• Depuis décembre 2006, vous publiez une note sur les chiffres du chômage. Quel bilan pouvez-vous d’ores et déjà tirer ?
ACDC - Nous avions deux objectifs : faire la critique des statistiques du chômage, très insuffisantes pour rendre compte de l’insécurité et de la précarité sociales, avancer vers des indicateurs alternatifs ; et pousser les questions du chômage et de la précarité sous les feux de la rampe électorale. Nous avons produit, chaque mois, une note critique assez fouillée sur un aspect des statistiques du chômage et de la précarité, avec une conférence de presse 48 heures avant la sortie du chiffre officiel - en principe, le dernier jour ouvrable du mois. Cela a tout de suite fonctionné : après notre première note de fin décembre sur « les chômages invisibles », les médias ont largement repris le message : le chiffre officiel du chômage, les demandeurs d’emploi en fin de mois (DEFM) de catégorie 1 représentent désormais moins de la moitié du nombre total de demandeurs d’emploi inscrits à l’ANPE. Le gouvernement a été mis sur la défensive. À chaque fin de mois, la nouvelle note était largement reprise et les journalistes interrogeaient Borloo ou Villepin afin qu’ils répondent à nos critiques. Notre crédibilité s’est considérablement renforcée quand il est apparu que les résultats de l’enquête sur l’emploi Insee de 2006 confirmaient nos analyses : le chômage n’a pas baissé en 2006. La direction de l’Insee a essayé de discréditer sa propre enquête en expliquant qu’elle était devenue soudainement inutilisable pour 2006, ce qui a renforcé l’idée qu’on voulait mettre sous le tapis des chiffres gênants pour le gouvernement. D’où la réaction d’incrédulité de beaucoup de statisticiens, transformée en colère quand la Dares1 a censuré une étude de ses propres agents visant à étudier l’impact des mesures de l’ANPE sur ses propres chiffres. Les chiffres du chômage ont donc été très présents dans la campagne, et la crise actuelle amènera nécessairement une refonte en profondeur des indicateurs du marché du travail, probablement dans le sens que nous souhaitons. En revanche, les politiques de lutte contre le chômage et la précarité n’ont pas été vraiment débattues en profondeur dans la campagne électorale : on a plus parlé des chiffres que des politiques. C’est la limite - évidemment regrettable - de notre succès...
• Vous concluez à la nécessité d’une pluralité d’indices...
ACDC - Les journalistes nous disent : si les chiffres officiels sont faux, quel est le vrai chiffre ? Il faut arrêter avec cette obsession du « vrai chiffre » : pour nous, il n’y a pas « un » chômage, mais une diversité de situations de précarité et d’insécurité sociale, qui doivent être éclairées et quantifiées à l’aide d’indicateurs pertinents et régulièrement actualisés. Dans les notes numéro 4 et 5, nous avons présenté des alternatives. Ainsi, nous avons construit des indicateurs « d’emploi inadéquat » pour compléter le nombre de chômeurs au sens du Bureau international du travail (BIT). Selon ses normes, une personne est chômeuse si elle n’a pas du tout travaillé dans la semaine précédant l’enquête, si elle cherche un emploi et si elle est immédiatement disponible. Cette définition est utile parce qu’elle est acceptée par les statisticiens du monde entier, et elle permet donc des comparaisons. Mais elle est très restrictive. Par exemple, 1,5 million d’inscrits à l’ANPE ont un emploi (une « activité réduite », autrement dit un « petit boulot »), et ne sont donc pas chômeurs au sens du BIT. Pourtant, ils cherchent activement à fuir un emploi qui ne leur convient pas. Ils sont dans la catégorie des salariés en « sous-emploi », tout comme les personnes qui occupent un emploi très sous-qualifié par rapport à leur diplôme. Il faut aussi compter les salariés à bas salaires (moins des deux tiers du salaire médian) et les contrats précaires (intérim, CDD, stage...), ainsi que ceux dont le travail menace la santé (le travail de nuit ou les très longues durées de travail). Globalement, cet « emploi inadéquat » (bas salaires, précaires, sous-emploi et travail « insoutenable ») concerne 42 % des salariés en France, et il n’a cessé d’augmenter depuis 1990, alors que le chômage oscille autour de 10 %. Il est important que ce type d’indicateurs soit repris par le système statistique public. Il deviendrait alors plus difficile de multiplier les emplois aidés ou de développer la précarité pour faire baisser à tout prix le chiffre du chômage : c’est alors l’indicateur d’« emploi inadéquat » qui grimperait, montrant que la dégradation des emplois n’est pas une solution au chômage. C’est pour débattre de ces propositions que des états généraux des chiffres du chômage et de la précarité sont organisés le 29 mai, avec les intersyndicales de l’Insee, du ministère de l’Emploi, de l’ANPE et les associations de chômeurs.
• Comment expliquez-vous l’intérêt pour vos travaux ?
ACDC - Les Enfants de Don Quichotte ont joué un rôle positif, en mettant la question sociale au premier plan de la campagne. Au sein du collectif ACDC, une synergie s’est créée entre les « experts » et les acteurs des luttes (syndicalistes et associatifs). Cet espace de collaboration est précieux. Nos complémentarités renforcent notre crédibilité à partir des constats du « terrain », des témoignages individuels des personnes accueillies dans les associations. Cela permet aussi de porter la parole de ceux qui n’ont que trop peu d’espace pour se faire entendre. Des journalistes nous ont dit : heureusement que vous êtes là, nous en avons assez d’être insultés par nos auditeurs lorsque nous annonçons les chiffres officiels ! Les gens voient bien que la situation ne s’améliore pas, alors que les ministres se congratulent sur les écrans de télévision. Mais il y a une limite : TF1 et France 2 ne nous ont jamais sollicités. Notre collectif sentait sans doute trop le soufre pour les grandes chaînes nationales, qui n’aiment pas froisser les pouvoirs en place.
Note
1. Direction de l’animation de recherche, des études et des statistiques (Dares), dépendant du ministère du Travail.