Lors de la dernière élection présidentielle, on a pu observer [1] que les candidat·es parlaient parfois de l’emploi mais jamais du travail, de sa qualité et de sa soutenabilité. Pourtant la souffrance au travail, les vagues de démissions, et même la crise écologique (toute pollution vient du travail), démontrent l’urgence d’inventer une nouvelle politique démocratique du travail.
On ne peut donc que se féliciter que François Ruffin, dans son dernier livre, livre un plaidoyer pour que la gauche reconstruise un discours sur le travail. Les témoignages qu’il rapporte décrivent de façon émouvante ce qu’il appelle « l’écrasement du travail par les revenus » (la stagnation et maintenant la baisse des salaires), « par les statuts » (la précarisation), « par le temps » (les horaires qui envahissent la vie), « par la pression » (l’intensification du travail). Il rappelle l’importance morale du travail pour les classes populaires, « le travail digne, qui donne une dignité » (p. 55). Et il affirme haut et fort : « c’est le devoir, l’honneur, la mission de la gauche : défendre le travail, la justice, la justice au travail. Et lui donner du sens » (p. 113).
Le livre invite donc à une réflexion salutaire. Il rappelle les exigences « d’améliorer les salaires, les horaires, les statuts », de requalifier les travailleurs ubérisés ou de reconnaître le burn-out comme maladie professionnelle. Toutefois, il manque de propositions originales. On éprouve même un léger malaise quand on lit que certains à gauche auraient « sauté à pieds joints dans le piège » en critiquant frontalement le RSA sous conditions d’heures de travail obligatoire [2], ou bien qu’il faudrait nous mettre « tous au travail » [3]. Fabien Roussel a carrément dérapé (et Ruffin l’a épinglé) en opposant « gauche du travail » et « gauche des allocs », mais le terrain est glissant.
Pourtant, il y aurait bien d’autres choses à discuter sur la question du travail. La crise Covid et l’actuelle « grande démission » ont mis en lumière un phénomène qui montait depuis 10 ans : le refus de conditions de travail délétères joue un rôle croissant dans le fonctionnement actuel du marché du travail. De plus en plus, les salarié·es démissionnent ou se détournent de certains emplois au regard des conditions de travail insoutenables qui leur sont proposées. Avec Coralie Perez, nous avons montré [4] empiriquement que les démissions, bien plus qu’à cause d’un salaire jugé insuffisant, s’expliquent par un travail trop intense, des conflits avec la hiérarchie et surtout une perte de sens du travail. Cette dernière a aussi de graves conséquences sur la santé mentale. Comment stigmatiser qui refuse de tels emplois [5] ? Comment oublier que les « allocs » sont un outil important de cette résistance ?
La perte de sens n’est en rien un phénomène marginal : en 2016, 42% des salarié·s disaient ne pas pouvoir faire des choses qui leur plaisent, 27% ne pas faire un travail utile, 26% ne pas pouvoir faire un travail de qualité, et 7% que leur travail est nuisible pour l’environnement. Les personnels qui démissionnent de l’hôpital, des EHPAD ou de l’Éducation nationale le font souvent au nom de la perte de sens, et les étudiant·es d’AgroParisTech ont proclamé leur refus de travailler contre la nature.
Se plaindre de la « perte de sens du travail », serait-ce un truc de bobo surdiplômé qui peut se permettre de changer de métier sans risques ? Vouloir « redonner du sens au travail », n’est-ce pas une ficelle patronale pour faire avaler les bas salaire et la précarité ? Pas du tout : les données montrent que les ouvriers, comme les cadres, voient leur risque de dépression multiplié par deux quand leur travail perd son sens. C’est une question vitale pour toutes et tous, humains ou écosystèmes.
Dans notre acception, il y a trois conditions pour qu’un·e salarié·e puisse trouver du sens à son travail : l’utilité sociale (mon travail répond à des besoins réels), la cohérence éthique (je peux faire un travail de qualité, je ne mets pas en danger la santé des autres et de la planète), la capacité de développement (j’apprends des choses nouvelles dans mon travail). Si l’une de ces dimensions vient à manquer – ce qui est trop souvent le cas avec le management par les chiffres qui a envahi les entreprises et les administrations - , c’est ma santé qui est en danger.
David Graeber expliquait l’émergence des bullshit jobs par une re-féodalisation du capitalisme : les dirigeants s’entoureraient d’une cour de collaborateurs inutiles par souci de prestige. Mais la « bullshitisation » s’explique bien plutôt par la prolifération des process et du reporting associés aux dispositifs managériaux (Lean ou New Public Management) qui visent une disciplinarisation du travail par la sphère financière. Tout est organisé à tous les niveaux pour garantir aux investisseurs la transparence, le niveau et la stabilité attendue des rendements. Redonner du sens au travail suppose alors, non pas de bercer les salarié·es de belles paroles sur « la responsabilité sociale de l’entreprise », mais d’affronter la question du pouvoir d’organiser le travail : qui décide de ce qu’on produit, de pourquoi et comment on le produit ? Le travail est devenu de toute évidence une question politique majeure, encore trop négligée. Il faut d’urgence transformer à la fois le gouvernement des organisations, publiques comme privées, et celui du travail au quotidien.
L’essor de l’économie des communs renouvelle profondément la vision de ce que pourrait être un gouvernement démocratique des entreprises et services publics : une forme juridique comme la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), qui connaît un véritable boom ces dernières années, en est une belle préfiguration, qui organise un véritable partage des pouvoirs entre salariés, usagers, associations (notamment environnementales), collectivités publiques et apporteurs de capitaux.
Le gouvernement du travail concret est tout aussi important. Au lieu de démanteler la représentation de proximité, comme l’ont fait les ordonnance Macron de 2017 en supprimant les délégués du personnel et les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), une véritable politique du travail démocratiserait la prise de décision en matière d’organisation du travail. Cela passerait par l’élection généralisée de représentants de proximité dotés de pouvoirs renforcés, ainsi que par une réduction du temps de travail subordonné, qui permettrait aux salarié·es de délibérer sur leur travail, ses conséquences sanitaires et environnementales, et de faire des propositions que l’employeur serait tenu de traiter sérieusement. Ils et elles pourraient ainsi transformer en puissance politique le « travail vivant » [6] qu’elles et ils déploient au quotidien pour essayer de bien faire leur travail malgré tout. Nul doute qu’un tel renforcement de leur pouvoir d’agir au quotidien serait de nature à mobiliser les salarié·s et à redonner du sens à leur travail.
Nous sommes aujourd’hui confrontés à l’imminence d’une grave crise économique et financière [7], qui signale sans doute la fin d’une époque. La grande démission risque de laisser la place à la grande dépression, et les questions du travail de disparaître devant l’urgence du chômage. Il est pourtant décisif pour la gauche de construire une pensée et une politique du travail vivant.
Thomas Coutrot
économiste et statisticien