Je concède que la cause peut paraître dérisoire, face aux multiples tourments qui ravagent notre planète, face notamment au pouvoir d’achat, à l’emploi ou à la sécurité, ou à la pandémie en cours, mais sans sols nourriciers, sans sols pour le nourrir, quand l’homme a faim, exprime-t-il dans ces moments-là sa plus belle humanité ?
Le temps presse, les vers de terre et les sols battent de l’aile, et le climat n’aide pas. Pour résumer, les vers de terre nourrissent les sols qui nourrissent les plantes qui nous nourrissent ; ou nourrissent les animaux que nous mangeons. L’affaire est donc très (très) sérieuse, puisqu’elle concerne l’alimentation de demain : notre souveraineté alimentaire.
Auteur de deux ouvrages sur les vers de terre, je ne vais pas ici vous vanter tous les bienfaits de leur avenir sur notre futur. Unanimement reconnus par la communauté scientifique, ils ne sont pas devenus l’un des premiers marqueurs de la biodiversité tout à fait par hasard. Et nous savons tous qu’un sol, riche en vers, est fertile, solide et vivant.
Des sols vivants résistent au changement climatique
Du coup, les sols vivants sont les seuls à être autonomes et en capacité de résister au changement climatique ; les autres n’étant que des candidats à l’érosion. Et beaucoup sont déjà sur la ligne de départ. En effet, selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) en 2019 : « 60 % des sols mondiaux étaient dégradés à des degrés divers. » On parle bien des sols agricoles, ceux qui nous nourrissent. 25 % des sols européens sont déjà partis sur les chemins de l’érosion.
Or un sol érodé perd de sa capacité à nourrir. Moins autonome, il est plus dépendant aux soupes chimiques. La situation paraît désastreuse. Et elle l’est à une heure où la pression sur les sols est historique. A cause de la population mondiale qui atteint des sommets jamais égalés ; à cause de notre alimentation qui dépend de 95 à 100 % des sols avec nos régimes alimentaires !
Et comme un malheur n’arrive jamais seul, les experts du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ont prévu une importante baisse des rendements agricoles dans leur dernier rapport. Une baisse engendrée par le changement climatique et l’intensification des cycles de l’eau et du carbone, ce qui va encore affaiblir la capacité des sols à nourrir. Rappelons-nous : la terre qui nourrit est une denrée rare et non renouvelable, il faut au moins cent cinquante ans pour en refaire un seul petit centimètre !
Les vers de terre au « Journal officiel »
Dans ce contexte, les vers de terre sont les seuls animaux capables de labourer les sols et de les rajeunir en permanence. Mais brasser ne veut pas dire refaire ou créer. Brasser, c’est pétrir. Et ils en brassent beaucoup : jusqu’à 500 tonnes par an sous nos latitudes. Raison pour laquelle ils sont la colonne vertébrale des sols vivants, des créateurs de fertilité, des laboureurs infatigables.
Mais voilà, le travail de ces infatigables ne se voit pas ! Invisibles jusqu’aux yeux de la loi, absents au titre de la conservation des espèces, alors même que l’Etat en fait régulièrement l’éloge depuis une dizaine d’années ! Un espoir est né le 14 décembre 2021. En effet, ce jour-là, les vers ont fait leur entrée au Journal officiel.
C’est la première fois que l’Etat reconnaît officiellement leur rôle essentiel dans la fertilité et la durabilité des sols. La toute première fois qu’il reconnaît aussi l’implication des pesticides dans leur effondrement : « Garants de sa bonne santé, leur rôle est considérable : ils assurent le cycle des nutriments, la transformation du carbone ou encore la régulation des ravageurs et des maladies. La monoculture, le labour profond et les produits phytosanitaires affectent aujourd’hui cet équilibre en appauvrissant les terres. »
Urgence à protéger le ver de terre et son habitat
Reste juste à transformer l’essai… Pour leur offrir la même place dans nos lois que le loup et l’ours. Car, sans vouloir les opposer, l’Etat dépense tous les ans plus de 30 millions d’euros d’argent public pour maintenir le loup, et pas un seul centime pour le ver de terre ou son habitat. C’est l’écart qui choque. Et plus les loups étendent leur territoire, plus l’Etat met la main à la poche. Mais, pour le ver de terre, que nenni, les caisses de l’Etat sont vides !
Mieux, lors du dernier congrès mondial de la nature, qui s’est tenu à Marseille du 3 au 11 septembre 2021, le ver de terre a été oublié comme le reste de la biodiversité souterraine ! Les organisateurs ont carrément oublié que les sols sont un milieu de vie au même titre que les rivières, les océans et les forêts. Qu’il y a de la vie dans les sols comme sur le sol. En moyenne, une cuillère à soupe de sol vivant contient plus de vies que l’ensemble de l’humanité !
J’ai envie de dire : ça suffit !
C’est quoi le projet ? Revenir aux sources ? Retourner vivre dans les océans et passer de mammifères terrestres à marins ? Le 3 mai 2018, sur le plateau de France 2, le célèbre astrophysicien Hubert Reeves affirmait : « La disparition des vers de terre est un phénomène aussi inquiétant que la fonte des glaces. » Il n’a pas hésité à mettre en perspective la disparition du ver de terre avec le bouleversement climatique. Car il y a causalité.
C’est bien l’extinction du ver de terre qui cause l’érosion des sols, comme le réchauffement climatique cause celui des pôles glacés. Mais le bouleversement climatique accélère aussi l’érosion des sols et la disparition des vers de terre. Il y a donc urgence à les sauver. L’ours et le loup ont des droits, rien ne justifie aujourd’hui que le lombric terrestre n’en ait pas. Quant aux sols nourriciers, livrés à tous les appétits, au regard de la loi française, ils n’existent pas en qualité de patrimoine commun de la nation. Or, c’est ce patrimoine qui fait nation.
Madame, monsieur, si vous êtes élu(e) président(e) de la République, le 24 avril, quelles mesures vous engagez-vous à prendre pour protéger le ver de terre et son habitat ?
Christophe Gatineau
Agronome