Au printemps 2020, ils ont été confinés trois mois. Depuis, ils vivent au rythme des exclusions de l’école, parce qu’ils sont positifs ou contacts, et des fermetures de classe. Autour d’eux, les adultes s’écharpent sur un protocole sanitaire sans cesse changeant. Régulièrement, leur vie sportive ou culturelle est suspendue. Puis il est question que leurs vacances s’allongent ou qu’ils soient renvoyés chez eux par demi-classes. Et ils sont désormais les seuls Français à devoir porter le masque à l’extérieur, quand les adultes continuent à fréquenter des bars et des restaurants non ventilés.
Le rôle des enfants dans l’épidémie est la plus grande controverse de cette pandémie. Elle oppose des scientifiques et des médecins, qui brandissent chacun des impératifs que l’on pensait inaliénables : le droit à la santé, à l’éducation, la protection des enfants. L’épidémiologiste Dominique Costagliola, la professeure Christèle Gras-Le Guen, cheffe de service de pédiatrie générale et des urgences pédiatriques au Centre hospitalo-universitaire (CHU) de Nantes (Loire-Atlantique) et présidente de la Société française de pédiatrie, et la pédopsychiatre Lisa Ouss de l’hôpital Necker, à Paris, fourbissent leurs arguments, souvent irréconciliables. Résumé en quatre questions.
Est-ce que les enfants sont le moteur de l’épidémie ?
La question est agitée à chaque pic épidémique et n’a pas de réponse simple. Avant la vaccination, l’incidence était la plus forte dans les classes d’âge aux plus fortes interactions sociales : de l’adolescence à 60 ans. Les enfants de 0 à 10 ans étaient l’exception à la règle : la circulation du virus était anecdotique chez les tout-petits, un peu plus forte à l’entrée en maternelle, et gagnait un peu en intensité à l’école élémentaire.
Deux nouveaux paramètres ont tout changé : le variant Delta, devenu dominant au début de l’été, et la vaccination massive des plus de 12 ans. Désormais, les 6-10 ans non vaccinés sont la classe d’âge la plus touchée par le virus, très loin devant les adultes. La petite enfance et les élèves de maternelles conservent une forme de protection.
En milieu scolaire, le taux d’incidence n’a jamais été aussi élevé
Nombre de personnes testées positives au Covid-19, rapporté à la population pour 100 000 habitants, par semaine calendaire et par niveau scolaire
[Graphe non reproduit ici.]
© Donatien Huet
L’incidence, dans les âges scolaires non vaccinés, est stratosphérique, insiste l’épidémiologiste de l’Inserm Dominique Costagliola. Chez les enfants de 6 à 10 ans, elle approche les 1 000 cas pour 100 000 habitants. Elle est déjà de plus de 600 chez les 11-14 ans. On laisse le virus circuler, on donne l’opportunité à Omicron de s’installer sans rien savoir de ce nouveau variant. Quand il se sera répandu, il sera trop tard », met-elle en garde.
À ses yeux, le dépistage dans les établissements n’est pas à la hauteur : « L’institut Pasteur proposait un dépistage systématique, toutes les semaines, dans les écoles. Là, on se contente d’un dépistage réactif, quand surviennent des cas positifs dans une classe. »
Une équipe de recherche menée par l’épidémiologiste Victoria Colizza a en effet modélisé les différentes stratégies de dépistage. Elle conclut qu’un dépistage systématique toutes les semaines dans les écoles primaires permettrait d’y réduire de 30 % le nombre de cas.
À la rentrée scolaire, le Conseil scientifique, associé au Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale, a préconisé un tel dispositif. Mais les capacités de dépistage déployées par l’Éducation nationale n’ont jamais eu une telle ambition : chaque semaine, environ 400 000 tests sont proposés dans les établissements pour 12 millions d’élèves. Et la moitié seulement sont réalisés, faute d’accord parental.
La flambée épidémique a contraint l’Éducation nationale, une fois encore, à changer de stratégie début décembre. À l’école primaire, afin de limiter les conséquences de l’épidémie sur la scolarité des enfants, les classes sont désormais fermées à partir de trois cas simultanés, et non plus d’un seul. Et le dépistage est désormais largement réactif : les enfants sont testés quand un cas positif survient dans leur classe et ne peuvent revenir en classe qu’avec un test négatif. Cette mesure a eu au moins le mérite de faire grimper en flèche le niveau du dépistage dans les écoles primaires.
À chaque fois que l’épidémie repart, certains considèrent que les enfants sont la variable d’ajustement
Pr Gras-Le Guen, présidente de la Société française de pédiatrie
« Au sein du Conseil scientifique, il n’y a pas un seul pédiatre. Les épidémiologistes raisonnent à partir de leurs modèles mathématiques. Et ils ont des opinions tranchées, sans nuances. Si on les avait écoutés, on aurait fermé des écoles des semaines l’an dernier, tacle Christèle Gras-Le Guen. Nous, les pédiatres, sommes les témoins de l’état de santé des enfants. Le premier confinement a été désastreux pour eux. À chaque fois que l’épidémie repart, certains considèrent qu’ils sont la variable d’ajustement. Ils veulent leur imposer des mesures draconiennes. Tandis que les adultes, eux, peuvent continuer à s’agglutiner dans des bars et des restaurants, sans masque ni mesures d’aération. »
La pédiatre relativise l’incidence actuelle chez les enfants : « Ce sont les plus testés parmi toutes les classes d’âge ! Si on testait autant à la sortie des supermarchés, combien de cas seraient dépistés ? », interroge-t-elle.
Pour Dominique Costagliola, « la Société française de pédiatrie appuie un discours négationniste sur la circulation du virus dans les écoles, qui a par exemple justifié la suppression des masques dans certains départements à la rentrée. Le résultat de santé publique est brillant… », raille-t-elle. L’épidémiologiste ne conteste pas que les enfants soient probablement moins contagieux que les adultes : « Mais s’ils le sont moins, cela ne signifie pas qu’ils ne le sont pas. Or, à l’école, les enfants sont en contact avec beaucoup de personnes. »
Quel est le risque du Covid pour les enfants ?
Lors de son audition par le Sénat, Dominique Costagliola a rappelé les chiffres de décès du Covid chez les enfants : « Il y a eu, depuis le début de l’épidémie, 15 décès d’enfants de 10 à 19 ans, 3 décès chez les 5-11 ans. Pourquoi est-ce qu’on doit accepter que des enfants meurent ? », a-t-elle interrogé.
La Haute Autorité de santé, dans son avis du 25 novembre sur la vaccination des enfants, a contextualisé ces chiffres en rappelant qu’il y a eu 420 000 cas de Covid-19 chez les enfants de 5 à 11 ans, dont 28 % ont présenté des symptômes. Parmi ces enfants, 1 294 ont été hospitalisés, dont 225 en soins critiques. La toux, la fièvre, une diarrhée, des vomissements ou de la fatigue étaient les principales causes d’hospitalisation. Plus rares, mais plus graves, des enfants et des adolescents ont été victimes de syndromes inflammatoires multi-systémiques pédiatriques (PIMS, selon l’acronyme anglais). Au 21 novembre, en France, 702 enfants ont développé un PIMS à la suite d’un Covid. Un enfant est décédé, les autres se sont rétablis sans séquelles apparentes.
À ces chiffres, la Société française de pédiatrie en oppose d’autres : chaque année, il y a 30 000 hospitalisations et 20 décès chez les enfants de moins de 1 an dus à la bronchiolite, 250 décès chez les 0-19 ans dus à la grippe, 14 000 hospitalisations chez les moins de 3 ans dues aux gastro-entérites virales, 35 000 enfants hospitalisés après une crise d’asthme. « Malgré le fort impact sur la santé des enfants de ces nombreux virus, aucune fermeture de classe ou de collectivité n’a jamais été envisagée jusqu’au Sars-CoV-2 », rappelle la SFP.
L’épidémie de bronchiolite est actuellement « folle, raconte la professeure Gras-Le Guen. Nos services, nos urgences, nos réanimations sont saturées, on est au bord de l’explosion. C’est la bronchiolite qui nous épuise, nous préoccupe, ce n’est pas le Covid. Tous les enfants sont testés à l’entrée de l’hôpital : ce n’est pas le Covid qui cause des bronchiolites. Il y a vraiment un décalage entre les discours médiatiques, qui ne tournent qu’autour du Covid, et ce qu’on vit sur le terrain. Pourquoi n’y a-t-il pas des messages de santé publique à destination des parents de nourrissons, qui ne doivent pas aller dans les transports publics, les supermarchés, qui ne doivent pas laisser les bébés être embrassés par toute la famille ? Laisser penser que les pédiatres laissent mourir les enfants du Covid est assez provocateur… »
Dominique Costagliola en convient :« Est-ce qu’on est assez attentifs aux autres épidémies chez les enfants ? Est-ce qu’on ne doit pas remettre en cause certaines pratiques ? Par exemple, d’autres pays vaccinent les enfants contre la grippe. »
La santé mentale des enfants est affectée par la pandémie
Il y a bien un risque de « tri » des enfants malades, mais il se situe en pédopsychiatrie, ont alerté plusieurs médecins dans une tribune qui témoigne d’actes et d’idées suicidaires qui « déferlent depuis l’automne ». « On est face à une vague de décompensations psychiques d’enfants de plus en plus jeunes », assure la professeure de pédopsychiatrie Lisa Ouss, qui travaille à l’hôpital Necker, à Paris.
Ces enfants et ces adolescents qui vont mal viennent « de familles fragiles qui ont été un peu plus abîmées par cette crise. Ils étaient souvent en difficulté scolaire, ils ont moins travaillé pendant le confinement et s’adaptent mal aux interruptions régulières de scolarité. Leurs difficultés se sont accrues. Les tentatives de suicide sont au plus haut pendant la période scolaire. À chaque rentrée, les urgences pédopsychiatriques sont pleines ».
Les pédopsychiatres voient aussi nombre de « petits enfants avec un retard de langage, lié à leur déscolarisation pendant le confinement, à l’arrêt de leurs activités culturelles et sportives. Beaucoup d’enfants ont passé le confinement devant la télévision ».
Lisa Ouss constate chez les jeunes « un manque de confiance dans le monde des adultes, une difficulté à se projeter dans l’avenir. Il y a ceux qui manifestent, qui militent pour l’avenir de la planète. Et ceux qui restent au fond de leur lit, avec des idées noires ».
Et pour ne rien arranger, la pédopsychiatrie se retrouve, face à cette crise, en difficulté majeure, avec un quart des postes de médecins non pourvus. Lisa Ouss essaie cependant d’être rassurante : « On voit tous les enfants qui vont très mal, en urgence. Mais c’est au détriment des consultations, du suivi de long terme. Et c’est au prix d’une intense fatigue. »
Faut-il vacciner les enfants ?
La Haute Autorité de santé a rendu le 25 novembre un avis favorable à la vaccination des enfants de 5 à 11 ans à risque de formes sévères de Covid-19, qu’ils souffrent de maladies cardiaques, neurologiques, de diabète, d’obésité ou de trisomie 21. Ils pourront recevoir leur première dose de vaccin pédiatrique à partir du 15 décembre.
Lundi 6 décembre, Olivier Véran a annoncé qu’une vaccination plus large des enfants serait possible, d’un point de vue logistique, à partir du 20 décembre. Elle resterait sur la base du volontariat, a assuré le ministre. Elle a débuté aux États-Unis, en Israël, au Canada, au Québec.
Un seul vaccin, celui de Pfizer, a une formulation pédiatrique adaptée. Une étude clinique a été conduite sur 3 000 enfants. À partir de cette étude, l’Agence européenne des médicaments a donné un avis favorable à son utilisation. Est désormais attendu l’avis de la Haute Autorité de santé française.
Pour l’épidémiologiste Dominique Costagliola, « si seulement 30 % des enfants étaient vaccinés, et même si le vaccin ne diminue que de 50 % la circulation du virus, cela aurait un impact sur l’épidémie et sur les fermetures de classes. Il ne faut pas penser une politique vaccinale en fonction des hésitants. La vaccination ne suffit pas, mais associée aux autres gestes barrières, elle peut nous éviter de nouvelles mesures contraignantes ».
Sommes-nous contraints de vacciner 5 millions d’enfants pour protéger 5 millions d’adultes qui n’ont pas souhaité le faire ?
Pr Christèle Gras-Le Guen, pédiatre
Les pédiatres sont encore réservés : « Cela fait 30 ans que je vaccine des enfants, rappelle Christèle Gras-Le Guen. Mais il me paraît impensable de recommander ce vaccin avant d’avoir des données plus complètes. Les États-Unis ont débuté la vaccination des enfants début novembre, ils commencent tout juste à injecter la deuxième dose. Il faut être très vigilants. S’il y a un seul problème avec un enfant vacciné, les conséquences seraient catastrophiques. »
La pédiatre invite aussi à « ne pas se tromper de cible. Sommes-nous contraints de vacciner 5 millions d’enfants pour protéger 5 millions d’adultes qui n’ont pas souhaité le faire ? ».
Caroline Coq-Chodorge