Photo : © European Union, 1995-2020 – Creative Commons (CC BY 4.0)
Malgré tout, la taxe CO2 gagne du terrain. Lors de la COP 21 à Paris, la plupart des multinationales (y compris les compagnies pétrolières) et des groupes ou institutions capitalistes ont plaidé pour un prix du carbone, au nom du climat. La Colombie britannique, la Norvège et la Suède appliquent une taxe CO2 depuis plusieurs années ; le Luxembourg s’y met l’an prochain, de même que l’Allemagne et les Pays-Bas. La Commission européenne veut accélérer le mouvement. Le sauvetage du climat dépend-il du prix du carbone, par exemple d’une taxe sur le CO2 ? C’est ce qu’on veut nous faire croire, mais ce n’est pas vrai : arnaque anti-sociale, la taxe CO2 est aussi une arnaque climatique.
Pour avoir une chance sur deux de rester sous 1,5°C de réchauffement, les émissions de CO2 doivent diminuer de 55% avant 2030 au niveau mondial, et de 65% au moins dans les pays développés, selon le GIEC [1]. Pour y arriver en augmentant le prix du carbone, il faudrait que ce prix grimpe très vite jusqu’à plusieurs centaines de dollars la tonne dans certains secteurs comme le transport aérien. C’est évidemment incompatible avec la rentabilité du capital – non seulement dans le secteur fossile, mais par répercussion dans toute l’économie capitaliste, puisqu’elle dépend des fossiles à 80%.
La Norvège, souvent citée en exemple, a instauré une taxe de 40 euros la tonne : ça donne une idée… Tous les discours en faveur de la taxe CO2 présentent la même contradiction : d’une part on nous dit que le prix du CO2 doit absolument monter pour sauver le climat, d’autre part les prix pratiqués ou envisagés ne permettent absolument pas d’y arriver. La question se pose donc : à quoi sert la taxe CO2, de quel projet est-elle l’instrument ?
Dans le cadre européen
Pour y voir clair, prenons le cas de l’Union européenne. Au cours des années précédentes, elle a établi des quotas d’émissions, distribué ces quotas gratuitement et en excès aux entreprises des grands secteurs industriels, permis à celles-ci de vendre les excédents sur le marché du carbone, et créé un système qui leur permet d’externaliser leurs réductions d’émissions en les remplaçant par de soi-disant « investissement propres » dans les pays du Sud. C’est ce qu’on appelle le Système européen d’échange de droits (ETS, selon l’acronyme anglais). En résumé, il garantit aux grandes entreprises des moyens indolores de réduire leurs émissions (et surtout de faire comme si elles les réduisaient). Toute cette politique climatique pleine de tours de passe-passe est subordonnée aux impératifs de la croissance sur le marché des « technologies vertes », qui sont celles du futur.
Sur ce marché, la concurrence fait rage avec la Chine et les USA. En même temps, l’opinion publique veut qu’on sauve le climat. L’UE augmente donc ses ambitions climatiques : 55% de réduction des émissions de CO2 d’ici 2030, neutralité carbone en 2050. Le but est de « tirer » l’innovation tout en maintenant un certain consentement populaire. Notez que l’objectif 2030 est insuffisant par rapport aux 65% nécessaires. De plus, attention : il s’agit de réduire les émissions « nettes ». Qu’est-ce que ça signifie ? Qu’une partie des émissions peut être compensée en plantant des arbres et en stockant le CO2 sous terre [2]. Ce sont de fausses solutions car 1°) les arbres n’absorbent le CO2 que temporairement, 2°) il n’y a aucune garantie que le CO2 ne s’échappera pas des réservoirs géologiques où on l’aura stocké. [3]
Pourquoi ces fausses solutions sont-elles choisies ? Parce qu’elles permettent d’éviter la seule vraie solution possible, qui consisterait à prendre des mesures structurelles pour produire moins, transporter moins et partager plus, c’est-à-dire des mesures contraires à la logique capitaliste. Or, toute la politique de l’Union est basée sur cette logique.
Et la taxe CO2 là-dedans ? On y vient… Le problème est que la politique des quotas et les fausses solutions ne permettent pas d’arriver aux 55% de réduction « nette ». Comme il n’est pas question d’imposer des mesures contraignantes aux grands secteurs industriels, les gouvernements se tournent vers le reste de la société. C’est là que la taxe CO2 intervient : elle frappera les secteurs hors ETS, à savoir la construction, les transports, l’agriculture et les déchets. Les entreprises de ces secteurs paieront la taxe et en transfèreront la plus grande partie sur les ménages. En fin de compte, le but est de contraindre les gens individuellement à « changer leurs comportements », ce qui implique aussi de contrôler ceux-ci et de punir les récalcitrant.e.s.
Dans cette approche néolibérale, on ne tient pas compte (ou alors, on fait semblant) du fait que certaines personnes ont les moyens d’investir dans les technologies « bas carbone », et d’autres pas. Les premières seront récompensées pour leur « bon comportement », les secondes passeront à la caisse. C’est d’autant plus injuste qu’une étude d’Oxfam vient de révéler que les plus pauvres sont les seuls à réduire leurs émissions : les plus riches ne cessent de les accroître. [4] Bref, la fonction de la taxe n’est pas de sauver le climat mais de chercher à sauver le productivisme des entreprises et le consumérisme des riches en atténuant quelque peu la catastrophe climatique causée par ce productivisme et ce consumérisme, sur le dos des travailleurs/euses. [5]
Ne dites surtout pas « taxe »…
Le programme du nouveau gouvernement belge s’inscrit dans ce cadre. On y lit que la Vivaldi prévoit d’instaurer « un instrument fiscal » pour « décourager le plus possible l’usage des combustibles fossiles » par le biais de « signaux prix ». A la Chambre, la ministre Ecolo de l’environnement, Zakia Khattabi, a dit qu’elle allait « prendre l’initiative au sein du gouvernement de faire des propositions concrètes pour introduire sans tarder une telle tarification ». [6] Cette déclaration a provoqué un incroyable tohu-bohu. La N-VA a tiré à balles de guerre, le PTB a dénoncé une « écotaxe antisociale » contre « les plus pauvres », et les partenaires des Verts au sein de la majorité se sont rués devant les caméras de télévision pour se démarquer de Khattabi : il n’est pas question d’installer une taxe, ont-ils dit, le programme de la Vivaldi ne le prévoit pas.
Pris à la lettre, c’est vrai : la bible vivaldienne évite soigneusement le mot « taxe » (qui est tabou) et le mot « écotaxe » (qui l’est encore plus !). Pourtant, il n’y a pas à tortiller : « un instrument fiscal pour décourager certains usages par le biais de signaux prix », c’est la définition d’une « (éco)taxe » ! Alors, pourquoi cette agitation ? La réponse est simple : tous les partenaires au gouvernement sont pour la mesure, mais tous ont peur d’être taxés (c’est le cas de le dire) d’intentions « anti-sociales ». Le Soir cite un expert qui a le mérite de la franchise : « Il faut éviter d’utiliser le mot taxe, conseille-t-il. Le débat doit être amené et emballé, avec les bons mots ». [7] Le débat doit être « emballé », en effet, et le monde du travail roulé dans la farine !
En fait, les partis de la Vivaldi sont d’accord sur trois choses : 1°) il faut une taxe, 2°) il faut donner l’impression que cette taxe n’est pas une taxe, mais un « instrument » indispensable pour sauver le climat ; 3°) il ne faut rien dire de cet « instrument » avant que l’amère pilule soit bien emballée. Emballée dans quoi ? Dans « la justice sociale », pardi ! Le problème, c’est que « la justice sociale » – la vraie – est inconciliable avec le néolibéralisme. Et le problème dans le problème, c’est que le MR, le PS, les démocrates-chrétiens et Ecolo doivent assumer le néolibéralisme devant des électorats différents. C’est pourquoi le programme de la Vivaldi fait de l’équilibrisme : « l’instrument fiscal » sera « neutre du point de vue budgétaire », ses revenus « seront restitués à la population et aux entreprises », on veillera à « préserver la position concurrentielle des entreprises et le pouvoir d’achat des ménages » et, le cas échéant,« une correction sera apportée sur le plan social et territorial ». C’est le compromis à la belge.
Le tort de Zakia Khattabi n’est pas d’être sortie du programme de la Vivaldi. Son tort est d’avoir profilé son parti en présentant « l‘instrument fiscal » dans un emballage trop vert. Dans sa note de politique, en effet, la ministre écrit ceci : « Une réforme fiscale résolument orientée vers la transition verte et la réalisation de nos objectifs climatiques est importante. D’importantes démarches préparatoires visant à instaurer un prix carbone ont déjà été accomplies au cours de la précédente législature. Je prendrai l’initiative au sein du gouvernement de faire des propositions concrètes pour introduire sans tarder une telle tarification dans les secteurs hors ETS et l’accompagner des mesures nécessaires pour garantir son caractère socialement juste ». [8])
Les réactions indignées des autres ténors de la majorité face à cette déclaration relèvent du positionnement politicien le plus plat. En cette matière – ça devient une habitude – le premier prix va au président du MR. « Il n’y aura pas de taxe carbone », a-t-il dit d’un ton de premier consul. Ah bon ? « Il faut une taxe CO2 », déclarait au même moment son camarade Pierre Wunsch (apparenté MR). Et le directeur de la Banque nationale d’ajouter : « Les écologistes ont eu le courage de le dire, aujourd’hui ils osent moins en parler. Mais la plupart des économistes sont d’accord. Sans taxe CO2, on ne va pas y arriver » (à la neutralité carbone, DT). [9] Allo, GLouB, allo ?
Changer les comportements individuels, pas le système
Il faut prendre la mesure de la précision apportée par Mme Khattabi : « l’instrument fiscal » sera introduit « dans les secteurs hors ETS ». Les projets énergétiques de la Vivaldi éclairent la portée à la fois anti-sociale et anti-climatique de cet engagement. En effet, on sait que le gouvernement veut sortir du nucléaire comme prévu en 2025. Fort bien, sauf qu’il remplacera Doel et Tihange par des centrales au gaz tournant seulement quand les renouvelables ne produiront pas assez. Pour garantir l’approvisionnement, la coalition offre un incitant de 600 à 800 millions par an aux électriciens, afin qu’ils investissent dans ces centrales intermittentes. Or, 1°) ces centrales font partie des secteurs ETS, elles ne paieront donc pas la taxe CO2 ; 2°) elles augmenteront les émissions de CO2 ; 3°) Engie-Electrabel, qui met les bouchées doubles pour s’accaparer la plus grande partie de ce marché, ne paie pas un cent d’impôt depuis 2017 [10]. L’arnaque sociale et climatique est ici complète… et la sortie du nucléaire un piètre prix de consolation pour l’électorat vert.
Avec « l’instrument fiscal », le slogan « change the system not the Climate » devient « changer les comportements individuels, pas le système ». L’arnaque est grosse, très grosse… Comment le gouvernement l’emballera-t-il ? Comment évitera-t-il une révolte style « Gilets jaunes » de celles et ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir des comportements écologiquement corrects ? Le programme vivaldien évoque un « instrument fiscal neutre du point de vue budgétaire », dont les revenus « seront restitués à la population et aux entreprises ». Du bluff ? Pas sûr, il y a des précédents.
En Colombie britannique, par exemple. En 2008, le parti libéral au pouvoir dans cette partie du Canada a instauré une taxe de 10 dollars canadiens par tonne de CO2. Elle a été portée à 30 dollars en 2012, puis gelée à ce niveau. Les rentrées étaient redistribuées aux familles les plus modestes et (à plus de 50% !) aux entreprises, sous forme d’abattements fiscaux. Il faut souligner que la Colombie britannique n’avait pas de système d’échange de droits, du genre ETS. Ses émissions auraient diminué de 5 à 15% sur la période (un résultat comparable à celui de l’ETS en Europe). [11]
Il ne serait pas étonnant que la Vivaldi s’inspire de cet exemple libéral-social-vert pour sa taxe (pardon : son « instrument fiscal ») hors-ETS. Cela collerait assez bien à son projet politique qu’on peut résumer en une formule : beaucoup de néolibéralisme, un peu de charité, un peu d’écologie, beaucoup de poudre aux yeux. Le système imaginé par le gouvernement bruxellois pour moduler le prix du carbone en fonction de la cylindrée des véhicules, notamment, est une tentative d’emballage du même genre. Nous y reviendrons. Pour notre part, nous appelons à la résistance : non à la taxe CO2 ! Non au capitalisme vert ! Oui à une politique écosocialiste, vraiment sociale et vraiment écologique !
Daniel Tanuro