ou communistes un nombre significatif de militants pour la formation de partis à la gauche de la gauche. La question de la sortie deviendra une cause de division tout aussi dévastatrice que celle de l’entrée. Dans plusieurs cas, les organisations concernées connaîtront ainsi des scissions à deux reprises, à l’entrée d’abord et à la sortie ensuite. En ce qui concerne la Belgique, la sortie fut désastreuse, même si Mandel en attribua la responsabilité à la chasse aux sorcières du parti socialiste.
Pourtant, pendant toute la période où les trotskystes belges militèrent dans les organisations socialistes, ils eurent une influence, un rayonnement et un rôle considérable au sein du mouvement ouvrier et de la politique nationale. Contrairement aux divisions et conflits qui caractérisent les organisations trotskystes, en Belgique « ils surent agir de manière remarquablement unie et coordonnée » conclut à ce sujet Guy Desolre. Le trotskysme belge connut, malgré ses très faibles effectifs, ses moments culminants pendant la période où il pratiqua l’entrisme. Au sein de la Quatrième internationale, la section belge avait été considérée à l’époque comme « section modèle » [6]. La fin de « l’entrisme » entraîna non seulement la défection des militants proches, mais également de trotskystes, permanents syndicaux, journalistes, dirigeants de sections locales du parti. La rupture avec le mouvement socialiste aboutit à un affaiblissement durable et à la perte de toute influence des organisations trotskystes sur le cours du mouvement ouvrier en Belgique.
Les réformes de structure anticapitalistes
Dès 1946 Ernest Mandel avait accédé au secrétariat de la Quatrième Internationale dont il deviendra par la suite le principal dirigeant. Il exerça cependant en même temps, de 1954 à 1958, une activité professionnelle de journaliste aux quotidiens La Wallonie, qui appartenait au syndicat des métallurgistes liégeois de la FGTB et au Peuple, organe du Parti socialiste Belge PSB. Il participa ensuite au groupe constitué par André Renard, dirigeant syndical wallon, chargé d’élaborer le programme des « réformes de structure » adopté par les congrès de 1954 et 1956 de la FGTB et ensuite également par le parti socialiste. Il fut le rédacteur principal du rapport du congrès de 1956 intitulé Holdings et démocratie économique. Ce groupe d’intellectuels, connu sous le nom de « Commission Renard » et le programme des réformes de structure marquèrent profondément l’histoire sociale de la Belgique. Sans « l’entrisme » et le secret de son appartenance à l’organisation trotskyste, Ernest Mandel n’aurait sans doute pas pu avoir une activité professionnelle dans la presse socialiste ni jouer le rôle qui fut le sien dans la préparation du congrès de la FGTB de 1956. Il faisait désormais partie d’un milieu qui lui permettait d’être en rapport avec des syndicalistes et des militants et cadres socialistes et bénéficiait d’une grande considération en raison de sa carrure intellectuelle [7].
L’hebdomadaire La Gauche, lancé en 1956, se situe dans le prolongement de la Commission Renard [8]. Le comité de patronage comptait parmi ses membres des personnalités socialistes comme Camille Huysmans et le sénateur Henri Rolin, des dirigeants syndicaux comme André Renard et Jacques Yerna et nombre d’intellectuels. Ernest Mandel qui en était le rédacteur en chef, marquera par son autorité intellectuelle la diversité des composantes de ce qui constituera une mouvance cohérente dans le monde socialiste. La tendance identifiée à La Gauche représentera jusqu’à un quart des voix dans des congrès du parti socialiste et rassemblera un nombre significatif d’élus locaux et nationaux. Des délégations syndicales de grandes entreprises prendront des abonnements collectifs à l’hebdomadaire qui servira de référence et de point de ralliement à de nombreux syndicalistes.
Son insertion dans le mouvement socialiste a procuré à Mandel une audience et une influence importantes tout en contribuant à la formation de sa pensée politique. Ainsi, à la différence des critiques léninistes de « l’économisme » des syndicats, Mandel considère que la capacité politique de la classe ouvrière s’incarne dans les syndicats en dépit de leur bureaucratisation, autant que dans les partis ouvriers. Même lorsque les organisations syndicales sont totalement ou partiellement intégrées, soutenait Mandel, elles ne représentent pas seulement l’intégration et la subordination au système capitaliste. Elles ont un caractère double et peuvent demeurer aussi des instruments d’émancipation et d’auto-activité de la classe.
Le programme des réformes de structure de la FGTB que Mandel accompagnait du qualificatif « anticapitalistes », était la référence principale de la tendance de La Gauche. Mandel voyait dans ce programme la possibilité de relier les revendications immédiates visant à améliorer le sort quotidien des travailleurs (salaires et conditions de travail) avec une transformation des structures mêmes du capitalisme par des nationalisations et des procédures de contrôle ouvrier et de planification. En radicalisant la portée des réformes et la capacité de contrôle ouvrier du mouvement syndical, la revendication des réformes de structure revêtait à ses yeux une portée anti-capitaliste en accentuant les potentiels de redistribution et de planification que contenait déjà l’Etat social.
Ernest Mandel s’inscrivait parfaitement dans cette démarche dont il pouvait voir nombre de similitudes avec le programme de transition qui fut le document fondateur de la Quatrième internationale, rédigé par Trotsky en 1938. Ne s’agissait-il pas là aussi de revendications transitoires pour passer du capitalisme au socialisme ? Mais l’expérience des réformes de structure dans les luttes sociales lui permettra de développer une analyse plus subtile des appareils syndicaux et le mouvement syndical occupera une place bien plus importante dans sa conception politique par rapport à la mouvance marxiste de l’époque [9].
Le capital au XXe siècle
Les travaux d’Ernest Mandel dans le cadre de la Commission Renard sur les holdings belges auront été parmi ceux qui tout au long des années 1950 auront préparé la parution du Traité d’économie Marxiste qu’il acheva de rédiger en 1960 et sera publié chez Julliard en 1962. Pour la génération de l’après-guerre en Belgique qui s’engageait dans l’action politique à la suite des grandes grèves de l’hiver 1960-61, de la guerre d’Algérie et de la décolonisation du Congo, le Traité représentait la renaissance du marxisme dans la deuxième partie du XXe siècle. Lors de sa publication, si les commentaires académiques furent discrets, plusieurs médias virent dans cet ouvrage, comme le suggérait d’ailleurs l’illustration de la page de couverture, une prolongation, une actualisation, une mise à jour en quelque sorte du Capital. André Renard, principal leader de la gauche syndicale, félicitant Mandel lui écrit : « en pesant bien mes mots, je puis qualifier votre œuvre de remarquable et même de fantastique » [10].
Pour toute une génération, la lecture du Traité d’économie marxiste s’est substituée et souvent précédé celle du Capital. Cet ouvrage aura été un marqueur pour un public attiré par le marxisme, mais en opposition avec sa version stalinienne, même révisée, véhiculée par les partis communistes. Le livre, accompagné par les nombreux exposés et conférences de Mandel, sera une initiation à la pensée de Marx et à une foule d’auteurs dans son sillage. Mandel se veut d’abord fidèle à Marx. Le Traité est le résultat d’un énorme travail qui confronte la pensée de Marx aux données empiriques contemporaines jusqu’à le « désoccidentaliser » en rediscutant par exemple « le mode de production asiatique » et par de nombreux recours aux travaux des anthropologues.
Avec l’adoption des politiques keynesiennes, l’idée suivant laquelle le capitalisme était désormais capable de maîtriser ses contradictions, faisait consensus au milieu du siècle passé. Mandel soutient à contre-courant dans le Traité que l’Etat permet certes d’atténuer l’ampleur des crises, mais ne peut endiguer sur une période longue la baisse du taux de profit. Si bien que l’époque ne serait pas celle de son triomphe ni de son effondrement, mais du déclin du capitalisme. Mandel tente ainsi de comprendre dans un même raisonnement les contradictions inhérentes et les performances du capitalisme d’après guerre. Il avancera ainsi la notion de « néo-capitalisme » qu’il précisera en 1964 dans une brochure intitulée Initiation à la théorie économique marxiste, brochure largement diffusée et commentée dans les cercles de formation des organisations de jeunesses socialistes, lors de séminaires et de conférences [11]. Ainsi proposait-il aux militants un outil conceptuel leur permettant de saisir cette nouvelle forme de capitalisme qui incorporait « la révolution technologique permanente » et les mécanismes de la sécurité sociale et de négociations collectives permettant à la fois une amélioration du niveau de vie des travailleurs et jouant un rôle d’amortisseur social par rapport aux crises. A l’inverse de ceux qui proclament la fin des contradictions du capitalisme, Mandel avançait une explication qui conjugue les capacités d’adaptation du capitalisme tout en laissant ouverte la possibilité de sa fin prochaine.
Son œuvre maîtresse, incontestablement la plus originale, Le troisième âge du capitalisme, dont il a terminé la rédaction en 1972, ne paraîtra en français, traduit de l’allemand, qu’en 1976. Dès 1969 cependant, alors que la récession de 1974 paraissait encore lointaine, Mandel annonçait déjà l’épuisement de la période d’expansion du capitalisme, la multiplication des récessions partielles à partir des années 1970, s’orientant vers une récession générale qu’il développera plus tard dans Le troisième âge [12]. On ne peut s’empêcher de relier l’influence exercée encore à l’époque par Mandel sur la gauche belge à la prise de conscience précoce de la FGTB de la récession que connaîtra l’Europe en 1974 après la crise pétrolière. Le syndicat avait exigé la réunion d’une Conférence Nationale de l’Emploi qui se tiendra en 1972, avec la présence des représentants non seulement des organisations patronales mais également des groupes financiers. Le front commun syndical [entre FGTB et CSC] avait fait de la réduction du temps de travail sa première priorité pour prévenir le chômage qui s’annonçait.
Si bien que pour ses lecteurs, le Traité combinait la fidélité à Marx et son renouveau. Par la clarté de son écriture Mandel est parvenu à transmettre l’héritage de la culture socialiste d’avant-guerre à une génération venue à la politique dans les années 1960. Un héritage théorique qui permettait, selon les mots de Daniel Bensaïd, « de penser au présent les métamorphoses du monde » [13].
Lénine, Trotsky et Luxembourg
Dans le prolongement de Trotsky, la transmission de l’héritage marxiste empruntait prioritairement chez Mandel le chemin de la révolution d’octobre. Les questions de l’auto émancipation du prolétariat et du parti révolutionnaire cristallisaient les discussions dans les écoles de cadre des organisations de jeunesse (JGS et ES) dans la mouvance de La Gauche. Faisant référence au Que Faire de Lénine, Mandel avait l’habitude de soutenir « qu’il y a plusieurs conceptions du parti, mais la conception léniniste est la seule qui confère un rôle révolutionnaire au parti ».
De ce point de vue, le débat entre Ernest Mandel et Marcel Liebman qui était un des principaux « non trotskyste » de l’équipe de La Gauche, est particulièrement éclairant [14]. Liebman était la figure marquante du groupe des collaborateurs de La Gauche que Mandel désignait comme « les deutschériens ». Il entendait par là des camarades proches des idées trotskystes, mais ne partageant pas ses conceptions organisationnelles. Ce jugement reflète autant sa proximité idéologique avec Isaac Deutscher que l’irritation de Mandel à l’hostilité de celui-ci vis-à-vis de la Quatrième Internationale [15].
Liebman convient avec Mandel que les rapports d’opposition entre léninisme et stalinisme sont bien plus forts que des rapports de filiation. Mandel reproche cependant à Liebman de valoriser une image pragmatique de Lénine et de critiquer ce dernier de ne pas avoir su s’opposer au lendemain de la révolution aux léninistes, c’est-à-dire insiste Mandel, au léninisme [16]. Mandel reconnaît certes que la suppression – conçue comme temporaire et exceptionnelle – du droit de faction en 1921 a été une erreur sérieuse, il n’accepte cependant pas l’idée suivant laquelle le stalinisme ne serait pas seulement le produit de l’ancienne Russie et de l’échec de la révolution internationale, mais serait aussi le produit du léninisme. Il conteste tout autant le point de vue de Liebman suivant lequel la conception léniniste du parti n’a pas seulement encouragé, mais aussi entravé l‘activité de la classe ouvrière.
Dans sa réponse, qu’il intitule « Léninisme et dogmatisme » (Mai N°14, 1970), Liebman reproche à Mandel de se plier à une posture de « converti » qui a été celle des trotskystes et qui consistera à faire oublier à tout prix le « péché » de Trotsky d’avoir initialement rallié les menchéviks. Ce péché qui avait été instrumentalisé par Staline pour dénier la légitimité de Trotsky et s’imposer dans la guerre de succession. Dans Nos tâches politiques (1904), Trotsky développait en réponse au Que Faire de Lénine (1902), de manière prophétique sa théorie du « substitutionnisme » [17]. Liebman soutient, à la différence de Mandel, que le léninisme renferme « des éléments dans lesquels le stalinisme a eu tout loisir de puiser ». Aussi, Liebman, paradoxalement, s’érige-t-il, en défenseur de Trotsky. Selon lui, Trotsky ne s’était pas renié en ralliant les bolcheviks en 1917, mais avait rejoint une organisation « débolchévisée », très différente du parti centralisé et militarisé fondé par Lénine. Au fond, Liebman reprochait à Mandel de ne pas prendre le parti de Trotsky contre Lénine. Selon Liebman, si Mandel avait été conséquent, il aurait dû donner raison à Trotsky pour n’avoir pas été du côté de Lénine pendant sa période sectaire (1906-1914) et d’avoir rejoint Lénine en 1917, non pas parce qu’il s’était trompé auparavant, mais parce que le parti de Lénine s’était « débolchevisé ».
Cette même question est posée quelques années plus tard par Robin Blackburn, directeur de la New Left Review, qui reproche à Mandel d’être « trop prudent dans sa différenciation entre l’héritage de Trotsky et l’orthodoxie léniniste ». Mandel lui répond par un de ses textes, La théorie léniniste de l’organisation (1976) : « Lénine, dans son premier débat avec les menchéviks, écrivait Mandel, avait beaucoup sous-estimé le danger de l’autonomisation de l’appareil et de la bureaucratisation des partis ouvriers. (…) Trotsky et Luxembourg comprirent ce danger mieux et plus tôt que Lénine » [18].
Mandel, dans sa défense de l’héritage trotskyste, a affiché avec force une fidélité à Lénine, gage de la filiation léniniste de Trotsky. En dépit cependant de cette posture qualifiée par Liebman de dogmatique, Mandel professait la nécessaire auto-émancipation du prolétariat à partir d’une vision, moins léniniste qu’anarcho-syndicaliste, des capacités créatives des travailleurs en action, même si cette créativité se trouvait tempérée par la nécessité d’un parti révolutionnaire. Progressivement, suivant en cela Rosa Luxembourg pour qui il avait une admiration sans bornes, la défense de la révolution russe par Mandel s’accompagnait de critiques qui allaient s’approfondir jusqu’à discuter les positions de Lénine et de Trotsky. Il reconnaîtra ainsi que Rosa Luxembourg avait mieux perçu que Lénine la nature de la bureaucratie.
Bien qu’il ait toujours considéré les apports de Trotsky comme décisifs pour affronter les questions majeures du XXè siècle, il n’en mettait pas moins en cause les restrictions apportées à la démocratie pendant « le communisme de guerre » auquel Trotsky avait très largement contribué. Il soutiendra même plus tard, en 1990, que Trotsky lui-même glisse dans « les années sombre » 1920-21 dans le « substitutionnisme ». Pour qu’il y ait interaction entre auto-organisation et activité politique dirigeante du parti d’avant-garde, il faut qu’il y ait une classe active. Or, constate Mandel, en URSS, dès 1920, le parti n’a pas favorisé, mais entravé l’auto-activité de la classe ouvrière. « Au lieu de diriger la classe dans l’exercice du pouvoir, le parti a gouverné au lieu de la classe » [19]. On peut donc en déduire que les erreurs de Lénine et de Trotsky ont contribué à la passivité des cadres du parti et des travailleurs face à la montée de la contre-révolution bureaucratique.
Un optimiste impénitent
Tous ceux qui ont eu la chance de le connaître et de militer avec lui, témoignent des multiples aspects de son excès d’optimisme. En ce qui concerne cependant la nature du capitalisme, ses analyses ne laissent aucune place à l’optimisme. Celui-ci ne tend pas à une réduction des inégalités et encore moins à leur suppression. Certes, les rapports sociaux de l’après-guerre, les révolutions coloniales, les luttes ouvrières et la peur du communisme ont permis une réduction des inégalités et une répartition moins déséquilibrée des richesses. Le néocapitalisme ne signifie pas pour autant la fin des contradictions du capitalisme. Il ne s’est jamais laissé porter par l’illusion social- démocrate d’un progrès illimité garanti par le « compromis keynésien ». Mandel, se référant à sa théorie des « ondes longues » du développement capitaliste, prévoyait la perte de sa dynamique d’après guerre et en conséquence l’érosion des salaires réels et le retour du chômage massif dans les pays avancés.
Par contre, les erreurs de jugement de Mandel, attribuées habituellement à son optimisme impénitent, sont moins liées à son caractère optimiste, comme le fait remarquer Daniel Bensaïd, mais trouvent leur racine dans ses analyses théoriques [20]
D’abord, sa confiance en l’auto-activation de la classe ouvrière le conduisait à accorder une place exclusive à la démocratie ouvrière et à ses traductions en termes de « dualité de pouvoir » en période révolutionnaire. Il réduisait en contrepartie considérablement la place de la démocratie représentative. En conséquence, comme le souligne Robin Blackburn [21], les propositions visant à démocratiser les institutions démocratiques en introduisant des formes de contrôle des exécutifs et des formes d’auto-administration de la société civile sont minimisées par Mandel.
Ensuite, son engagement au sein de la Quatrième internationale correspond à la priorité de construire un parti révolutionnaire d’avant-garde. Dès lors, chaque fois qu’il s’agira de rendre compte des échecs des mouvements sociaux de grande envergure, Mandel en attribuera la cause à l’absence d’une direction révolutionnaire. L’explication du fait que les grèves belges de l’hiver 1960-61, malgré leur ampleur, la grande combativité des grévistes et des épisodes insurrectionnels n’aient pas produit d’effet révolutionnaire est attribuée par Mandel presque exclusivement aux carences de la direction renardiste, sans prendre en compte les raisons qui avaient guidé les choix opérés par les syndicalistes wallons.
Lorsque Mandel considère les conditions objectives propices à une situation révolutionnaire, il en attribue l’échec à l’absence des conditions subjectives c’est-à-dire d’une direction révolutionnaire. Comme le note alors Daniel Bensaïd, « si le facteur subjectif n’est pas ce qu’il devrait être, ce n’est pas en fonction de certaines limites relatives à la situation et aux rapports de force collectifs, mais parce qu’il est sans cesse trahi de l’intérieur » [22]. En conséquence, Mandel n’est pas prémuni de la « paranoïa de la trahison » qui a affecté tant de groupes révolutionnaires.
Enfin, malgré sa lucidité sur les ambivalences du progrès technique et la menace toujours présente de la barbarie, Mandel ne s’est pas entièrement départi d’une conception normative de l’histoire. Dans la mesure où les conditions objectives sont réunies, la transformation sociale repose sur la conscience de classe du prolétariat et sur son parti révolutionnaire. En conséquence, les capacités d’une avant-garde détachée des institutions occupe une place que l’on pourrait qualifier de démesurée dans ses analyses. « C’est la voie ouverte, nous dit Bensaïd, à un volontarisme exacerbé, qui est à la volonté révolutionnaire ce que l’individualisme est à l’individualité libérée » [23].
Le social, le politique et le parti
Ernest Mandel partageait sur le plan théorique la conception de Lénine qui conçut la spécificité du politique comme un jeu de pouvoirs et d’antagonismes sociaux. Le parti du prolétariat ne pouvait donc être conçu comme simple reflet des luttes sociales. On ne peut pas postuler d’identité spontanée entre le parti et la classe, la politique et le social. Le parti d’avant-garde pouvait avoir toute sa place dans cette conception de la société. Mais en même temps Mandel adhérait complètement à l’analyse de Trotsky sur le « substitutionnisme » et à celle de Rosa Luxembourg, dont il faisait une lecture quasi libertaire, selon laquelle par une dialectique de la conscience, le prolétariat parvient par sa propre expérience historique à son émancipation. Il avait aussi pu éprouver en pratique, à travers la combativité de la classe ouvrière wallonne et de la « grève du siècle » de l’hiver 1960-61 en Belgique, la créativité, la force et le potentiel révolutionnaire de l’autonomie ouvrière. Il tentera en conséquence de théoriser « l’auto-activité » et « l’auto-organisation » des salariés comme éléments moteurs de l’émancipation dont le parti d’avant garde et les syndicats seraient les instruments indispensables [24].
Dans les années 1960, en quoi le marxisme de Mandel était-il hétérodoxe ? Lui-même aurait sans doute récusé ce qualificatif. Il l’était cependant en regard des lectures staliniennes et de la vulgate communiste. Même si le Traité revêtait aussi des allures de manuel quelque peu doctrinaire, il donnait surtout des clefs de lecture de la société de son époque. Il ne s’aveuglait pas sur le dynamisme retrouvé du capitalisme d’après-guerre (le « néocapitalisme ») mais en même temps pronostiquait son épuisement. Il laissait entrevoir, malgré un progrès du développement historique, une pluralité des possibles. Le marxisme qu’il professait était ouvert et créatif, en phase avec le mouvement de la société. S’il était hétérodoxe c’est dans le sens où Marx, s’opposant aux versions hagiographiques de sa théorie affirmait, « moi, je ne suis pas marxiste ». Mandel ne considérait pas le marxisme comme une doctrine fermée et était en ce sens, selon les mots de Gabriel Maissin, le dernier marxiste classique.
Mandel a su faire école sans s’entourer pour autant de disciples inconditionnels. Son influence sur une partie de la génération de 68 est indéniable. Ceux qui s’étaient frottés à son marxisme avaient été vaccinés contre aussi bien la célébration de la pureté du social et des vertus intrinsèques de la spontanéité célébrés par les uns tout comme contre le culte du prolétariat rouge proclamé par les autres.
* * * * *
Militer dans la mouvance de Mandel, c’était peut-être avant tout hériter d’une culture critique au sein du mouvement ouvrier. Cette culture que les militants des années 1960 font vivre à travers leur contestation me paraît bien exprimée par Charles Plisnier dans Faux Passeports [25]. Plisnier évoque en ces termes le congrès de 1928 au cours duquel il fut exclu du Parti Communiste Belge pour déviation trotskyste :
« Le congrès d’Anvers. Je vois bien aujourd’hui que la dernière bataille pour la révolution vivante s’achevait là. En Russie, tout avait été réglé, comme une pièce de théâtre géante et dérisoire. (…) En Russie les hommes d’octobre partaient pour l’exil, entraient en prison. Dans les autres pays, les militants, las de résister à Moscou, devenaient des fonctionnaires et obéissaient. (…) Le hasard voulut qu’au bout de ce pays d’occident dans une ville de marchands et d’armateurs, l’esprit de la révolution dressât sa dernière ligne de résistance.
Qui d’ailleurs le savait ? Petit dans son petit pays, le parti communiste belge n’inquiétait personne. Si les brasseries lui refusaient leurs salles de réunion, c’était seulement parce qu’elles craignaient le bruit pour leur clientèle. Et quand, chassé d’un local, les délégués du congrès, par petits groupes, parcouraient les rues à la recherche d’un gîte où s’affronter, nul ne savait qu’il y allait pour eux de l’avenir du monde, du destin de leur chair et de leur esprit. Et les agents de police au casque de drap noir, débonnaires et désinvoltes, les faisaient attendre au bord du trottoir, pour laisser passer une voiture d’enfant ».
Mateo Alaluf