La réduction du temps de travail (RTT) continue à cliver la société. Tandis que la CGT lance sa campagne nationale pour les 32 heures et que tous les candidats de gauche se prononcent pour une nouvelle avancée en la matière, Emmanuel Macron affirme à titre préventif que « nous sommes un pays qui travaille moins que les autres » et le président du Medef propose de « travailler plus longtemps ».
Les données statistiques disponibles montrent que l’on travaille certes moins en France qu’aux Etats-Unis ou au Mexique, mais au moins autant qu’en Allemagne. Toutefois, ce débat classique et quelque peu répétitif entre gauche et droite ne doit pas masquer un renouvellement profond de la manière dont la gauche envisage désormais la RTT.
La brochure publiée le 14 octobre par la CGT en donne une illustration tout à fait frappante. Les arguments syndicaux ne se limitent plus au partage du travail et au gain de temps libre : l’égalité femmes hommes (la RTT permettant le passage à temps plein des salariées à temps partiel subi), l’écologie (les gains de productivité servant à libérer du temps au lieu d’accroître la consommation), mais aussi – c’est sur ce point qu’on voudrait ici insister – la santé et la démocratie au travail, deviennent des arguments centraux.
L’impasse d’une dynamique d’accumulation perpétuelle
D’une vision assez réductrice et largement quantitative, qui n’a pas réussi à limiter l’intensification du travail lors des lois Aubry (1998-2000), le syndicat passe à une approche où la santé et la démocratie au travail deviennent centrales. Face à des réorganisations permanentes et imposées, qui instillent un sentiment d’insécurité chronique dans les entreprises et fragilisent la santé psychique des salariés, il est affirmé que « libérer du temps pour réfléchir et s’organiser, est aussi un moyen de permettre davantage d’interventions collectives sur les lieux de travail ».
La réduction du temps de travail sera aussi l’occasion d’affirmer que « celles et ceux qui produisent les richesses sont légitimes à remettre en cause les actuelles finalités et modalités de l’organisation du travail, faute de quoi nous ne pourrons pas éviter des catastrophes sociales et écologiques qui pourraient bien devenir irréversibles ». La crise sanitaire a montré l’impasse d’une dynamique d’accumulation perpétuelle, destructrice des équilibres sociaux et naturels et de la santé. Se sont affirmées plus que jamais les aspirations à une reconnaissance des activités essentielles à la vie et à un travail qui ait du sens.
La réduction du temps de travail, bannière historique de la gauche, demeure au cœur des stratégies d’émancipation du travail. Pour la repenser en cohérence avec ces aspirations, il ne faut plus seulement réduire la durée du travail, mais transformer le travail lui-même. C’est pourquoi le mouvement syndical pourrait pousser plus loin les propositions, et enrichir la RTT d’un volet nouveau : la réduction du temps de travail subordonné (RTTS), qui ouvrirait, dans le temps du travail rémunéré, des espaces de délibération autonome des travailleurs sur leur travail.
Une heure de délibération sur le travail
Il s’agirait en fait d’étendre à l’ensemble des salariés le droit à du temps de travail, rémunéré mais hors subordination, dont disposent déjà les représentants du personnel (élus ou délégués syndicaux). Le paiement des heures de délégation reconnaît déjà ce travail de représentation comme une activité utile à l’entreprise et à la société : la RTTS reconnaîtrait de la même manière le travail de délibération des salariés, les meilleurs connaisseurs de leur travail, sur son organisation et ses finalités.
Lors du passage de 35 à 32 heures, le temps de présence en entreprise serait réduit de deux heures, la 3e heure étant consacrée à la délibération sur le travail. Dans chaque unité de travail, en remplacement des délégués du personnel, supprimés en France par les ordonnances Macron de 2017, seraient élus des délégués à la délibération sur le travail, qui auraient la responsabilité et le temps de mener des enquêtes sur le travail réel auprès et avec les salariés.
Dans les réunions de délibération, qui pourraient prendre la forme d’une demi-journée mensuelle, seraient débattus les modes d’organisation du travail et leurs effets sur la santé des salariés, des destinataires du travail, des riverains et de la nature ; seraient élaborées des propositions d’améliorations sur tous ces aspects, ensuite portées par les délégués devant la direction, celle-ci étant tenue de justifier ses réponses. Dans les grandes entreprises, l’intégration dans ces débats des associations de clients/usagers, de riverains et de défense de l’environnement permettrait d’associer des parties prenantes extérieures ô combien concernées par les effets du travail.
Renouveler les politiques du travail
Ces heures de délibération se distingueraient nettement du « droit d’expression » instauré par les lois Auroux de 1982, et depuis tombé en désuétude, tout comme des « espaces de discussion sur le travail » promus par l’accord interprofessionnel « Qualité de vie au travail » de 2013, et qui sont restés lettre morte : les salariés et leurs représentants décideraient de l’organisation et de l’ordre du jour des réunions, où la parole sera libre du fait de l’absence – sauf exception décidée collectivement – de la hiérarchie.
La confrontation entre collègues des expériences multiples et des divers points de vue sur le travail fera émerger des préoccupations et des propositions communes, étayant la controverse avec le management et favorisant éventuellement la mobilisation. En plaçant la qualité du travail et ses effets sur le monde au cœur du débat politique en entreprise, la RTTS favoriserait l’essor de l’éthique du « care » dans le travail.
Se soucier des effets concrets du travail sur la santé et l’environnement, obliger les décideurs à prendre en compte ces effets dans leurs décisions d’organisation et de production, c’est en effet commencer à rompre avec le productivisme, relier la lutte pour la santé des femmes et des hommes au travail et celle pour la préservation du vivant, introduire la logique écoféministe du « care » dans le travail. Voilà largement de quoi renouveler les politiques du travail.
Thomas Coutrot
Economiste, membre des Ateliers Travail et Démocratie